Intervention de Georges Fenech

Réunion du 16 mars 2016 à 16h00
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGeorges Fenech, président :

Par qui sont présélectionnés ces hôpitaux ?

Professeur Pierre Carli. Par nous-mêmes, mais, si vous le permettez, monsieur le président, je développerai ce point plus tard.

La simplification des procédures de régulation nous permet d'aller beaucoup plus vite qu'au quotidien où nous pouvons traiter les sujets dans le détail, et nous gardons des moyens en réserve pour pouvoir faire face au potentiel évolutif. Face à une attaque organisée, à un véritable acte de guerre, il ne faut pas seulement opposer des moyens, il faut aussi avoir une stratégie pour contrecarrer l'objectif de l'ennemi, qui est de faire le maximum de victimes, mais aussi de désorganiser notre prise en charge. Sur ce point, la coopération internationale s'est révélée importante pour nous.

Au début des années 2010, le général l'a souligné, la nature des attentats change : l'attentat à la bombe est remplacé par des attentats beaucoup plus meurtriers, utilisant notamment des fusils d'assaut. À Utøya, en Norvège, 69 personnes sont assassinées par un tireur : c'est l'une des premières tueries de masse. Les armes à feu seront utilisées à Toulouse en 2012, puis à Bruxelles et ailleurs. Dès cette époque, nous avons mis en place deux axes de travail importants : d'abord en ce qui concerne le soin aux blessés par des armes de guerre, notamment des fusils d'assaut, ensuite, pour ce qui est de l'adaptation de notre stratégie quotidienne à la prise en charge de ces sites multiples, en dehors des transports.

Dans ce cadre, nous avons de nombreux contacts avec le professeur Tourtier. Or comme l'a rappelé le général Boutinaud, les sapeurs-pompiers sont des militaires et, ayant été sur le terrain, ils connaissent les armes de guerre. Nous allons donc travailler avec eux pour convertir leurs techniques sur des théâtres d'opérations militaires en des prises en charge de victimes civiles non protégées par des équipes médicales civiles, les SAMU et les SMUR. Nous élaborons et publions des protocoles, les soumettons à nos collègues. Nous avons ainsi réalisé deux exercices de simulation, notamment de fusillades, en 2013 et en 2014. Nous avons pris ces initiatives en tant que chefs de service et elles ont été bien entendu approuvées et confortées par nos tutelles : la direction générale de l'assistance publique, l'agence régionale de santé (ARS) et les ministères concernés.

Au mois de janvier 2015, l'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo va malheureusement confirmer la justesse de notre anticipation : de nombreuses personnes sont tuées très rapidement avec un AK47. On compte en outre des blessés graves et on constate l'implication de nombreux individus. Nous en tirons deux enseignements. D'abord, nous comprenons alors que le danger est important : un policier qui se trouve sur le chemin des terroristes est assassiné ; or nous savons très bien que nos ambulances sont à proximité immédiate et que nous pouvons donc nous retrouver à tout moment face à des gens qui nous exécuteront parce que nous portons un uniforme. Le second enseignement concerne l'urgence médico-psychologique qui, si elle est importante en cas de catastrophe, se révèle essentielle dans celui d'un attentat. Or, à l'occasion de l'attentat de Charlie Hebdo, cette demande explose. Nous prenons donc, sur le terrain, des décisions opérationnelles. Ainsi, avec le prédécesseur du général Boutinaud et avec le professeur Tourtier, dans la rue, devant les locaux de Charlie Hebdo, nous décidons que les victimes médico-psychologiques doivent être amenées à l'Hôtel-Dieu dans une structure « dure », en sécurité, où elles pourront être prises en charge dans l'environnement le plus rassurant possible.

La prise d'otages à Dammartin-en-Goële et celle de l'Hyper Cacher constituent une nouvelle expérience. En effet, nous sommes là au contact de la police et de ses unités spéciales. Contrairement au contexte d'une fusillade, nous disposons de temps pour nous organiser : une négociation est engagée. Nous pouvons prévoir des voies d'évacuation très rapides, demander à la police de les sécuriser. Il s'agit donc d'un dispositif très différent où, clairement, les forces de police nous disent : « Vous, médecins civils du SAMU et du SMUR, vous ne devez pas pénétrer dans la zone dangereuse car vous n'êtes ni préparés ni entraînés pour cela ; vous êtes tout proches de nous et nous établissons un rapport entre nous pour prendre en charge les victimes. »

De janvier à novembre, nous n'allons pas perdre notre temps : nous acquérons du matériel, des garrots, des médicaments ; nous réalisons des formations pratiques, des exercices de fusillade, encore une fois – et cette fois-ci nous décidons de l'effectuer dans un TGV, dans la nuit du 17 au 18 juin, à la gare Montparnasse et, vous le savez, ce scénario d'attentat sera le même que l'attentat manqué du mois d'août – ; nous discutons des plans, occasion pour moi de rencontrer pour la première fois le général Boutinaud dont le premier mot, lorsqu'il me voit, est : « Bombay ». La direction générale de l'ARS change et, exactement de la même manière, nous travaillons sur l'attentat multisites qui paraît se rapprocher.

