Intervention de Nicolas Colin

Réunion du 8 mars 2016 à 17h00
Commission des affaires économiques

Nicolas Colin, fondateur de l'entreprise TheFamily et auteur de L'âge de la multitude :

Plusieurs d'entre vous se sont interrogés sur ce qu'allait être l'incidence sur l'emploi de la disparition d'un certain nombre de métiers, et l'incertitude dans laquelle on se trouve aujourd'hui sur la capacité de l'économie numérique à créer suffisamment d'emplois pour compenser ceux qu'elle détruit. Pour répondre à cette question, nous devons d'abord essayer de définir ce que seront les emplois de l'économie numérique, et quels sont les obstacles qui, aujourd'hui déjà, freinent leur création.

L'idée reçue selon laquelle les emplois de l'économie numérique seraient beaucoup plus qualifiés que ceux de l'ancienne économie a prévalu durant toutes les années 1990 et une partie des années 2000, justifiant le discours sur la formation tout au long de la vie et l'idée selon laquelle il fallait retourner à l'école pour augmenter encore la qualification que l'on possédait déjà. En vertu de ce discours, plusieurs générations d'étudiants se sont lancées dans des études toujours plus longues, ce qui a souvent suscité de cruelles désillusions au moment de découvrir que ces études et les très hautes qualifications obtenues ne permettaient pas d'obtenir un emploi sur le marché du travail. En réalité, l'économie numérique provoque plutôt une déqualification de la main-d'oeuvre : grâce aux technologies numériques et aux outils qu'elles permettent de mettre au point, on peut aujourd'hui rendre le même niveau de qualité de service, voire un niveau supérieur, en étant beaucoup moins qualifié : la technologie vient en effet se substituer à la qualification.

De ce point de vue, les chauffeurs d'Uber évoqués par Mme Anne Perrot constituent un très bon exemple. Ils peuvent en effet conduire leurs clients à bon port sans connaître par coeur toutes les rues de la ville et ils sont en mesure de s'assurer un revenu stable sans savoir devant quel grand hôtel ou quel aéroport et à quelle heure ils doivent se tenir pour trouver des courses intéressantes : tous ces renseignements leur sont fournis par la technologie, ce qui permet à un grand nombre de personnes de s'improviser chauffeurs – et de fournir un niveau de service suffisant – sans connaître le plan de la ville et sans connaître les astuces, tirées de l'expérience, auxquelles ont recours les chauffeurs de taxi.

Les emplois de demain sont tout à fait cohérents avec une vision polarisée du marché du travail : il y aura, d'une part, des emplois très qualifiés et très créatifs dans la finance, dans le design, dans le développement de logiciels ou l'ingénierie et, d'autre part, les emplois destinés aux personnes qui compensent leur faible niveau de qualification par l'utilisation d'outils numériques, grâce auxquels ils sont en mesure de rendre des services d'une qualité exceptionnelle à très grande échelle – ce qui leur permet de prétendre à un niveau de revenus supérieur à celui obtenu aujourd'hui par les personnes peu qualifiées : ils seront payés comme des classes moyennes, c'est-à-dire en tenant compte du niveau de qualité et de productivité du service rendu. Les classes moyennes ne naissent pas par miracle : elles émergent parce que l'on met en place les institutions destinées à accompagner la main-d'oeuvre peu qualifiée vers une plus grande productivité et une meilleure qualité, grâce à la technologie.

Quels sont les obstacles freinant la création d'emplois dans l'économie numérique ? Le premier est constitué par les réglementations sectorielles : aujourd'hui, pour exercer une profession, vous êtes obligé d'avoir une qualification ou d'immobiliser un actif tel qu'une licence de taxi. La technologie vous permettrait de rendre le même niveau de service sans disposer de la qualification, mais la loi l'interdit, ce qui fait que les emplois correspondants ne sont pas créés. Aujourd'hui, Uber tient le discours selon lequel une importante demande n'est pas satisfaite, et affirme que des emplois de chauffeurs pourraient être créés massivement si l'on n'obligeait pas les chauffeurs de VTC à être aussi qualifiés que les chauffeurs de taxi – ce qui n'est pas justifié, car le recours aux outils technologiques fait que cette qualification n'est plus nécessaire.

