Intervention de Dominique Potier

Réunion du 16 mars 2016 à 10h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDominique Potier, rapporteur :

Monsieur le président, mes chers collègues, je suis heureux de rejoindre la commission des Lois le temps d'y livrer, à vos côtés, un combat qui nous honore. Après avoir exposé brièvement la philosophie de ce texte, je rappellerai la chronologie des événements et les rapports de forces qui président à son nouvel examen.

Actuellement, nombre de discours politiques font l'éloge de la mondialisation, soulignant qu'elle est source d'opportunités et d'ouvertures, et promeut une culture du mouvement : l'adaptation à l'évolution du monde, l'agilité des entreprises, la mobilité des citoyens, la capacité à saisir toutes les occasions sont devenues des qualités qu'une partie de ma famille politique a intégrées à sa rhétorique. Comme en contrepoint, nous voyons se développer une culture de l'enracinement et de l'attachement aux territoires, dans une nation souveraine, au fil de discours idéologiques confinant parfois au souverainisme. Ce sont donc deux polarités qui s'opposent : d'une part, celle de la mobilité et de la mondialisation, d'autre part, celle de l'attachement au territoire.

En écho à cette dualité, la proposition de loi que nous examinons aujourd'hui s'inscrit à la fois dans la prise en compte de la mondialisation et dans un attachement très fort à notre Nation, non seulement en tant que sol, mais aussi comme socle de valeurs. Il me plaît, lorsque j'accueille des groupes de visiteurs à l'Assemblée nationale, de passer par l'esplanade située dans la cour d'honneur. Créée en 1989 à l'occasion du bicentenaire de la Révolution, elle comporte deux symboles très forts : d'une part le rappel des dix-sept articles de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et de son préambule, d'autre part une sphère monumentale en granit noir dont l'aspect lisse évoque le caractère universel des droits de l'homme. La loi que nous proposons aujourd'hui s'inscrit dans la tradition de la Révolution française et des Lumières en disant le droit dans un monde nouveau, pour le monde entier.

Nous sommes attachés à nos valeurs, à une économie ayant du sens et dotée de limites par la loi. C'est une petite révolution dans un contexte où toute une dynamique de la mondialisation libérale encourage au contraire la recherche, d'une part, de moyens d'échapper à l'impôt – ce qui a donné lieu au combat pour la transparence financière et contre les paradis fiscaux –, d'autre part, des coûts de main-d'oeuvre les plus bas.

Notre loi ne se donne pas pour objectif d'empêcher la mondialisation, mais elle lui donne des limites et des bornes compatibles avec deux éléments qui, au-delà des discours idéologiques éphémères, se révèlent de plus en plus précieux, à savoir la protection de la planète et le prix « irremplaçable » – pour reprendre le titre d'un essai de Cynthia Fleury – de l'individu, ou plutôt de la personne. La protection des droits humains et la protection de la planète sont au coeur de la préoccupation d'une loi qui ne vise pas à empêcher la mondialisation, mais à lui mettre des bornes. Ces bornes ne pouvant pas être édictées par le droit international ni faire l'objet de la gouvernance d'un parlement mondial, notre proposition de loi utilise le levier de la responsabilité de ceux qui détiennent le pouvoir économique, à savoir les superpuissances que sont les multinationales. Pour cela, elle introduit la notion d'obligation de vigilance sur le respect des droits environnementaux et des droits de l'homme par les multinationales – françaises aujourd'hui, européennes demain, à l'échelle du monde après-demain. Les limites placées par la loi le sont au nom de la vie des personnes et de notre écosystème planétaire, dont la COP21 a rappelé l'importance.

J'en viens à la chronologie de l'examen de ce texte, dont nous avons débattu pour la première fois il y a un peu moins d'un an. Depuis, la société civile, les organisations non gouvernementales (ONG) et les syndicats, qui ont mené ce combat avec beaucoup de détermination, ne se sont jamais démobilisés. Des pétitions ont rassemblé des centaines de milliers de citoyens, une tribune a récemment rallié tous les grands leaders syndicaux et les responsables des ONG. Dernièrement, Mme Danielle Auroi et moi-même avons participé à une conférence d'Amnesty International, qui est très attachée à ce que cette loi pour les droits de l'homme aboutisse. La société civile, au travers de multiples ONG et syndicats, est restée fidèle à un combat majeur, et nous a constamment renouvelé son soutien.

Au sein du Parlement, peu de lois auront suscité une telle fierté, un tel engouement de la part du groupe politique auquel j'appartiens. C'est bien volontiers que j'associe à notre démarche le groupe Écologiste, le groupe Radical, républicain, démocrate et progressiste, et le groupe de la Gauche démocrate et républicaine qui, avec plus ou moins de nuances et d'exigences, ont manifesté en permanence leur appui à cette proposition de loi.