Le 13 novembre, à 9 heures, alors que nous avons déjà réalisé, pendant l'année, de nombreux exercices, nous menons celui de régulation zonale, préparé avec la BSPP, les huit SAMU et les hôpitaux qui doivent recevoir en première intention les blessés graves. Cet exercice dure trois heures et implique l'utilisation de téléphones, de tableaux, de cartes. Il porte sur treize sites et l'hypothèse retenue est de 66 morts et une centaine de blessés. De nombreux participants jugent qu'il s'agit d'un scénario exagéré et que ce n'est pas celui qui se produira. La suite, vous la connaissez. Nous avions prévu, la même semaine, d'autres formations dont une s'appelait « Sécurité lorsqu'on est sur les sites de fusillade », exercice que nous n'avions pas pu mener à bien et qui nous aurait été très utile le vendredi 13, mais que nous avons, depuis, bien sûr, réalisé.

Ce vendredi 13, un élément nous a beaucoup frappés. Entre le SAMU et les pompiers de Paris, depuis plusieurs années, il n'y a ni concurrence ni conflit : nous sommes complémentaires au quotidien ; nous avons créé une feuille de route ; une convention, signée par les ministères compétents, a été approuvée par nos tutelles ; nos exercices et nos formations sont communs ; nous échangeons nos médecins. Or, ce soir-là, l'action des médecins sur le terrain est partagée par la BSPP et par les médecins des SAMU. Ont été évoquées des insuffisances de communication. Eh bien, la deuxième personne qui appelle le professeur Tourtier, c'est moi. Toute la soirée, nous allons être côte à côte sur deux sites : rue Bichat et au Bataclan, avec nos moyens de communication respectifs qui nous permettent de rendre compte à nos équipes. Nous nous répartissons les rôles : au départ de la rue Bichat, Jean-Pierre Tourtier me dit : « Je vais au Bataclan, tu prends Charonne. » Et je vais rue de Charonne. Il me dit : « Renforçons les équipes ! » Je double la mienne avec un médecin et un infirmier des sapeurs-pompiers qui montent dans les véhicules du SAMU. Nous travaillons donc ensemble. Nous nous retrouvons tous les trois, dans la soirée, comme vous l'a indiqué le général, dans la rue, à côté du Bataclan, rue Oberkampf, pour prendre des décisions.

Ce qui nous inquiétait, dans l'hypothèse d'un attentat multi-sites, monsieur le président, c'était l'alerte, en tout cas au SAMU. À Londres, nos collègues, pendant très longtemps, n'ont pas su ce qui se passait, ce qui les a considérablement gênés dans leur action. Là, heureusement, l'alerte a été rapide. La situation au Stade de France devient rapidement évidente, les SAMU vont échanger très vite des informations. Nous pouvons donc commencer le recensement des lits disponibles, à rappeler les personnels, ouvrir la salle zonale – qui n'avait pas été débarrassée de l'exercice du matin : il a suffit d'effacer les tableaux et de recommencer. La stratégie que nous mettons en place – la « stratégie du camembert » – consiste immédiatement à prendre une décision importante et que j'assume : je dis à Jean-Pierre Tourtier, au téléphone, qu'aucune équipe du SAMU de Paris ne se rendra au Stade de France – qui est pourtant très près. Nous devons défendre le territoire et, en conséquence, nos équipes vont avoir à se déployer dans la capitale – elles partent d'ailleurs immédiatement – car nous savons qu'il s'agit d'un attentat multi-sites.

