Intervention de Sergio Coronado

Séance en hémicycle du 16 mars 2016 à 15h00
Déclaration du gouvernement et débat sur le rapport au parlement relatif aux conditions d'emploi des forces armées sur le territoire national pour protéger la population

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaSergio Coronado :

Madame la présidente, monsieur le ministre, madame la présidente de la commission, chers collègues, le débat que nous entamons sur les conditions d’emploi des forces armées sur le territoire national est une nécessité, même si le document qui nous sert de base de discussion, et qui annonce des évolutions dans la doctrine militaire, n’est pas soumis au vote. C’est un débat nécessaire, en raison de la situation et des dangers que doit affronter notre pays. Nécessaire, aussi, car il est sain, dans toute démocratie, que les autorités civiles, et le Parlement en particulier, débattent de la chose militaire. Nécessaire, enfin, dans le cas où la doctrine tendrait à évoluer – car je crois que nous vivons un moment où un certain nombre de repères tendent à se déplacer, non sans provoquer quelques inquiétudes.

Le dispositif Sentinelle, mis en oeuvre à partir de mars 2015, constitue un déploiement militaire sans précédent sur le territoire national depuis la guerre d’Algérie. Vous l’avez indiqué, monsieur le ministre : ce sont 70 000 militaires, en appui des forces de sécurité intérieure, notamment de la gendarmerie, qui ont été engagés dans l’opération Sentinelle en 2015, et certaines unités ont cumulé jusqu’à six déploiements dans l’année. Aujourd’hui, il y a plus de militaires engagés sur le territoire national qu’en OPEX.

Depuis les attentats de janvier 2015, 7 000 à 10 000 soldats français ont été mobilisés autour des 830 points sensibles du territoire dans le cadre de cette opération, notamment devant des écoles, des lieux de culte, des sites touristiques, des représentations diplomatiques et consulaires et des organes de presse. Or cette mobilisation, décidée au lendemain des attentats par le Président de la République, chef des armées, est encore appelée à être prolongée dans la durée, puisque, selon vos propres termes, monsieur le ministre, le dispositif sera maintenu « tant que nécessaire ». L’état de nécessité est-il sans limites dans le temps ? Comme bon nombre de mes collègues – l’un d’eux l’a exprimé clairement tout à l’heure à cette tribune – je crois qu’à l’instar de l’état d’urgence, ce déploiement ne peut être que provisoire et exceptionnel.

En décidant de maintenir l’opération Sentinelle, nous avons changé de paradigme, puisque nous sommes passés d’un renfort militaire ponctuel à une stratégie de déploiement dans la durée sur le territoire national. Des questions, dès lors, surgissent : ce déploiement militaire a-t-il vocation à perdurer au-delà de l’état d’urgence et à accompagner, par exemple, la tenue de l’Euro 2016 ? « Tant que nécessaire » – pour reprendre les termes que vous avez employés hier au Sénat et aujourd’hui encore à cette tribune – ne saurait être une réponse satisfaisante pour le Parlement.

Face à une menace multiforme et imprévisible, le dispositif Sentinelle rassure et protège une partie de la population. Il n’a pas eu, malheureusement, d’effet dissuasif sur les terroristes, pas plus que Vigipirate et ses mesures de vigilance spécifiques, en application depuis 1995. Nul ne conteste le fait qu’il faille protéger les nombreux lieux sensibles, mais on peut légitiment s’interroger sur la pertinence des modes opératoires choisis. Vous n’ignorez pas, monsieur le ministre, qu’une partie de l’armée se plaint d’être mal employée dans des gardes statiques de sites sensibles, très consommatrices de ressources et dont l’efficacité opérationnelle parfois interroge.

Alors que la lutte contre le terrorisme se mène sur notre sol, mais également au-delà de nos frontières, ces militaires ne seraient-ils pas plus utiles ailleurs, sur le terrain des opérations, par exemple ? Un renforcement des moyens de la police et de la gendarmerie permettrait de recentrer nos soldats sur leur coeur de métier, ce qui serait on ne peut plus utile.

Par ailleurs, le dispositif Sentinelle suscite des tensions et soulève également des questions quant à l’entraînement et à la gestion de nos forces. Les conditions d’hébergement et le volume horaire effectué semblent toucher au moral des troupes. Déployés en Île-de-France principalement, et notamment à Paris, les militaires semblent moins bien lotis qu’en opération extérieure, selon des témoignages de soldats publiés ici et là dans la presse. Avec des patrouilles qui peuvent durer dix-huit heures et un hébergement sommaire, comment ne pas s’interroger sur les capacités de réaction et de riposte des soldats en cas de menace ? D’autant plus que le niveau de mobilisation, passé à 64 jours – et vous affichez même un objectif de 90 jours – pèse sur le temps d’entraînement de nos soldats.