Je ne sais pas encore quelle sera l'attitude de l'opposition parlementaire, mais je sais qu'elle comprend de nombreuses personnes très attachées aux droits de l'homme, au développement, à la construction de passerelles entre l'Europe et l'Afrique. Chez toutes ces personnes engagées dans le développement humain et les relations internationales, je ressens une grande sympathie et une volonté d'ouverture basée sur le partage des finalités qui, nonobstant quelques nuances relatives aux modalités d'application du texte, sont de nature à donner lieu à un dialogue fertile.

Pour ce qui est des entreprises, évidemment concernées au premier chef par cette proposition de loi, elles ont affiché, par l'intermédiaire du MEDEF et de l'Association française des entreprises privées (AFEP), une position assez ferme d'opposition, non pas sur des principes qu'elles disent partager, mais sur les modalités et les conditions de mise en oeuvre d'une loi qu'elles verraient mieux s'appliquer à une autre échelle, ou avec une plus grande souplesse. Cela dit, lorsqu'on engage un dialogue particulier avec l'une ou l'autre des entreprises du CAC40, on se rend compte que 80 % d'entre elles mettent déjà en oeuvre de façon volontaire, avec la responsabilité sociale et environnementale (RSE), des dispositions très proches de celles qui seront exigées dans le cadre du plan de vigilance. D'autres nous confient que notre proposition de loi constituerait pour elles un cadre juridique sécurisant sur le plan de la corruption, et leur permettrait d'affirmer leur différence de façon visible, transparente et légale vis-à-vis de concurrents européens, mais aussi souvent américains et asiatiques, moins scrupuleux que les compagnies françaises et européennes.

Ainsi certaines entreprises de la distribution, de l'agroalimentaire, de l'aéronautique, de l'automobile et de bien d'autres secteurs font-elles preuve d'une disponibilité à ouvrir le dialogue sans aucune volonté de diaboliser notre proposition de loi, comme ont pu le constater Mme Anne-Yvonne Le Dain, la responsable du groupe Socialiste, républicain et citoyen, Mme Danielle Auroi, la présidente de la commission des Affaires européennes, M. Serge Bardy, qui a été rapporteur pour avis de la commission du Développement durable et de l'aménagement du territoire, et comme je peux moi-même en témoigner.

Dans ce contexte d'ouverture et de dialogue, nous sommes d'autant plus surpris par la position anachronique adoptée par le Sénat, en complet décalage par rapport à l'état d'esprit des entreprises et de l'opposition à l'Assemblée nationale : nos collègues de la chambre haute semblent s'être braqués, pour des motifs que je ne m'explique pas. L'examen de la loi en première lecture par les sénateurs a été l'occasion, pour le rapporteur, de ressusciter la procédure de la motion préjudicielle, qui subsiste comme un bizarre anachronisme au Sénat, et qui n'avait été utilisée qu'une seule fois avec succès depuis la Libération. Sa mise en oeuvre revêt un caractère ubuesque : elle vise à ce que le débat législatif soit suspendu jusqu'à ce que soit adopté un accord européen répondant aux préoccupations de la proposition de loi et applicable à l'ensemble des entreprises intervenant sur le marché européen. Chacun peut imaginer les conséquences de l'abus d'une telle motion, qui s'apparente à une forme d'obstruction au débat démocratique ; fort heureusement, elle a été retirée grâce à l'autorité du président du groupe majoritaire au Sénat.

Le débat au Sénat a soulevé trois questions qui méritent que nous nous y attardions. Il s'agit d'abord de la responsabilité pour autrui. Cet argument ne tient pas, puisque notre proposition ne vise pas à ce que l'entreprise donneuse d'ordre soit responsable des agissements d'une filiale ou d'un sous-traitant à l'autre bout du monde, mais à ce que soient mis en oeuvre des principes et une obligation de moyens en termes de vigilance. Je pourrai développer plus avant si vous le souhaitez.

Une deuxième discussion, portant sur les normes, a constitué le relais de préoccupations régulièrement exprimées par les entreprises. Entre la tentation de faire en sorte que la loi prévoie tout, et la préoccupation qu'elle n'en dise pas trop afin de laisser une certaine liberté aux entreprises, il me semble que notre proposition de loi a trouvé un point d'équilibre. Elle s'inscrit clairement dans la continuité des « principes directeurs de Ruggie », adoptés par les Nations unies, dont l'application n'est pas discutable et qui fournissent un socle solide à la loi. En revanche, les moyens de mise en oeuvre retenus par l'entreprise font l'objet d'un travail d'accompagnement qui sera précisé dans le cadre de décrets, que les ministres concernés m'ont dit vouloir bâtir de façon concertée. Ces décrets laisseront une grande liberté d'appréciation aux entreprises pour la mise en oeuvre des moyens de vigilance qu'elles entendent mettre en oeuvre. En résumé, la loi ne fait que poser les grands principes. Il appartient au juge de se prononcer, in fine, sur leur respect.