Paris est divisé en trois grands secteurs – les portions du camembert. Celui du Nord est pris en charge par le SAMU 93, représenté ici par le professeur Adnet ; à nous de lui trouver des moyens pour le renforcer ; des hôpitaux sont affectés à ce secteur : l'hôpital Avicenne, l'hôpital Beaujon, l'hôpital Bichat, l'hôpital Lariboisière et l'hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP) ; des renforts de la petite couronne – avec le SAMU 92 – et de la grande couronne – avec le SAMU 95 – vont venir l'appuyer. Le secteur Est se situe pour l'essentiel dans Paris et sera donc surtout pris en charge par le SAMU 75, immédiatement renforcé par le SAMU 94, représenté ici par Mme Chollet-Xémard, qui est celui de la petite couronne le plus proche ; quant aux hôpitaux affectés à ce secteur, il s'agit, comme prévu, de la Pitié-Salpêtrière, de l'hôpital Henri-Mondor, de l'hôpital Saint-Antoine et de l'hôpital Bégin. En ce qui concerne le secteur Ouest, il n'y a pas d'attentat pour l'instant. Le SAMU 92 vient donc rapidement renforcer les SAMU 93 et 75 et le SAMU 78, représenté par le docteur Lambert, se rapproche du SAMU 92 pour savoir à quel moment il va être déployé dans la capitale, ce qui adviendra un tout petit peu plus tard sur le site du Bataclan.

Je vous l'ai dit : il n'y a pas de problème de communication entre nous, mais les outils de communication sont soumis à une très forte tension. Le général Boutinaud vous a donné ses chiffres. Le standard téléphonique du SAMU, quant à lui, subit une augmentation des appels de 420 % dans la demi-heure qui suit les attentats. Entre 22 heures et 23 heures, nous aurons jusqu'à 200 % d'augmentation en permanence. L'un des critères de qualité du centre 15 est le fait de décrocher dans les soixante secondes. Pendant un certain temps, ce critère va s'effondrer à 20 %, ce qui ne signifie pas que nous ne répondons pas mais que, au bout de vingt minutes, 20 % des appels sont décrochés dans les soixante secondes. Dans l'heure qui vient, nous parvenons à faire remonter ce taux à 50 % grâce aux personnels rappelés et qui prennent immédiatement le téléphone et qui ouvrent des lignes sans même prendre le temps de poser leurs affaires. Les lignes de la salle de crise sont libres, le système de radio ANTARES – Adaptation nationale des transmissions aux risques et aux secours- pose quelques problèmes pendant la soirée, mais sans que nous en soyons surpris – vous connaissez sans doute par coeur le rapport du sénateur Vogel ; et vous savez aussi que, pragmatiquement, nous allons utiliser nos téléphones portables de service parce que la couverture est très bonne, les relais fonctionnent très bien, et parce que ces téléphones nous permettent d'avoir des contacts personnalisés – nous « sautons » ainsi par-dessus les standards qui sont réservés à l'accueil du public.

À propos de l'organisation du commandement, ce que vous a indiqué le général Boutinaud est parfaitement vrai : il n'y a pas de discussion en la matière. Il y a un commandant des opérations de secours, un directeur des secours médicaux qui, à l'intérieur de Paris, est toujours un pompier et, à ses côtés, un médecin régulateur du SAMU. Ce dernier est un médecin senior qui connaît les procédures de régulation, connaît les hôpitaux et est chargé d'organiser les groupes de patients qui vont être évacués.

Comment les hôpitaux sont-ils choisis, m'avez-vous demandé, monsieur le président ? Cette question a fait couler beaucoup d'encre. Ils sont déterminés en fonction de la géographie. La régulation médicale est déportée sur le site – la régulation médicale, c'est ce que nous faisons tous les soirs pour tous les patients graves – ; elle reçoit des informations opérationnelles du SAMU qui indique quels sont les hôpitaux disponibles et s'ils n'ont pas trop reçu de victimes. Ainsi, nous n'enverrons pas de blessés thoraciques à l'hôpital Saint-Antoine, pourtant à proximité des sites, puisqu'il est spécialisé dans l'orthopédie et la chirurgie digestive, spécialités pour lesquelles, en revanche, nous utiliserons cet établissement. L'hôpital Saint-Louis, lui, mitoyen du site Bichat, reçoit des arrivées spontanées de blessés et des brancardages de proximité sont organisés ; aussi la régulation médicale nous demande-t-elle de ne pas y envoyer de patients graves puisqu'il en a reçus de manière inopinée.

