Intervention de Anne Perrot

Réunion du 8 mars 2016 à 17h00
Commission des affaires économiques

Anne Perrot, économiste :

Plusieurs questions ont porté sur le marché du travail, ce qui semble légitime, car c'est bien dans ce domaine que les effets du numérique se font ressentir en priorité. Il est intéressant de se pencher sur la carte faisant apparaître le lieu de résidence des chauffeurs d'Uber en Île-de-France, en la comparant à celle du chômage. Cette analyse cartographique effectuée à un niveau très précis, celui de l'IRIS – un découpage infracommunal de l'INSEE – permet de constater que les deux cartes se superposent presque parfaitement, et que la quasi-totalité des chauffeurs Uber habitent en Seine-Saint-Denis, dans les communes et même dans les quartiers les plus affectés par le chômage. On déplore souvent, à juste titre, que les nouveaux métiers que font apparaître les diverses formes d'ubérisation aboutissent à la création d'emplois précaires, mais l'expérience que je viens de décrire montre que ces nouveaux emplois, notamment ceux de chauffeurs de VTC, ne sont pas créés en lieu et place de contrats à durée indéterminée (CDI) qualifiés et bien payés : c'est au chômage qu'ils constituent une alternative !

À mon sens, la même analyse pourrait être appliquée à beaucoup d'autres sources de revenus associées à l'activité de plateforme et donnerait des résultats similaires. Il ne faut pas pour autant s'arrêter à ce constat, car les effets de l'ubérisation ne sont pas tous positifs. Pour ce qui est du marché de l'immobilier, des études sont actuellement menées afin de déterminer l'impact sur les loyers de l'arrivée massive d'Airbnb : il en ressort très clairement que les loyers augmentent du fait de l'emprise croissante de la plateforme sur certaines zones, un effet qui se propage d'ailleurs de quartier en quartier, car les personnes ne trouvant plus à se loger à l'endroit où ils habitaient précédemment sont repoussées un peu plus loin – ce phénomène est particulièrement marqué dans les zones touristiques.

Pour contrer la destruction d'emplois liée au numérique, il ne faut surtout pas essayer de repousser les métiers qui y sont liés. Au cours des décennies passées, on a souvent cherché, lorsque des emplois étaient menacés par la délocalisation, à les maintenir à toute force : c'était une erreur qu'il faut éviter de commettre à nouveau. Ce ne sont pas les emplois – de toute façon destinés à disparaître – qu'il faut chercher à sécuriser, mais les personnes. Cette réflexion nous amène naturellement à évoquer le conflit opposant les taxis aux VTC, un problème qui se pose depuis des années et n'est toujours pas réglé en France – alors qu'en Italie, par exemple, le Gouvernement de M. Romano Prodi s'en est emparé.

La première réponse – un peu brutale – à ce problème consiste à dire que le montant de la licence de taxi, certes élevé, a été compensé au cours de la durée d'activité des taxis par des prix de monopole : le fait que le secteur soit très régulé et que peu de licences soient délivrées a permis aux taxis d'échapper à toute forme de concurrence, que ce soit entre compagnies ou entre chauffeurs au sein d'une compagnie. En d'autres termes, si Uber s'est implanté sur le marché, c'est parce que les taxis ont mené une politique malthusienne durant des décennies – là encore, la cartographie nous est d'un enseignement précieux, en ce qu'elle nous montre que c'est dans les zones où les taxis ont été le plus régulés qu'Uber marche le mieux aujourd'hui.

La deuxième réponse est basée sur le constat que les taxis se sont livrés à un calcul économique rationnel en comptant sur la revente de leur licence sur le marché secondaire pour payer leur retraite, et se trouvent brutalement privés, en raison d'un changement des conditions réglementaires, d'une ressource sur laquelle ils comptaient – le prix des licences s'effondrant un peu plus chaque jour. Dans cette optique, il ne reste plus qu'à puiser dans la poche du contribuable afin de dédommager les chauffeurs de taxi de la perte qu'ils subissent. Si cette solution semble de nature à régler politiquement, de manière rapide et efficace, le conflit entre les taxis et les VTC, elle n'est pas sans inconvénient : dans le contexte actuel, la poche du contribuable est de moins en moins profonde. Elle permettrait cependant le développement d'Uber et de ses concurrents – que j'espère voir arriver, car je crois aux vertus de la concurrence.

Pour ce qui est du marché du travail, l'une des recommandations faites par le Conseil d'analyse économique – partiellement reprise par le projet de loi pour une République numérique – consiste à faire en sorte que les notations sur les chauffeurs d'Uber, sur les logements Airbnb et, plus généralement, sur les hôtels et restaurants, puissent être certifiées afin de servir de référence à des personnes ne disposant pas de qualifications classiques. Ainsi un chauffeur d'Uber, qui n'a pas passé les examens pour devenir chauffeur de taxi et est donc certainement beaucoup moins qualifié – on n'a jamais exigé de lui, par exemple, qu'il apprenne par coeur le plan des rues de la commune dans laquelle il transporte des personnes – pourra-t-il se prévaloir d'une bonne notation attribuée par les utilisateurs sur des critères tels que la ponctualité, l'amabilité ou la capacité à conduire les clients à destination sans se tromper. Un tel système peut aider à faire tomber les barrières sur le marché du travail, notamment dans l'hypothèse où une personne voudrait cesser d'être chauffeur pour Uber pour tenter sa chance ailleurs, car les qualités mises en valeur par la notation sont valorisées dans le monde professionnel, mais peuvent également se révéler utiles quand il s'agit d'aller trouver son banquier pour obtenir un crédit. Le nouveau marché du travail qu'ouvrent les professions du numérique pourrait donc également permettre des voies d'accès à l'emploi différentes de celles des anciennes professions, plutôt valorisées par un système de qualification et d'examens professionnels.

De plus en plus de formations sont proposées dans le domaine des data sciences. Ainsi, à l'École nationale de la statistique et de l'administration économique (ENSAE), où j'enseigne, il existe une voie aboutissant à la délivrance d'un certificat de data scientist, reposant sur des compétences statistiques et économétriques et attirant un très grand nombre d'étudiants. À cet égard, il est frappant de constater que la voie de formation dans le domaine des finances de l'ENSAE, dans laquelle tout le monde s'engouffrait il y a quelques années, est aujourd'hui complètement délaissée au profit de la voie des data sciences, empruntée par ceux qui se destinent au big data. Cela dit, la France accuse encore un déficit très important en matière de formations destinées aux spécialistes du code.

Enfin, une question importante va se poser au sujet des données de santé, consistant à savoir ce que nous devons autoriser les assurances à en faire. Les assurances sont en effet assises sur un véritable trésor de données personnelles de nature à permettre, à partir de l'analyse des parcours de santé des individus, d'obtenir une masse considérable de renseignements qui pourraient être très valorisés par la collectivité, notamment en matière prédictive. Parallèlement, plus ces données personnelles se multiplient, plus les assurances qui les possèdent peuvent en tenir compte pour modeler leurs contrats, le cas échéant en discriminant les individus, donc les clients, avec une extrême finesse. Même si certaines pratiques sont aujourd'hui interdites, la tentation est grande pour les assurances, ce qui rend urgente la nécessité de réfléchir à cette question.

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