Intervention de Philippe Portier

Réunion du 8 mars 2016 à 17h00
Commission des affaires économiques

Philippe Portier, avocat associé chez Jeantet :

Je commencerai par évoquer une question que je connais bien, à la fois en tant qu'avocat et à titre personnel, celle de la rupture engendrée par le numérique. La première anecdote que je peux citer à ce propos concerne mon père qui, lorsqu'il s'est installé comme médecin dans les années 1970, a racheté à son prédécesseur une patientèle perçue comme un investissement, un élément de patrimoine professionnel qu'il pensait pouvoir revendre au moment de partir en retraite. Or, les patients se sont mis à revendiquer une liberté de choix somme toute légitime, mais ayant pour effet d'affaiblir le rapport de loyauté qui existait entre les médecins et leurs patients, donc de diminuer la valeur de la patientèle jusqu'à ce qu'elle ne vaille plus rien : à l'instar de l'ensemble des confrères de sa génération, mon père n'a donc rien pu en tirer lors de son départ en retraite.

La seconde anecdote a trait à mon activité d'avocat, dans le cadre de laquelle j'ai participé, au cours des années 2000, à la formation de nombreux conseillers juridiques. Ils pensaient tous qu'au moment de prendre leur retraite, le syndicat d'avocats d'affaires dont ils faisaient partie leur trouverait un repreneur, ce qui leur permettait de mettre fin à leur activité en récupérant le fruit de leur investissement initial, puisqu'ils avaient eux-mêmes acheté leur clientèle au début de leur activité. Or, le monde a changé et les clients des avocats, agissant comme le font les autres consommateurs, ne voient désormais plus aucune raison de rester fidèles à un cabinet, ce qui a réduit à néant la valeur des fonds de clientèle. Je ne dis pas cela pour me plaindre, mais pour souligner que le choix des consommateurs n'est pas conditionné par l'offre, mais par la demande : c'est une réalité à laquelle de nombreuses professions, en France et dans le monde, ont dû se confronter. Pour chacune d'elles, cela donne lieu à une douloureuse période de rupture, lors de laquelle les personnes qui avaient fait un investissement en début d'activité apprennent qu'il n'en reste rien : cela a été le cas pour les médecins jusqu'à une période récente, et ce sera sans doute aussi le cas pour les taxis demain.

Pour ce qui est du débat taxi-VTC, je crois pouvoir dire sans cynisme que, sur le plan juridique, il a été tranché avec le vote de la loi sur les VTC, qui leur confère des droits et des obligations différents de ceux des taxis. Certes, le contexte social est difficile, mais les taxis me paraissent livrer aujourd'hui une bataille d'arrière-garde : ils font simplement face à une mutation à laquelle la société devait se préparer, et qui ne fait qu'annoncer la prochaine, celle de la voiture autonome, qui pourrait bien avoir des conséquences autrement plus brutales à une échéance plus ou moins proche – il reste à savoir si la France sera pionnière ou retardataire dans l'acceptation sociale, légale et sécuritaire de la voiture autonome –, car elle rendra négligeable la problématique du chauffeur, quel qu'il soit.

L'un des principaux facteurs d'évolution des modes de consommation en France réside, indépendamment d'une pression supposément exercée par de grandes entreprises américaines sur les professionnels, dans un facteur d'ordre sociologique, à savoir le désintérêt de nos concitoyens pour la propriété, et la volonté croissante de partage dont ils font preuve, que ce soit pour des raisons idéologiques ou économiques. En matière de transport automobile, cela se traduit par le développement du covoiturage, mais aussi de l'autopartage, consistant à acheter un véhicule à plusieurs personnes. La propriété de certains biens de consommation – le logement et le véhicule, notamment –, qui pouvaient autrefois être vus comme des trophées constituant une preuve de réussite sociale, n'a plus aujourd'hui la même importance qu'autrefois.

La société ne cesse d'évoluer et, encore une fois à titre personnel, je vous citerai l'exemple de mes deux fils aînés, âgés de vingt-quatre et vingt-six ans, qui ont refusé d'entrer dans la logique du salariat – avec le lien de subordination et de hiérarchie qu'il implique – et préféré créer leurs propres entreprises, d'abord sous la forme de l'auto-entrepreneur. Une telle démarche n'est pas simple, mais répond à une aspiration partagée aujourd'hui par de nombreux citoyens-consommateurs.

