Intervention de Anne Perrot

Réunion du 8 mars 2016 à 17h00
Commission des affaires économiques

Anne Perrot, économiste :

Mesdames, messieurs les députés, je suis universitaire, professeure de sciences économiques et spécialisée dans les problèmes de concurrence. Après avoir été vice-présidente, pendant huit ans, de l'Autorité de la concurrence, j'ai rejoint en 2012 un cabinet de conseil en économie qui traite des problèmes de concurrence. Je suis par ailleurs membre du Conseil d'analyse économique, ce qui m'a donné l'occasion de réaliser, avec M. Nicolas Colin, une note sur l'économie numérique.

On peut aborder l'économie numérique de différentes manières, notamment par l'économie du travail. Comme l'a dit à l'instant Mme Christine Balagué, la forme de protection sociale que l'on a envie d'offrir aux acteurs du numérique est la question centrale.

L'économie numérique n'est pas un secteur à réguler, mais il provoque des changements technologiques très importants. Je pense, par exemple, à la télédéclaration des revenus qui ne peut pas se faire sans repenser l'organisation d'un certain nombre d'administrations. De même, le secteur de la santé, y compris dans sa dimension publique, sera affecté par l'économie numérique. Le terme d'ubérisation vise à décrire l'utilisation de l'ensemble des technologies numériques, en particulier dans leur dimension de mobilité. Tous les usages mobiles de l'internet ont permis l'explosion de l'ensemble de ces plateformes, qu'il s'agisse d'Uber, d'Airbnb, etc.

Ce qui est commun à l'ensemble de ces technologies, à ces plateformes, c'est ce que l'on appelle dans le jargon des économistes les effets de réseaux. C'est ce qui permet à des plateformes d'être attractives pour des utilisateurs situés de plusieurs côtés du marché. Par exemple, lorsque vous êtes sur la plateforme Uber et que vous cherchez une voiture, ce qui vous intéresse c'est le très grand nombre de chauffeurs qui sont raccordés à cette plateforme, ce qui vous permettra de trouver une voiture très rapidement. S'il n'y avait que trois chauffeurs, ce ne serait pas très intéressant. Ce mouvement est assez symétrique puisque, de leur côté, ce qui attire les chauffeurs vers la plateforme Uber et qui jusqu'à présent ne leur a pas tellement donné envie d'aller créer une plateforme concurrente – cela arrivera probablement un jour – c'est le fait que nous, consommateurs, sommes attirés vers Uber à cause du jeu de ces effets boule de neige. C'est ce que l'on appelle des effets de réseaux indirects.

Évidemment, les plateformes numériques sont à la base de certains des problèmes de concurrence soulevés par l'ubérisation ou la numérisation d'un certain nombre d'activités. Dès lors que le moteur du fonctionnement de ces plateformes est le grand nombre, l'efficacité des services qu'elles proposent est liée en majeure partie à la grande taille des opérations. Ces plateformes reposent donc sur la qualité de ce que l'on appelle les mécanismes d'appariement. Quand vous allez dans une agence immobilière, vous cherchez un certain type d'appartement avec des caractéristiques précises, et ce qui vous intéresse c'est que vous allez pouvoir y trouver de nombreuses offres qui correspondent à votre demande. Cette grande taille des opérations facilite le matching, c'est-à-dire l'appariement entre une offre et une demande. Comme ces plateformes sont nécessairement de grande taille, elles posent des problèmes de concurrence. Finalement, ce que l'on voudrait, c'est le beurre et l'argent du beurre : on aimerait que les plateformes soient efficaces, qu'elles réunissent tous les attributs qui permettent un bon matching entre les deux faces du marché, mais aussi qu'elles puissent être concurrencées par d'autres plateformes.

Mais il y a une espèce de contradiction dans les termes qui pose des problèmes de régulation concurrentielle, ce qui ne veut pas dire de régulation sectorielle. J'ai été invitée récemment à un colloque d'hôteliers qui m'ont demandé ce que je pensais d'une mesure qui viserait à demander à chaque loueur d'appartement de payer une somme de 5 000 euros pour pouvoir avoir le droit de le louer. Ce n'est pas du tout à ce type de régulation sectorielle que je pense.

