Intervention de Pierre-Franck Chevet

Réunion du 1er mars 2016 à 16h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire :

Vous nous avez saisis d'un rapport de l'Öko-Institut – organisme que nous connaissons bien puisqu'il avait déjà rendu un rapport sur Fessenheim, il y a trois ou quatre ans. Ce nouveau rapport actualise sa vision. Nous l'analysons et nous lui ferons une réponse, que nous rendrons publique et que nous présenterons à la commission locale d'information de Fessenheim, comme la fois précédente. Pour Fessenheim comme pour d'autres réacteurs, depuis l'origine, on met à jour les niveaux sismiques à chaque réévaluation de sûreté. Dans le cadre des réévaluations actuelles, nous revenons à nouveau sur cette question pour l'ensemble des centrales. Un groupe permanent d'experts a récemment travaillé sur le sujet, abordant notamment Fessenheim ; nous attendons leur avis formel. Ce groupe a une composition pluraliste, ouverte à l'ensemble des parties prenantes.

Par rapport aux déchets qui seront stockés dans CIGEO, les TFA se trouvent à l'autre extrémité du spectre. Actuellement, ils sont gérés dans le CIRES, où les enjeux de sûreté sont bien moindres, et les mesures, adaptées en proportion. Leur quantité à terme est très importante : plus de deux millions de mètres cubes. Ces quantités viendront notamment des démantèlements en masse des réacteurs actuels. Le CIRES a une capacité prévue jusqu'à environ 2025 ; en optimisant l'installation, on peut aller jusqu'à un peu moins d'un million de mètres cubes, mais on n'ira pas au-delà. Quand bien même on mettra en oeuvre le principe de seuil de libération, conformément au souhait de beaucoup de producteurs de déchets, cela ne résoudra pas tout. Il faudra construire au moins un deuxième centre de stockage, avec des mesures de sûreté équivalentes ; il faut d'ores et déjà s'y préparer.

Comme précisé dans son avis, l'ASN considère que les seuils de libération ne sont ni réellement utiles ni vraiment nécessaires. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, les portiques des décharges sonnaient régulièrement, détectant la radioactivité, sans que l'on puisse savoir d'où provenait le déchet. Ces incidents déclenchaient la polémique et nous avions du mal à prouver que des déchets davantage radioactifs n'étaient pas en circulation. D'où la doctrine française qui privilégie une approche par zones : dans certaines zones – telles qu'un bâtiment réacteur de centrale –, les objets peuvent devenir radioactifs ; dans d'autres – telles que la cantine du réacteur –, ce n'est pas le cas. C'est ainsi que nous définissons les déchets comme potentiellement radioactifs ou non. Depuis que nous avons adopté cette approche, il y a plus de vingt ans, nous n'avons plus d'incidents comparables.

Les seuils de libération posent plusieurs problèmes, attestés à l'étranger, y compris en Allemagne. Tout d'abord, si vous voulez libérer des déchets, il faut faire énormément de mesures car les matériaux peuvent ensuite se retrouver n'importe où, y compris dans des biens de consommation. Plus les déchets sont en vrac – imaginez un tas de gravats –, plus l'entreprise est délicate. En Allemagne, le coût estimé des mesures associées est de l'ordre de 1 000 euros le mètre cube, à comparer aux quelque 500 euros – soit deux fois moins – pour le CIRES. Deuxièmement, il y a un moyen de passer sous un seuil de libération, quel que soit le niveau fixé : la dilution, qui consiste à mélanger la matière radioactive avec de la manière non radioactive. Cette pratique est interdite par tous les principes environnementaux, mais aucun système de contrôle ne peut aujourd'hui garantir que les déchets ne sont pas traités de cette façon. Ces risques nous font penser qu'il ne s'agit pas d'une bonne voie, même si nous restons ouverts au débat. Nous avons constitué un groupe de travail pluraliste sur la valorisation des déchets TFA, qui a publié un rapport de très bonne tenue, consultable sur notre site internet. Sans prôner l'instauration de seuils de libération, ce rapport fixe les cadres et les conditions pour garder une forme de traçabilité des déchets.