Le deuxième obstacle, celui du marché immobilier, n'a rien de nouveau : cela fait longtemps que les Français ont du mal à se loger. L'économie numérique, qui va redéployer la main-d'oeuvre non qualifiée des usines de l'ancienne économie fordiste vers les services à la personne, va aussi concentrer les gens dans les villes – car travailler dans le secteur des services à la personne nécessite d'être à proximité des personnes dont on veut s'occuper : il faut donc habiter en ville, là où sont les clients, à savoir les personnes âgées dépendantes, les enfants à garder ou les personnes souhaitant se faire livrer leurs courses à domicile. Or, les grandes villes sont extrêmement difficiles d'accès en termes de logement : selon les économistes, cela empêche la création d'un grand nombre d'emplois non qualifiés. Une demande importante restant non satisfaite, on a également recours à une main-d'oeuvre employée au noir et souvent mal payée, ou à des robots – ce qui ne suffit pas à satisfaire la demande.

Face à cette situation, il est nécessaire de revoir les réglementations sectorielles et de régler le problème du marché immobilier, ce qui n'est pas une mince affaire. L'année dernière, nous avons organisé, dans le cadre de TheFamily, un cycle de conférences intitulé : « Les barbares attaquent les politiques publiques ». Ceux que nous appelons les barbares, ce sont les entrepreneurs de l'économie numérique, qui font irruption dans une économie en ne se comportant pas du tout comme les autres, ce qui fait qu'on ne les comprend pas : cette terminologie fait référence à ceux que l'on appelait barbares dans l'Antiquité, à savoir les gens qui ne parlaient pas la même langue que les sujets de l'empire romain. Ce cycle de conférences visait à faire comprendre aux décideurs que les politiques publiques à bout de souffle ne font que dégrader la qualité du service tout en augmentant le niveau des prélèvements, ce qui provoque un mécontentement de nos concitoyens, qui se ressent dans leur comportement électoral. Pour renverser cette dynamique délétère, il faudrait selon nous rendre les services publics plus performants et moins chers, en recourant aux technologies numériques et aux nouveaux modèles d'affaires de l'économie numérique. Dans ce domaine, des entrepreneurs montrent la voie à suivre, en apportant la preuve qu'il est possible de servir plus de monde à un niveau de qualité supérieur, de façon soutenable et à très grande échelle : il s'agit notamment d'Uber et d'Airbnb, sur ces tout petits segments que sont le transport de personnes en voiture et l'hébergement.

Pour ce qui est du marché du logement et de ce qu'il pourrait être demain, j'ai deux anecdotes relatives à Airbnb qui pourraient vous éclairer. Je me suis laissé dire qu'à Dijon, certains étudiants se logeaient à l'année via Airbnb, cette formule convenant parfaitement à leurs besoins : d'une part, cela les dispense de présenter un énorme dossier comprenant la caution d'un tiers pour accéder à une location, d'autre part, ils peuvent quitter leur logement du jour au lendemain s'ils le souhaitent. Le propriétaire y trouve également son compte, puisque les occupants entrent dans les lieux en ayant payé d'avance, et peuvent être mis à la porte sans formalités quand ils cessent de payer.

La deuxième anecdote m'a été rapportée par une personne qui a utilisé la plateforme Lyft – un concurrent d'Uber aux États-Unis. Lors d'un trajet effectué dans la Silicon Valley, son chauffeur lui a expliqué qu'il habitait plusieurs centaines de kilomètres plus au sud, et qu'il ne venait dans la Silicon Valley que trois ou quatre jours par semaine, durant lesquels il effectuait des courses pour faire le plein d'argent, avant d'aller retrouver sa famille ; durant le temps passé dans la Silicon Valley, il se logeait sur Airbnb, ce qui constitue un exemple intéressant de deux économies collaboratives s'appuyant l'une sur l'autre. Cela montre ce que pourrait être notre vie professionnelle demain, dans un marché immobilier tendu : nous pourrions, tels des marins qui partent en mer, passer quelques jours par semaine dans la ville où nous travaillons avant de retrouver notre domicile.