Je ne sais pas si l'économie numérique va se traduire par une destruction massive d'emplois mais, en tant qu'avocat, j'appelle sur cette question à la nuance et à la catégorisation des rubriques : il est certain que tous les secteurs de l'économie numérique ne vont pas entraîner des disparitions d'emplois. Ainsi, à l'instar du concept O'tera, lancé par les actionnaires de Décathlon, consistant à mettre en rapport direct les producteurs de biens alimentaires et les consommateurs, La Ruche qui dit Oui propose le même service, à la différence près qu'elle repose sur une plateforme numérique. Un tel système peut effectivement faire disparaître des emplois, si l'on considère qu'il aura un impact sur la grande distribution. De ce point de vue, il faut se demander si nous souhaitons privilégier la qualité et la traçabilité des produits, donner un nouveau débouché à une filière agricole aujourd'hui bien malmenée. Lors d'une table ronde sur le thème de l'ubérisation de la filière agroalimentaire, à laquelle j'ai participé lors du salon de l'agriculture, les intervenants sont tombés d'accord sur le fait que la loi finale serait la volonté du consommateur.

En tout état de cause, la destruction d'emplois qui surviendra éventuellement dans certains secteurs sera accompagnée par une création d'emplois dans d'autres. On peut toujours essayer de se demander quels seront les secteurs concernés, mais il paraît d'ores et déjà plus intéressant de s'efforcer d'accompagner le mouvement le plus rapidement possible, plutôt que de le subir demain.

En matière de fiscalité, je suis peut-être allé un peu vite quand j'ai évoqué l'inconstitutionnalité d'une retenue à la source des revenus de l'économie de partage. Je rappelle tout de même que la commission des finances du Sénat avait proposé une solution pragmatique et intelligente, mais juridiquement non recevable, consistant à établir un seuil d'imposition de l'ordre de 5 000 euros pour l'économie collaborative. Cela ne pouvait pas fonctionner dans la mesure où cela instaurait un avantage au profit de certaines personnes, en contradiction avec le principe d'égalité devant l'impôt : il n'y a pas de raison de donner aux personnes mettant leur appartement à disposition sur Airbnb un avantage fiscal dont ne bénéficie pas le loueur habituel. On peut rechercher une solution passant par la perception de taxes d'habitation, de séjour ou d'hébergement, mais encore faudrait-il que ces taxes s'appliquent à toute la filière, et pas seulement à certains acteurs.

En ce qui concerne Airbnb, je précise bien que je n'ai pas d'intérêts dans cette société, et suis simplement curieux des phénomènes auxquels donne lieu son fonctionnement. Une énorme masse d'arguments pour et contre Airbnb a été avancée, opposant l'aspiration du consommateur à pouvoir choisir de nouvelles méthodes d'hébergement dans un marché du tourisme mondial connaissant une croissance de l'ordre de 3 % par an. À l'Institut Montaigne, nous avions rédigé un rapport sur le tourisme en France, mettant en évidence la pénurie d'offre d'hôtelière en adéquation avec l'aspiration touristique – due notamment à l'idée erronée selon laquelle un voyageur low cost était un touriste low cost, sur laquelle les hôteliers sont en train de revenir. De ce point de vue, Airbnb s'est positionnée sur un créneau laissé vacant, et sans doute en est-il de même pour l'ensemble du phénomène de l'ubérisation. Les professionnels qui font les frais de cette évolution – les hôteliers et les chauffeurs de taxi sont loin d'être les seuls : les avocats et les experts-comptables sont, eux aussi, susceptibles de devoir faire face à la concurrence d'offres numériques de type Small Business Act – doivent se remettre en question.

Trois arguments principaux sont avancés au sujet d'Airbnb. Premièrement, au sujet de la concurrence qu'on lui reproche de faire à l'hôtellerie classique, je ne pense pas que l'hôtellerie de qualité, celle qui offre du service plus qu'un simple lit, puisse être vraiment impactée par Airbnb, surtout dans le contexte de croissance de la demande touristique en France. Je rappelle que notre pays, leader mondial en nombre de touristes, est placé loin derrière nombre de ses concurrents, notamment l'Espagne, en termes de recettes par individu : notre tourisme n'est pas rentable, ce qui est lié à la faible qualité de notre offre réceptive. L'argument de la concurrence faite à l'hôtellerie me paraît donc constituer une posture largement soutenue par une dynamique corporatiste sur laquelle il convient de s'interroger.

Le deuxième argument est celui de l'impact éventuel d'Airbnb sur la politique du logement. Sur ce point, vous avez voté une loi interdisant de proposer sur la plateforme numérique autre chose que sa résidence principale, c'est-à-dire le logement occupé au moins huit mois par an – cela vaut pour les grandes villes, à moins d'obtenir une déclassification municipale, ce qui est impossible à Paris : dans ces conditions, j'ai un peu de mal à comprendre en quoi Airbnb peut avoir un impact sur le logement.

Le troisième argument est celui de l'abus et de la fraude. Comme je l'ai dit tout à l'heure, il faut bien distinguer les pratiques occasionnelles de celles effectuées de façon régulière, et se demander quel serait le sens d'une mesure consistant à soumettre les acteurs occasionnels aux mêmes réglementations sectorielles que les professionnels, si ce n'est celui d'une simple barrière à l'exercice d'une activité. Si BlaBlaCar a échappé à l'application de la réglementation sectorielle alors que la question de la protection des personnes pouvait se poser, c'est juste parce qu'il ne s'est trouvé personne pour affirmer la nécessité de cette application. Les « BlaBlaCar du colis » qui commencent à fonctionner ne sont pas légalisés, et risquent de ne pas l'être en raison de la réaction corporatiste des transporteurs qui, depuis des années, érigent d'énormes barrières sectorielles afin de favoriser l'émergence de gros acteurs plutôt que d'une kyrielle de tout petits.