Un seul point nous a semblé mériter l'examen attentif dont il a fait l'objet de la part du Sénat : celui portant sur la nécessité de rappeler l'autorisation donnée par la victime pour qu'un syndicat ou une ONG puisse plaider en son nom. Selon certaines analyses, cette autorisation est sous-entendue par la loi, tandis que d'autres estiment qu'elle doit être expresse : j'ai donc l'intention de déposer un amendement en ce sens en séance. Nous avons demandé à la Chancellerie et à Bercy de procéder à une analyse juridique, et nous cherchons à nous faire une doctrine sur ce point qui n'est somme toute qu'un détail, car notre intention est sans ambiguïté : il ne s'agit pas, à l'article 2, de plaider contre l'avis d'une victime, ce qui reviendrait à contredire un principe fondamental de notre droit. Cela dit, nous pouvons considérer, y compris à l'article 2 – c'est un point qui devra être précisé d'ici à la séance –, qu'il est légitime pour les plaignants d'agir au nom d'un bien commun, notamment d'un préjudice écologique, même si la victime n'est pas identifiée personnellement. Pour la sécurité juridique du texte, nous pourrions éventuellement apporter un amendement de précision, qui ne remettrait pas en question l'économie de la proposition de loi.

La question de la liberté des victimes à autoriser une ONG ou un syndicat à ester en justice pose néanmoins un problème dans le champ d'application de la mondialisation. Lorsque, en 1898, la loi a obligé le maître de forges à indemniser un employé victime d'un accident du travail – ou ses ayants droit en cas de décès –, elle a eu pour conséquence de mettre à la charge du patron une obligation susceptible d'excéder ses capacités financières. Cela a incité les acteurs de cette industrie naissante en France et en Europe à créer des mutuelles, qui allaient bientôt devenir les premières compagnies d'assurances des accidents du travail – des assurances collectives ayant pour objet l'indemnisation des victimes.

Aujourd'hui, à l'échelle du monde, lorsque nous comparons la puissance d'une multinationale à la situation de victimes vivant dans l'extrême pauvreté et n'ayant pas accès au droit, il nous apparaît clairement qu'il existe une dissymétrie, un phénomène nouveau que le droit ne peut régler en l'état actuel des choses. Je reste interrogatif et insatisfait sur ce point. L'indemnisation des victimes par les maisons mères des multinationales, par voie transactionnelle, ne permet pas d'engager durablement un processus de réforme structurelle visant à prévenir les dégâts environnementaux et à garantir le respect des droits humains, comme nous le souhaitons à l'article 2. Peut-être d'autres éléments législatifs viendront-ils combler cette lacune ultérieurement.

Le dernier point que je veux évoquer est celui de la pertinence d'une législation nationale en amont d'une directive européenne sur ces sujets – c'est l'argument le plus fréquemment invoqué. Sur ce point, l'histoire nous enseigne que ce sont presque toujours les initiatives nationales – dues à une ou plusieurs nations – qui entraînent l'Europe sur la voie du progrès : cela a été le cas pour les accidents du travail, mais aussi pour l'abolition de l'esclavage. Ce ne sont pas les institutions européennes qui font spontanément avancer la loi sur ces sujets, mais les nations qui font entendre leur volonté de changement, et sont suivies par d'autres, jusqu'à ce que l'on aboutisse à l'édiction de règles internationales.

Par ailleurs, le Parlement européen a entamé un dialogue avec la Commission européenne sur l'objet même de ce qui nous rassemble. La France, qui s'était montrée réservée dans le cadre d'un groupe de travail des Nations unies visant à l'établissement de normes prescriptives dans le respect des rapports entre les filiales et les maisons mères, s'est récemment engagée de façon volontaire. Nous sommes donc en cohérence à la fois avec les débats de l'ONU et ceux qui ont lieu aujourd'hui au sein de l'Union européenne.

En tant que présidente de la commission des Affaires européennes, notre collègue Danielle Auroi a fait valoir un outil législatif innovant, celui du « carton vert ». La mobilisation des parlements nationaux à l'échelle européenne est une voie inédite, qui va permettre dans l'année qui vient des débats que j'espère féconds. Comme vous le voyez, rien ne justifie d'opposer l'avancée législative pionnière que nous sommes fiers de soutenir aujourd'hui en France à l'échelon européen, qui constituera le cadre naturel de son développement ultérieur, à une échéance que nous espérons la plus brève possible.

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