La Commission européenne a aujourd'hui les plus grandes difficultés à savoir ce que l'on doit imposer à Google d'un point de vue concurrentiel. On ne peut pas imaginer le développement d'une économie numérique qui reposerait sur ces plateformes de grande taille sans repenser les outils à mettre entre les mains des autorités de concurrence. Par exemple, à l'heure actuelle une autorité de concurrence est tout à fait incapable de dire s'il y a ou non distorsion dans l'ordre où on voit apparaître, à l'issue d'une requête, des réponses sur un moteur de recherche, qu'il s'agisse de Google ou de moteurs de recherche plus spécifiques que l'on appelle les moteurs de recherche verticaux. Par exemple, on ne sait pas dire aujourd'hui si Booking.com déforme les résultats des requêtes, s'il répond au fait que tel ou tel hôtelier a payé plus cher pour être mieux référencé. Ce n'est pas vraiment de la régulation sectorielle, mais plutôt de la régulation concurrentielle et une question de transparence des informations qui sont mises à la disposition des utilisateurs.

Il faut retenir que, reposant sur le développement d'opérations à grande échelle, l'économie numérique a une tendance à la concentration et à la grande taille, ce qui pose des problèmes tout à fait nouveaux. Toutes les plateformes se développent de manière virale, ce qui veut dire que la rapidité avec laquelle les utilisateurs, d'un côté, et les opérateurs, de l'autre, se rattachent à ces plateformes pose des problèmes spécifiques.

Dans la note que j'ai rédigée avec M. Nicolas Colin, nous avons mis en avant les handicaps de la France en matière d'économie numérique. Si notre pays n'est pas très en retard par rapport à ses voisins européens et mondiaux en ce qui concerne la demande puisque les Français sont pour la plupart des internautes, il n'en est pas de même du côté des entreprises puisque moins des deux tiers ont un site internet. De ce point de vue, nous nous situons entre la Grèce et la Pologne ! Tous les pays scandinaves, en particulier la Finlande, mais aussi l'Allemagne et la Grande-Bretagne font bien mieux que nous. Quant à l'État, il a engagé de nombreuses initiatives intéressantes. Mais la pénétration du numérique, tant dans les entreprises qu'au sein de l'État, se heurte très probablement à des intérêts difficiles à bouger. Je pense au secteur de la santé. Il n'est pas certain que les acteurs de la santé soient prêts à participer à l'élaboration de mécanismes plus efficaces, par exemple dans la télémédecine.

On a relevé que l'économie française avait plusieurs handicaps en matière de numérique. Premièrement, la main-d'oeuvre est insuffisamment qualifiée. En la matière, on accuse un réel déficit par rapport à la Finlande ou à l'Allemagne. 2,8 % de l'emploi en France procède des technologies de l'information et de la communication, contre 3,5 % en Allemagne et 6,1 % en Finlande. Deuxièmement, la pression concurrentielle, qui est moindre, est liée à des réglementations sectorielles extrêmement protectrices. Je pense à Uber, mais on pourrait démultiplier les exemples à l'infini. Troisièmement, la structure de financement est peu adaptée au développement des activités numériques.

Bien entendu, l'arrivée des technologies numériques affecte considérablement le fonctionnement du marché du travail. Ces technologies commencent à faire disparaître assez sérieusement les professions intermédiaires pour lesquelles notre modèle social est en grande partie construit. Toutes ces professions intermédiaires sont concernées par la robotisation dans les services. L'arrivée massive des technologies numériques reconfigure le marché du travail autour de deux pôles : d'un côté des métiers très peu qualifiés – tout ce qui nécessite de la présence, comme la garde d'enfants ou de personnes âgées, la livraison de courses faites sur internet –, de l'autre des métiers beaucoup plus créatifs et qualifiés, ceux qui sont impliqués par les startups du numérique.

À côté des problèmes de protection sociale qui ont déjà été évoqués tout à l'heure, se posent des problèmes temporaires et d'autres plus définitifs, plus permanents puisque le numérique incite les consommateurs à profiter de services à la demande. Finalement, quand on va sur Airbnb, on se moque totalement de savoir s'il y a de la permanence dans l'offre. On est très content d'avoir trouvé un appartement dans une capitale européenne, parce que c'est moins cher que l'hôtel et que l'on aura à sa disposition le soir un salon pour discuter avec des amis. On est satisfait de cette prestation un peu au coup par coup qui n'entraîne aucune permanence puisqu'elle ne fait pas appel, en principe, à des professionnels.

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