Si l’opération Sentinelle doit se prolonger, il faut au moins garantir un hébergement décent à nos soldats, et mieux aménager leur emploi du temps pour que les entraînements nécessaires puissent être effectués. La bonne qualité des infrastructures est souvent ressentie comme une marque de considération de l’État envers le soldat, comme envers sa mission.

Monsieur le ministre, lors de votre audition devant la commission de la défense, le 16 février 2016 – et vous l’avez répété aujourd’hui à cette tribune – vous avez indiqué que le cadre juridique n’avait pas besoin d’évoluer, que l’armée continuerait d’intervenir sur réquisition des autorités civiles, sous la responsabilité du ministre de l’intérieur, et ne se verrait pas confier des pouvoirs de police judiciaire. C’est heureux dans un État de droit, même en état d’urgence – je tenais à vous le dire.

Mais le rapport qui nous sert de base de discussion a été rédigé par votre ministère, et lui seul, sans la participation du ministère de l’intérieur – vous le revendiquez, d’ailleurs – alors que les militaires ont obtenu de pouvoir mener, sous l’autorité des préfets, des missions de manière autonome. À celles déjà confiées à l’armée sur le sol national, de sécurité aérienne et maritime, viennent s’en ajouter quatre autres : la protection terrestre, la cyberdéfense, une permanence sanitaire par la mobilisation du service de santé des armées et une fonction logistique.

Le maintien de l’ordre ne fait pas partie des missions de l’armée – vous le répétez sans cesse. Les armées ne doivent pas être engagées dans des opérations de maintien, ni de rétablissement de l’ordre public, telles que le contrôle de manifestations, de foules ou d’émeutes sur la voie publique, hors les états d’exception prévus par la Constitution ou la loi. Le rapport indique qu’en dehors de l’état de siège, la participation des armées à la préservation de l’ordre public s’opère dans le cadre de réquisitions, en application des dispositions du code de la défense.

Ces dispositions prévoient qu’aucune force armée, à l’exception de la gendarmerie, ne peut agir sur le territoire de la République pour les besoins de la défense et de la sécurité civile sans une réquisition légale, et que le ministre de l’intérieur peut recevoir du ministre de la défense, notamment pour le maintien de l’ordre public, l’appui éventuel de forces militaires. Or vous avez indiqué à plusieurs reprises, je le répète, que les armées ne seront pas engagées dans des opérations de maintien, ni de rétablissement de l’ordre public. Je voudrais donc savoir s’il s’agit là de la doctrine gouvernementale. La question se pose en effet de savoir si cette position est celle de l’ensemble du Gouvernement et si elle est partagée par le ministère de l’intérieur.

Permettez-moi d’aborder à présent un sujet qui suscite de fortes inquiétudes. Vous avez d’ores et déjà indiqué qu’il fallait modifier le code de la défense et l’homogénéiser avec les dispositions relatives à la légitime défense figurant dans le projet de loi sur la procédure pénale, renforçant la lutte contre le crime organisé. Une fois la loi adoptée, l’usage des armes, limité jusque-là à la légitime défense, serait ainsi étendu, comme pour les policiers et les gendarmes, à « l’état de nécessité », lors de la poursuite d’un individu ayant déjà commis un ou plusieurs homicides. Vous n’êtes pas sans savoir que ce point heurte un certain nombre de parlementaires et d’organisations de la société civile.

Autoriser les soldats à ouvrir le feu sur des cibles terroristes au milieu d’une foule n’est pas, à l’origine, leur métier, puisque les militaires opèrent habituellement en zone de guerre. En somme, la question qui nous intéresse est de savoir si le recours à l’armée est le moyen le mieux adapté pour lutter contre le terrorisme sur le sol national. Les contraintes ne sont évidemment pas les mêmes que sur un terrain d’opérations. C’est probablement la raison pour laquelle, dans l’actualisation de la loi de programmation militaire pour la période 2014-2019, le Gouvernement prévoit un appel renforcé à la réserve, notamment en matière de protection du territoire national, fondé sur un accroissement des jours d’activité et une augmentation du nombre de réservistes. J’aimerais avoir davantage d’éléments sur ce point.

Dans un article de la Revue Défense Nationale paru au mois de janvier, le général Jean-Pierre Bosser, chef d’état-major de l’armée de terre, reconnaît les limites de l’opération Sentinelle de sécurité intérieure, tout en souhaitant que l’action militaire ait davantage d’autonomie vis-à-vis des autorités administratives civiles. Il ajoute que l’armée de terre ne veut ni devenir « une force de sécurité intérieure démarquée », ni être « reléguée au statut d’auxiliaire et de supplétif ».

J’espère, monsieur le ministre, que vous pourrez apporter des réponses à nos interrogations et éclairer les changements que vous souhaitez apporter à l’opération Sentinelle, que vous avez décidé de prolonger.

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