Par ailleurs, le système actuel présente une série d'inconvénients. Le démantèlement des centrales, notamment des réacteurs, générera de grands volumes – 2 millions de mètres cubes – de matières radioactives dans toute la France ; est-il raisonnable, du point de vue environnemental, de leur faire traverser la moitié du pays pour rejoindre un centre national de gestion des déchets ? Nous sommes donc relativement ouverts à des solutions de stockage régionales ou locales, pourvu qu'elles respectent les mêmes conditions de sûreté. Mais cette option renvoie également aux enjeux d'aménagement du territoire et d'acceptabilité ; ce n'est donc pas à l'ASN seule de formuler un avis. Ce type de questions mériterait un débat public national auquel chacun pourrait contribuer. Il nous reste encore un peu de temps, mais il faut s'y préparer.

Je suis très satisfait des dispositions de la loi sur la transition énergétique pour la croissance verte qui concernent la sûreté nucléaire. Par rapport à la première grande loi de 2006, on a franchi une étape supplémentaire, et beaucoup de mesures vont dans le bon sens. Nos moyens de sanction ont été renforcés, en particulier en matière de sanctions intermédiaires, très utiles en cas de difficultés économiques généralisées où l'on peut avoir tendance à reporter des investissements de sûreté. Pour les cas qui, sans être trop graves, nécessitent une action ferme, la loi introduit ainsi la capacité d'imposer des astreintes journalières, une amende forfaitaire devant être payée tous les jours tant que la situation n'est pas rétablie. Ces recettes vont au budget de l'État, et non de l'ASN. La transparence est également confortée avec le renforcement des pouvoirs des commissions locales d'information. Vu les enjeux de sûreté, la participation du public apparaît extrêmement importante. En obligeant de mener une enquête publique sur la prolongation de la durée de vie des centrales, la loi semble aller dans le bon sens. Mon seul regret est qu'elle n'ait pas traité la question des moyens de l'ASN.

Pour ce qui est de la campagne de distribution d'iode, il était urgent d'agir car les comprimés arrivaient à péremption. Faute de temps, on a organisé une redistribution en tenant compte des plans d'urgence actuels, dans la limite de dix kilomètres, même si nous souhaitons par ailleurs mener une réflexion sur l'élargissement de ce périmètre. Alors que l'appel à se rendre en pharmacie a été lancé il y a un mois, on en est aujourd'hui à 30 % de personnes qui ont récupéré les comprimés. Lors de la campagne précédente, on avait fini à 50 %. Les enquêtes qu'on avait menées pour comprendre la faiblesse de ce taux en dépit des campagnes d'information ont montré que ceux qui ont choisi de ne pas retirer les comprimés suivaient l'une des deux logiques suivantes : « Cela ne sert à rien, si un accident survient, on sera mort » ou bien « Cela fait trente ans qu'il ne s'est rien passé, donc il n'y a pas de raison qu'il se passe quelque chose » – deux versions du fatalisme… Cela montre l'importance d'expliquer à la population ce qu'est et ce que n'est pas un accident nucléaire. Il faut mener une campagne autour de la culture du risque.