M. Yves Daniel nous a demandé si, au-delà de la création de valeur, l'économie numérique améliorait le bien-être des gens. Il ne faut pas perdre de vue que la plupart des entrepreneurs de l'économie numérique sont habitués à résoudre des problèmes pour améliorer la vie quotidienne des utilisateurs : c'est parce que leur chemin de développement le leur impose qu'ils sont amenés à proposer des services de meilleure qualité pour beaucoup moins cher. Cela implique une amélioration notable en termes de bien-être, et on ne peut comprendre le succès d'Amazon ou d'Uber si on ne réalise pas que ces offres consistent à offrir au plus grand nombre ce qui était auparavant réservé à quelques-uns. Uber n'est rien d'autre qu'un service de chauffeurs de maître facturé beaucoup moins cher que les traditionnelles voitures de grande remise – seuls les privilégiés, habitués de longue date à être transportés par des chauffeurs dans de belles voitures noires ne voient pas ce qu'apporte Uber.

L'autre élément de bien-être est à rechercher du point de vue des pouvoirs publics. Si l'on déteste les nouveaux problèmes, on s'est peut-être un peu trop habitué à ceux qui sont là depuis si longtemps qu'on ne les voit plus. Par rapport aux taxis, les VTC présentent l'avantage de faire l'économie des transactions en liquide – qui permettent aux professionnels concernés de ne pas déclarer la majorité des revenus aux administrations sociales et fiscales. De ce point de vue, le numérique apporte une réponse instantanée aux phénomènes de fraude que l'on pensait ne jamais pouvoir résoudre, en imposant le paiement systématique par carte bancaire. Il est dommage que les pouvoirs publics ne voient que les problèmes nouveaux, alors que, globalement, le niveau de bien-être collectif se trouve amélioré du fait de la résolution des anciens problèmes.

La question compliquée du financement et des business angels donne actuellement lieu à une réflexion au sein du Conseil d'analyse économique. L'économie numérique a donné naissance à des entreprises se développant de façon exponentielle, ce qui nécessite des investissements fréquents, au moyen de « tickets » dont le montant augmente en permanence. Au début on investit un peu pour voir, si cela semble marcher on investit un peu plus, et ainsi de suite, avec des investisseurs de nature différente à chaque phase : d'abord des particuliers, puis des petits fonds, des grands fonds, enfin des investisseurs institutionnels. Le principal problème pour les particuliers, c'est qu'ils ne touchent rien durant des années, tant que la startup n'a pas trouvé d'acquéreur, donc n'a pas été introduite en bourse – la plupart ne touchent jamais d'argent, même si la startup continue à fonctionner. On essaie souvent de rassurer ces personnes en leur disant qu'un bon investissement nécessite de rester très longtemps au capital d'une entreprise, mais je pense que c'est l'inverse qui est vrai : le bon investissement en amorçage est celui qui permet de sortir très vite du capital, afin de récupérer sa mise et de la réinvestir ailleurs.

Quand parviendrons-nous à l'âge d'or de l'économie numérique, c'est-à-dire au moment où nous aurons terminé le travail d'imagination et de mise en place des institutions permettant de la faire fonctionner ? Quand on porte un regard sur le passé, il est inquiétant de constater que cette période n'a été atteinte qu'à l'issue de conflits d'une violence inouïe, impliquant la destruction des anciennes institutions. Toute la question est de savoir si nous allons pouvoir éviter d'en passer par cette phase, c'est-à-dire arriver directement aux Trente Glorieuses sans passer par la Seconde Guerre mondiale. C'est à mon sens possible, si des pouvoirs publics éclairés parviennent à mettre à profit la puissance exponentielle de développement des entreprises numériques, qui ont une capacité d'imposer leur modèle que ne possédaient pas les entreprises fordistes.

Mus par un idéalisme naïf auquel les Français, plus cyniques, ont du mal à croire, les Américains ont la volonté sincère, pour ne pas dire l'obsession, de résoudre les problèmes qu'ils créent. De ce point de vue, il faut espérer que le dialogue puisse se nouer entre les grandes entreprises américaines et les pouvoirs publics français ; il est permis de penser que cela finira par se faire quand on voit que l'administration Obama a commencé à établir un dialogue extrêmement fructueux avec les entreprises de la Silicon Valley, susceptible d'aboutir à une adaptation des politiques publiques à la nouvelle économie. En attendant que les entreprises numériques françaises se soient suffisamment développées, il convient que nos pouvoirs publics engagent le dialogue avec les entreprises américaines.

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