Intervention de Béligh Nabli

Réunion du 2 février 2016 à 13h30
Mission d'information sur les moyens de daech

Béligh Nabli, directeur de recherches à l'IRIS, Institut de relations internationales et stratégiques, responsable de l'Observatoire des mutations politiques dans le monde arabe :

Monsieur Myard, vous m'interrogez sur l'adhésion de ce que vous appelez la rue arabe. Pour ma part, en bon républicain que je suis, je préfère parler de citoyenneté, même à l'égard des peuples arabes. D'ailleurs, l'un des mérites des soulèvements de 2011 est d'avoir amené les gens à prendre conscience qu'ils étaient des citoyens et pas seulement des individus soumis à l'autorité de tel ou tel pouvoir. Nous avons affaire à des citoyens qui sont confrontés à une créature qui n'est pas seulement religieuse. Le phénomène islamiste existe, quelle que soit l'organisation qui en porte le discours ou les habits. Des foyers islamistes et djihadistes existent un peu partout dans le monde, et particulièrement sur les rives sud et est de la Méditerranée. Mais il y a une prise de conscience quasi générale du fait que le phénomène n'est pas seulement religieux. À travers cette dynamique djihadiste, islamique, se pose la question du rapport entre le pouvoir et ses sujets ou citoyens. Le pouvoir politique est-il capable de répondre aux besoins de ses citoyens ?

Vous avez parlé de l'échec du panarabisme. Ces États ont été incapables de répondre aux besoins de leurs citoyens, d'améliorer leurs conditions de vie et de leur permettre de s'épanouir. Finalement le désenchantement a gagné les populations et tout était ouvert, y compris l'adhésion à l'islamisme politique, voire au djihadisme. La déception et le vide politique renforcent le pouvoir d'attraction de ces mouvements, en amenant les gens à se poser la question : pourquoi ne pas essayer cela ? Je parle des citoyens du monde arabo-musulman, et non pas de ceux des sociétés européennes où la question de l'attractivité ne se pose pas exactement de la même manière.

Vous avez souligné, de manière très érudite, que l'horloge des salafistes est bloquée à une certaine époque. Pour autant, cette référence à l'âge d'or de l'empire arabo-islamique – qui correspond aux ères omeyyade et abbasside – n'est pas totalement infondée. Il ne s'agit pas d'une simple mythification, d'une construction historique et rhétorique. À cette époque, l'État était puissant et conquérant, ce qui contraste avec le déclin actuel de ces pays. On peut faire une analogie entre la montée de l'islamisme et la prise de conscience de ce déclin, notamment après l'échec du panarabisme.

L'incapacité des salafistes à dépasser ce temps n'est pas purement irrationnelle car associée à une prise de conscience de la réalité. Fantasmer sur un passé qui serait idéal permet aussi de ne pas s'investir dans la vie sociale au sens premier du terme. Les salafistes considèrent que ce monde n'est pas le leur. Ne s'y retrouvant pas, ils préfèrent en construire un autre, en se référant au Coran, à la sunna et à la charia. L'attractivité du salafisme s'explique aussi par un rejet de l'autre monde, même s'il prend les termes un peu plus agressifs de rejet des valeurs occidentales. En fait, les valeurs des États syrien, irakien et égyptien de l'époque panarabe étaient celles qui sont désormais qualifiées d'occidentales.

Voilà quelques raisons de la montée du repli salafiste. Le tableau dépeint est relativement sombre mais il existe des possibilités de changement. Par réflexe, on pense à des puissances tierces, à nos interventions militaires ou diplomatiques. Pour ma part, je pense que ce sont les populations concernées qui tiennent entre leurs mains le pouvoir de faire basculer Daech de la conquête au déclin. Les organisations djihadistes, Daech en particulier, ont montré qu'elles pouvaient satisfaire des besoins sociaux et combler le vide politique dans lequel se sont retrouvées les populations sunnites marginalisées en Irak après l'intervention américaine et dans la Syrie de Bachar al-Assad. Ces populations vont peut-être prendre conscience du fait que, loin d'améliorer leurs conditions de vie, Daech est finalement synonyme de bombardements, d'absence de perspectives, d'impasse. Une telle prise de conscience pourrait nourrir une contestation intérieure, puis une mise à distance de cette organisation qui, dans un tout premier temps, avait été plutôt bien accueillie par des tribus en quête de protection et d'avenir, y compris à travers la constitution d'un État propre. Un changement profond pourrait donc naître de la déception suscitée par Daech. Les frappes quotidiennes peuvent contribuer à alimenter cette réflexion puisqu'en bombardant on affaiblit, et en affaiblissant on remet en cause l'adhésion.

J'en viens à votre question, monsieur Asensi. D'un côté, un type de construction a ressurgi avec force : cet État fantasmé et transnational, ce califat réunissant la communauté des croyants. D'un autre côté, la réalité stato-nationale reste prégnante, j'en veux pour preuve le fait que les soulèvements, qui ont traversé le monde arabe en 2011, se sont inscrits d'abord et avant tout dans des cadres nationaux avec des caractéristiques propres. Ces soulèvements ne se sont pas déroulés de la même manière en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, etc. La première raison de ces destins différenciés est précisément que les sociétés et les cadres étaient différenciés. Autrement dit, il y avait des cadres nationaux divers, traversés par des réalités infranationales différentes – structures tribales, communautaires, confessionnelles, etc. – qui participent à la spécificité de ces États-nations.

Paradoxalement, derrière le mouvement global et transnational des printemps arabes, il y avait une différentiation qui s'explique par l'existence de sociétés qui se pensent d'abord comme des entités nationales. D'ailleurs, je me permets de relativiser le caractère transnational de l'islamisme. Lorsqu'ils prennent le pouvoir, les islamistes se mettent à réfléchir en termes de nation et se transforment assez rapidement en nationalistes. C'est pour cela que d'aucuns considèrent que, d'une certaine manière, l'islamisme est une résurgence du panarabisme. Les islamistes sont en quelque sorte des partisans du panarabisme ayant changé de logiciel ; ils sont habités par la même volonté de construire quelque chose de supranational au sens étatique du terme. Les baasistes devenus djihadistes au sein de Daech en sont un exemple spectaculaire mais loin d'être exceptionnel. C'est un phénomène transversal que l'on retrouve un peu dans d'autres séquences historiques ou mouvements politiques.

Enfin, est-il possible d'imaginer Daech débarrassé de ses habits religieux et normalisé au point de devenir un État comme un autre ? En fait, il perdrait son pouvoir d'attraction, sa spécificité : la religion est son étendard, sa vocation, son fondement. Si vous lui retirez ce substrat, il ne lui reste pas grand-chose si ce n'est sa capacité à exercer des fonctions régaliennes pour répondre aux besoins de tout citoyen, notamment en matière de sécurité et de services sociaux. Pour le coup, ce n'est pas gagné : Daech a montré sa capacité à s'autofinancer mais, à terme, son budget n'est pas acquis.

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