Intervention de Nicolas Colin

Réunion du 8 mars 2016 à 17h00
Commission des affaires économiques

Nicolas Colin, fondateur de l'entreprise TheFamily et auteur de L'âge de la multitude :

Mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir invité.

J'ai travaillé plusieurs années à l'Inspection générale des finances où j'ai établi des rapports sur l'économie numérique. En 2013, j'ai coécrit, avec le conseiller d'État Pierre Collin, un rapport consacré à la fiscalité de l'économie numérique. De 2010 à 2012, j'ai été directeur d'une entreprise numérique, et depuis 2013 je suis associé fondateur d'une société d'investissement, TheFamily.

Je suis par ailleurs coauteur, avec Mme Anne Perrot, d'une note du Conseil d'analyse économique. J'ai rédigé des rapports administratifs et j'ai coécrit, avec M. Henri Verdier, l'ouvrage L'âge de la multitude. Plus récemment, j'ai rédigé un rapport pour le think tank Terra Nova sur l'économie numérique et son impact sur les institutions économiques et sociales.

On peut diviser l'histoire de l'économie numérique en quatre parties. La première partie commence en 1971, année où est mis au point le premier microprocesseur, ce composant électronique qui est le coeur des ordinateurs personnels. Grâce au microprocesseur, la filière de l'informatique personnelle va se développer pendant vingt ans, ce qui permet à chacun d'avoir un ordinateur sur sa table et un smartphone dans sa poche. Malgré tout, l'informatique personnelle est demeurée balbutiante durant cette période parce que les ordinateurs étaient très peu connectés les uns aux autres. On ne peut pas faire grand-chose avec un ordinateur qui n'est connecté à rien. On peut juste faire de la bureautique et jouer à des jeux vidéo.

Le premier secteur à avoir connecté les ordinateurs entre eux est la finance, dans les années quatre-vingts. Ce n'est pas du tout un hasard si la finance est le premier secteur à s'être globalisé de façon aussi impressionnante en prenant beaucoup d'avance sur les autres secteurs.

La deuxième période de l'histoire de l'économie numérique commence en 1995, avec l'introduction en bourse de l'entreprise Netscape, qui va déclencher une bulle spéculative. Cette bulle spéculative signale l'arrivée à maturité de technologies qui peuvent commencer à être appliquées à très grande échelle pour le grand public. Tout cela naît, bien évidemment, dans le contexte de la mise en place d'internet. Internet, c'est la connexion universelle des ordinateurs les uns aux autres qui offre une telle promesse et une telle opportunité économique que les investisseurs, sans trop savoir ce qu'il en adviendra, veulent tous en être. Quand on investit dans une entreprise qui exploite une nouvelle technologie, on ne sait pas du tout ce que cela va donner. Le seul point de repère, c'est ce que font les autres investisseurs. C'est pour cela que toute nouvelle technologie qui parvient à maturité déclenche systématiquement un phénomène de bulle spéculative. Il y a les bonnes et les mauvaises bulles. La bulle des années quatre-vingt-dix était une bonne bulle parce que, si beaucoup de gens ont perdu de l'argent – mais on ne va pas les plaindre, puisqu'ils en ont regagné depuis –, elle a eu des effets extrêmement positifs puisqu'elle a permis de financer à fonds perdus des actifs extraordinaires qui ne l'auraient jamais été si les investisseurs étaient restés rationnels. Parmi ces actifs qui ont pu être financés par la bulle, citons l'infrastructure d'internet qui a été déployée et surtout les grandes entreprises comme Google et Amazon, qui sont restées en place après l'éclatement de la bulle et ont continué à grandir et à produire leurs effets sur l'économie en la transformant.

La troisième période va de 2000 à 2009. En France, c'est une période de grands malentendus. Quand la bulle a éclaté, beaucoup de gens se sont dit que cette économie leur avait promis monts et merveilles mais qu'ils s'étaient fait avoir. Ils pensaient que l'on reviendrait à la façon traditionnelle de faire des affaires et de créer de la valeur. Beaucoup de gens ont considéré que ce n'était qu'une parenthèse dans l'histoire industrielle et qu'on allait revenir à ce que l'on connaissait déjà, et ils ont refermé le couvercle. Les élites du secteur public et du secteur privé en France se sont désintéressées massivement de cette économie numérique qui s'est mise à stagner et qui n'a continué à se développer que dans une seule région du monde, la Silicon valley.

La Silicon valley nous a fait entrer à toute vitesse dans la quatrième période de l'histoire de l'économie numérique, celle dans laquelle nous sommes. C'est une période de déploiement, c'est-à-dire qu'une nouvelle manière de produire et de consommer a été révélée, rendue possible par les technologies, expérimentée à grande échelle par des entreprises qui ont pris des positions dans des premières filières, dans la publicité, les contenus et les médias. Cette nouvelle manière de produire et de consommer a fini par être mieux comprise. Lorsqu'est survenue la crise économique de 2008, qui a mis toute notre économie à terre, il s'en est suivi une accélération de la conversion de toutes les filières de notre économie à cette nouvelle manière de produire et de consommer qui est le propre de l'économie numérique. Le déploiement, c'est la conversion de tous les secteurs de l'économie, les uns après les autres, de la façon fordiste de produire, c'est-à-dire la production en masse de produits standardisés pour écouler sur des marchés de consommation de masse vers la façon numérique de produire et de consommer avec des applications qui permettent d'avoir accès à des ressources extraordinaires et personnalisées pour les besoins particuliers de chacun.