La différence entre les acteurs occasionnels et les professionnels soulève également la question de l'indépendance du travailleur, à laquelle se rattache celle de la précarité du travailleur indépendant. En tant qu'avocat, je parle en connaissance de cause, puisque nous n'avons pas d'employeur et ne travaillons donc qu'en fonction des clients faisant appel à nos services : nous n'avons donc aucune sécurité de l'emploi. Deux tendances s'affrontent actuellement. La première, incarnée par le projet de loi « El Khomri », repose sur l'idée consistant à verrouiller le statut de l'auto-entrepreneur – c'est-à-dire qu'il ne pourra être requalifié en contrat de travail – à plusieurs conditions, notamment celle de la participation de la plateforme concernée à certaines responsabilités, formations et obligations en matière de protection sociale. Cette idée est intéressante, mais aboutit à créer un animal hybride entre le salarié et le travailleur indépendant. Surtout, elle pose problème en ce qui concerne la notion de plateforme, car il n'est pas impossible qu'une personne travaille pour plusieurs plateformes au cours d'une même journée : dans ces conditions, comment répartir les responsabilités entre les différentes plateformes ? De même, sur le plan fiscal, à qui incombera le soin de retenir éventuellement un impôt à la source ? Comme on le voit, ce qui paraît très simple sur le papier peut se révéler très compliqué à mettre en oeuvre.

La question du faux indépendant constitue un sujet à part entière : à partir de quand une personne cesse-t-elle d'être réellement un indépendant ? La question a été soulevée en Californie pour Uber, ce qui a permis de faire émerger le critère de dépendance économique : un travailleur indépendant peut être dépendant économiquement. En France, une procédure a été engagée à l'encontre de LeCab, qui avait inséré dans ses conditions générales d'utilisation (CGU) une clause d'exclusivité aux termes de laquelle le travailleur indépendant s'interdisait de travailler pour un concurrent. En France, le rapport Mettling de septembre 2015 se référait, lui aussi, à ce critère de dépendance économique, tandis que le rapport Terrasse de février 2016 renvoyait plutôt à des préconisations d'ordre méthodologique.

Loin d'être monolithique, la problématique du travailleur indépendant est complexe, et se pose surtout dans le domaine du transport de personnes. Dans de nombreux autres domaines, on peut penser que des professionnels qui étaient déjà des indépendants vont simplement démultiplier leur accès à la clientèle – au risque de se faire noter. En tout état de cause, la problématique de l'économie de plateforme ne doit pas se voir réduite à une problématique sociale centrée sur le risque de précarisation – un risque qui, selon moi, ne concerne vraiment que les chauffeurs de VTC, venus se positionner sur un créneau très sensible socialement.

Chaque secteur économique a ses propres codes et difficultés. Pour ce qui est des avocats, je ne pense pas que l'ubérisation puisse avoir pour conséquence que des avocats se fassent concurrencer par des personnes qui ne sont pas des avocats. En revanche, il est certain que des avocats vont recourir au numérique dans une logique concurrentielle avec des acteurs plus traditionnels, dans le respect des codes. Si une telle pratique soulève des problèmes, ceux-ci ne sont a priori pas d'ordre fiscal ou réglementaire. Dans chaque secteur, une dynamique globale est engendrée par un besoin ou une aspiration sociétale – souvent de nature économique dans la période difficile que nous traversons –, qui rencontre le mouvement général d'affaiblissement des codes traditionnels, notamment la disparition progressive du sacro-saint contrat de travail qui, devenant extrêmement difficile à obtenir, incite à travailler autrement.

Parallèlement, il existe des problématiques fondamentalement sectorielles, avec des termes de débat largement impactés par le fait qu'il existe ou non une concurrence, et une structuration plus ou moins forte des secteurs concernés. Quand Airbnb est arrivé en France, cela s'est fait sur un terrain quasiment vierge de réglementation : depuis, celle-ci ne fait que se renforcer. Il est permis de se demander si la même mobilisation se serait produite si Airbnb avait été une société française, et si la situation actuelle est de nature à motiver un acteur français équivalent à Airbnb – qui n'existe pas pour le moment – à venir faire concurrence à la société américaine. La réponse à cette dernière question est évidemment non. Veillons donc à ne pas nous laisser éblouir par des argumentaires qui, pour légitimes qu'ils soient, ne doivent pas déborder sur d'autres secteurs et trahissent des origines largement corporatistes qu'il faut savoir reconnaître.

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