Intervention de Pierre-Jean Luizard

Réunion du 26 janvier 2016 à 16h15
Mission d'information sur les moyens de daech

Pierre-Jean Luizard, directeur de recherche au CNRS, responsable du programme « Islam, politiques, sociétés » au sein du groupe « Sociétés, religions et laïcités » :

Les accords Sykes-Picot n'ont pas été appliqués ! Les dirigeants de Daech n'obtiendraient pas le certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (CAPES) ! Ils n'ont pas aboli la frontière Sykes-Picot ; ces accords avaient divisé le Moyen-Orient entre les zones d'influence française et britannique, mais ils ne séparaient pas Alep et Mossoul, par exemple, qui étaient placées sous la tutelle française. Le tracé effectif des frontières est issu des conférences – celles de San Remo et de Lausanne, notamment – ayant suivi la Première guerre mondiale.

Monsieur Germain, le mouvement autour du ramassage des ordures au Liban l'été dernier a trouvé une réplique ces derniers mois en Irak ; la société civile y a exigé que l'État assume cette responsabilité. Dans les deux pays, les manifestants liaient l'absence d'eau et d'électricité au confessionnalisme. De même, il n'existe pas de mariage civil au Liban et une telle création s'avère impossible. Ce ne sont pas les hommes qui comptent, mais le système : les États irakien et syrien ne peuvent accueillir des revendications aussi basiques que l'eau et l'électricité car ils ne sont qu'une « solidarité – asabiyya – qui a réussi » selon le mot très juste de Michel Serin.

Ces États sont condamnés, si bien qu'il serait préférable d'anticiper leur disparition. Daech souhaite les remplacer par un État islamique ; peut-on imaginer que l'on signe un jour un traité de paix avec cette organisation ? J'en doute, car la puissance de sa propagande repose sur la création d'un tel État. Il conviendrait de proposer aux populations vivant dans des zones contrôlées par Daech une issue politique aujourd'hui absente. Il n'est pas possible que leur perspective d'avenir se résume à retrouver l'État irakien qu'ils ont connu ou le régime de Bachar el-Assad.

Il ne faut pas déléguer l'intervention militaire au sol à des acteurs impliqués dans le conflit, et il convient de consulter les populations pour ne pas répéter l'erreur des lendemains de la Première guerre mondiale où on n'a tenu aucun compte de leur volonté. Les Kurdes ne souhaitaient pas vivre dans un État arabe irakien et les nationalistes arabes à Damas désiraient qu'une grande Syrie se constitue avec le Liban, la Jordanie et la Palestine. La communauté internationale doit s'engager à respecter les voeux des populations, même si ceux-ci remettaient en cause les frontières et les États actuels. C'est de cette façon qu'elle attaquera efficacement Daech qui se nourrit du délitement des États et de l'impossibilité de les réformer.

M. al-Abadi a paradoxalement fait de Baha al-Araji le bouc-émissaire de la lutte contre la corruption alors qu'il appartenait au mouvement sadriste qui se trouvait le plus en pointe dans la lutte contre la corruption des mouvements chiites en Irak. Certes, il était le moins honnête de ses camarades et il a perdu son poste de député, mais la majorité, élue sous M. al-Maliki, a bien fait comprendre à M. al-Abadi qu'il ne pourrait pas aller plus loin. Celui-ci ne peut pas transformer ce système, fondé sur la corruption, le népotisme et le confessionnalisme. Il souhaite sincèrement combattre la corruption, mais il ne peut pas accomplir cette tâche à l'intérieur de ce système. Ainsi, dans l'armée, tout ce que l'on donne aux uns est pris aux autres. Les salaires des parlementaires ont été réduits, mais les avantages en nature compensent cette diminution. Lors du petit « été irakien », les gens montraient des photos de députés barrées du mot « voleur », car les gens vivaient sans électricité par une température de plus de 50 degrés, alors que les députés recevaient des primes et étaient protégés par des milices rémunérées par l'État.

On ne peut pas réformer ces systèmes, et M. al-Abadi ne peut pas intégrer les sunnites, même s'il en a envie. Les faire entrer dans un dispositif de quotas à la libanaise consisterait à rétablir les « conseils de réveil » des années 2000, ce dont plus personne ne veut – à part peut-être quelques tribus. Toute velléité de construire une garde nationale sunnite est vouée à l'échec, car elle condamnerait les sunnites à vivre dans un réduit, sans ressources et sans pouvoir politique, ce qu'ils n'accepteront jamais. Quelques tribus, la al-Bounemer à Falloujah, la Chaitat à Deir ez-Zor ou d'autres dans la région dans la région de Tikrit, ont toujours été hostiles à l'EI, mais la plupart d'entre elles, mis à part quelques défections, continuent de trouver un intérêt à soutenir Daech, car celui-ci a jusqu'à présent respecté leur accord ; en outre, les alternatives à la domination de Daech apparaissent rédhibitoires à leurs yeux.

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