La rupture est fondamentale. C'est la même rupture que lorsque l'économie fordiste a fait son apparition au début du XXe siècle. Nous avons tous vu Les temps modernes, de Charlie Chaplin, film qui dénonçait cette nouvelle condition ouvrière se développant dans des usines considérées comme aliénantes. Aujourd'hui, beaucoup de Français rêvent d'être ouvrier qualifié dans une usine d'assemblage parce que ce métier n'est plus exercé comme il l'était à l'aube du fordisme, mais il est sécurisé, qualifié, rendu plus productif et bien mieux rémunéré grâce à toutes les institutions mises en place pour rendre l'économie fordiste plus soutenable et permettre de redistribuer de la valeur à tout le monde, aux entreprises, aux ménages, aux plus riches et aux plus pauvres. Cela a donné naissance aux classes moyennes.

Si l'on a ce recul historique, on prend conscience de la rupture qui a lieu aujourd'hui devant nos yeux. Toutes les institutions qui permettent à notre économie de fonctionner ont été mises en place dans l'économie fordiste. La politique de la concurrence a moins d'un siècle et toutes les institutions fiscales ont été instituées au XXe siècle. L'impôt sur le revenu a été instauré en 1914, la protection sociale en 1945, la TVA dans les années cinquante et la CSG dans les années quatre-vingt-dix. Toutes ces mesures ont été mises en place pour épouser les besoins d'une économie fordiste. Si notre économie n'est plus fordiste et qu'elle devient numérique, les institutions seront inadaptées et seront davantage des freins que des manières de sécuriser les entreprises et les ménages. On prend du retard parce que l'on est freiné par ces institutions qui ont été instaurées pour une autre économie qui est en train de disparaître pour être remplacée par l'économie numérique. Voilà le problème de la France aujourd'hui dans l'économie numérique globale.

Notre pays s'est laissé abuser par l'idée selon laquelle l'économie numérique, c'était fini quand la bulle a éclaté. Du coup, il n'a rien fait pendant dix ans, il n'a pas fait grandir des grandes entreprises, tandis que les Américains profitaient de la bulle pour créer Google et Amazon. Personne n'est capable de citer une entreprise française née dans la bulle et qui serait devenue aujourd'hui une grande entreprise. Nous continuons à prendre du retard ; pire nous l'aggravons puisque nous préférons défendre d'anciennes institutions qui ont été créées pour le fordisme plutôt que de chercher à imaginer les nouvelles institutions qui rendraient l'économie numérique plus soutenable et permettraient de redistribuer la valeur qu'elle crée massivement au profit de tous, ménages et entreprises, et de tous les territoires.

Ce retard, cette résistance, cette volonté farouche de défendre les anciennes institutions même si elles sont à bout de souffle et qu'elles ne fonctionnent plus, d'où la crise que l'on connaît depuis les années soixante-dix, ont de bonnes et de mauvaises raisons. La première mauvaise raison, c'est le clientélisme. Nos décideurs, du secteur privé comme du secteur public, et en particulier les parlementaires, sont très familiers des entreprises traditionnelles. Ils les fréquentent bien, ils les connaissent bien, ils les comprennent bien. Par contre, ils sont bien moins familiers de ces entreprises nouvelles, de ces startups que l'on ne comprend pas trop. On préfère défendre ce que l'on connaît même si cela crée des difficultés – c'est ce que les Américains appellent better the devil you know than the devil you don't – plutôt que d'essayer de comprendre les nouveaux problèmes issus des nouvelles entreprises.

La deuxième mauvaise raison, c'est que la France n'a pas fait grandir, jusqu'à BlaBlaCar, de grandes entreprises numériques. Pour nous, l'économie numérique est 100 % américaine. Or comme notre pays a plutôt un fond d'anti-américanisme, il a vite fait de dire que l'économie numérique renvoie aux États-Unis. Dans la bonne vieille tradition gauloise, résister au numérique signifie donc résister aux États-Unis.

Mais il est vrai qu'en l'absence d'institutions adaptées, l'économie numérique échoue à créer de la valeur inclusive, redistribuée au profit de tous. Certes, elle crée de la valeur, mais celle-ci est concentrée au profit de quelques-uns et géographiquement, en l'occurrence dans la Silicon valley.

Nous sommes à un moment qui ressemble beaucoup à ce qu'a écrit Karl Polanyi dans La grande transformation. Il explique que les institutions économiques du XIXe siècle sont devenues inadaptées quand l'économie fordiste a commencé à se développer, ce qui a entraîné la première, puis la seconde guerre mondiale et l'holocauste.

Si l'on extrapole le propos de Karl Polanyi aujourd'hui, on reconnaît une crise latente depuis les années soixante-dix, des conflits terribles, et une crise en 2008 qui ressemble beaucoup à la grande dépression de 1929 qui a mis toute l'économie à terre et a précipité les tensions extrêmes. Aujourd'hui on voit monter dans tous les pays du monde les partis extrémistes, ce qui ressemble beaucoup à la montée du fascisme dans les années trente. C'est une réaction de la société face à une économie qui devient trop dure, insupportable pour les individus parce que les institutions n'existent pas encore pour les protéger et redistribuer la valeur.

Le chantier prioritaire aujourd'hui n'est pas de résister à l'économie numérique en essayant de défendre des institutions qui ne sont plus adaptées, mais d'imaginer à toute vitesse les nouvelles institutions qui permettraient à cette économie de se développer de façon plus harmonieuse et de profiter à tous plutôt qu'à quelques-uns.

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