Cette distribution se fait actuellement dans une zone de dix kilomètres, mais l'autorité européenne a pris position, il y a un an et demi, en faveur d'un élargissement de ces périmètres d'urgence, notamment parce que quels que soient les efforts entrepris, on ne peut jamais entièrement exclure un accident tel que Fukushima. La mise à l'abri des populations et la prise de comprimés d'iode doivent se faire dans un rayon de cent kilomètres, et l'évacuation, dans un rayon de vingt kilomètres. Cela veut dire que ces mesures peuvent concerner plusieurs pays européens simultanément. Or les seuils de crise ne sont pas les mêmes selon les États, ce qui poserait problème en cas d'accident. Nous avons donc fait l'effort, il y a un an et demi, d'adopter une position commune, convenant de la nécessité de se coordonner. Cependant, ce type de décisions se prend en accord avec les ministères de l'intérieur de tous les pays. Même avec le périmètre actuel, organiser l'évacuation représente un défi : il faut avoir tout planifié, jusqu'à la compagnie de transport concernée. Mais les accidents peuvent aussi prendre des formes plus improbables ; on en arrive donc à l'idée d'une défense en profondeur progressive, de plans gigognes. Plus on va vers des choses improbables – par définition peu prédictibles –, plus il faut prévoir des moyens de réponse flexibles et adaptables. On considère désormais qu'il faut prévoir non un périmètre de danger unique – en effet, quand on distribue des comprimés dans un rayon de dix kilomètres, les gens qui habitent à onze kilomètres se posent des questions… –, mais des lignes de défense successives. C'est un concept nouveau et le traduire en actes exige un temps de discussion avec tous les ministères de l'intérieur européens.

Pourquoi ne pas créer une autorité de sûreté nucléaire européenne ? À titre personnel, j'y suis favorable, mais l'entreprise nécessite un effort politique de tous les pays. Je pense que nous en sommes loin, mais il ne tient qu'à vous de le faire. En revanche, la situation intermédiaire où, alors qu'il existe des gendarmes nationaux, l'on commence à créer une forme de gendarme européen, n'est pas concevable. En effet, il est dangereux de confier le contrôle de la sûreté à deux autorités distinctes, comme j'ai eu l'occasion de le souligner dans le débat à propos de la nouvelle directive européenne sur la sûreté, où commençaient à poindre des fonctions de sur-contrôleur. Il faut impérativement savoir qui prend la responsabilité des décisions ; aussi l'autorité doit-elle être unique.

L'ASN exerce son contrôle sur le transport de matières radioactives et procède comme pour ses autres investigations. Nous avons effectué 115 inspections l'année dernière ; la moitié d'entre elles ont lieu au moment de l'expédition, mais nous en faisons également chez les fabricants de containers et, de manière inopinée, pendant le transport.

L'anomalie affectant la cuve de l'EPR s'avère sérieuse et Areva a commencé un programme d'essais complexe. L'ensemble des résultats devraient être disponibles à l'été prochain. Le problème, c'est que cette anomalie n'a été mise en évidence que parce que nous avons demandé des contrôles supplémentaires. Le fait que ce soit le contrôle externe qui mette le doigt sur un dysfonctionnement signifie que le contrôle interne n'a pas totalement fait son travail ; et s'il ne l'a pas fait sur la cuve, il ne l'a peut-être pas fait non plus sur d'autres équipements. C'est pourquoi j'ai demandé à Areva de revérifier toutes les productions du site du Creusot sur l'ensemble de la période de reprise des fabrications liées à l'EPR, critique industriellement. L'audit est mené conjointement par Areva et EDF, et nous avons déjà réalisé une inspection assez lourde dont nous rendrons les conclusions publiques en janvier. Cette mission, menée sur trois ou quatre jours par une dizaine de personnes, consistait à vérifier que le travail d'audit était bien mené. En effet, dans ce genre de circonstances, le contrôle externe est indispensable.

S'agissant de Fessenheim, l'ASN n'a pas formellement reçu le dossier de demande de démantèlement de la part d'EDF. D'expérience, et même si la loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte a apporté quelques changements, le temps de préparation d'un dossier de démantèlement par l'exploitant est de l'ordre de trois ans. L'ASN a ensuite également besoin de deux ou de trois années pour instruire le dossier et autoriser le démarrage du démantèlement, qui se poursuivra ensuite pendant plusieurs dizaines d'années. En revanche, un réacteur peut être arrêté à tout moment. Il faut donc distinguer le moment où un réacteur s'arrête, quelle qu'en soit la raison, et le moment où commencent les opérations de démontage. Il n'y a pas nécessairement de lien entre l'arrêt d'un réacteur pour des raisons de politique énergétique et les procédures de sûreté liées au démantèlement.

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