Ce concept de régulation n'est pas rigide, mais dynamique. La chirurgie cardio-thoracique, la neurochirurgie font appel à des centres limités dans Paris. Nous ne sommes donc pas « coincés » dans le « camembert », si j'ose dire, mais nous l'utilisons au maximum. Cette organisation pré-hospitalière est un critère de qualité qu'il vous faut connaître : après cette régulation, il n'y a pas eu de transferts inter-hospitaliers – les patients ont été soignés dans les hôpitaux où ils sont arrivés. Si tout se passe bien à l'arrivée à l'hôpital, et ce fut le cas ici, c'est parce que l'hôpital dispose du temps et des informations nécessaires pour s'organiser et parce qu'il reçoit les bons patients et dans un nombre adapté. Un transport très rapide, évoqué par certains, consistant à se rendre dans l'hôpital le plus proche sans soins ni régulation, ce qu'est, d'une certaine manière, le scoop and run des Américains, si tant est du reste qu'une telle stratégie soit applicable en cas d'attentats multisites – je vous montrerai tout à l'heure qu'elle ne l'a jamais été –, aurait provoqué un afflux massif de blessés vers certains hôpitaux, avec un accueil chaotique et une baisse immédiate de la qualité et de la sécurité des soins. Le scoop and run ne fait que déplacer un problème de la rue à l'entrée de l'hôpital. La régulation médicale, le plan « camembert » que nous avons mis en place, a au contraire permis une répartition homogène des victimes, et en ce sens nous avons fait mieux que Madrid et Londres, sans compter le fait que nous n'avons pas dispersé dans toute la région nos ressources médicales.

Pour les hôpitaux qui reçoivent les victimes, ce soir-là, il n'y a pas d'afflux saturant mais un flux continu parce qu'ils reçoivent des groupes de patients, ce qui permet d'adapter le travail. La Pitié-Salpêtrière, hôpital qui n'a reçu que cinquante blessés, soit 15 % du total, alors qu'il s'agit du site le plus important, reprend son activité, comme vous l'a indiqué Martin Hirsch, dès 6 heures le lendemain matin, en effectuant des greffes qui étaient en attente de quelques heures.

La régulation médicale présente de nombreux avantages par rapport aux expériences hospitalières étrangères n'intégrant pas ce dispositif. À Madrid, seuls deux hôpitaux de proximité ont reçu 50 % des victimes – les hôpitaux militaires n'ont pas été utilisés alors que nous les avons pour notre part employés. À Londres, cinq hôpitaux étaient proches des sites : le Royal London Hospital a reçu à lui seul un tiers des blessés, soit plus de 200 et, en l'absence de régulation, un hôpital pédiatrique, à proximité, a reçu lui vingt blessés adultes alors qu'il ne s'agissait pas du tout de son type de patients habituels.

La faible mortalité hospitalière de la soirée du 13 novembre – 1,4 % – s'explique en particulier par la qualité des soins, l'absence de saturation et l'organisation pré-hospitalière et hospitalière.

La médicalisation pré-hospitalière, qui a été discutée, est très importante. Le taux de médicalisation, le nombre d'équipes médicales sur le terrain a été supérieur à ce qu'il fut lors des attentats de Londres et même de Madrid. L'arrivée des équipes médicalisées au contact des victimes a été plus rapide à Paris qu'à Londres : deux sites sur quatre, dans la capitale britannique, n'ont eu un médecin qu'une heure ou une heure et quart après le déclenchement des opérations. Or tous les rapports de tous les collègues confrontés, à Paris, à cette situation affirment que la médicalisation permet le triage médicalisé, de détecter le patient dont le cas s'aggrave, d'appliquer la technique du damage control aux blessés, de gérer le temps, de favoriser la prise en charge. Nous avons essayé d'employer le maximum de médecins sur le terrain. Ainsi, ici, certains véhicules partent du SAMU en renfort avec deux équipes médicales pour le site de Charonne ; là, deux infirmiers partent avec du matériel supplémentaire. Nous agissons comme la BSPP : avec des véhicules, nous créons des ambulances de réanimation complémentaires. Le résultat médical ainsi obtenu est supérieur à celui observé dans d'autres circonstances d'attentats. Voilà qui montre en tout cas que le scoop and run n'est probablement pas la panacée.

L'analyse scientifique précise de ce que je suis en train de vous dire est en cours : les données de chaque victime, tous les temps d'attente, les scores de gravité des lésions, les examens, sont intégrés dans une banque de données. Ce travail prendra beaucoup de temps – plusieurs mois – mais sera mené à terme et nous obtiendrons ainsi un résultat par patient et qui montrera l'importance de la médicalisation.

Cela vous paraît sophistiqué mais, dans le plan « Rouge Alpha », avec le général Boutinaud et ses prédécesseurs, nous avons prévu des verrous de sécurité. L'un d'eux est intéressant. Dans le plan « Rouge Alpha », pour quelque raison que ce soit, s'il n'y a pas assez vite de médecins sur place, le COS, officier des sapeurs-pompiers, peut décider une évacuation de proximité sans attente.

J'en viens à la sécurité des sites, évoquée par le général. Vous avez vu les vidéos et pu constater que sur tous les sites de fusillade, notamment au Bataclan, il y avait un vrai danger pour nous. Une voiture est entrée dans le périmètre où nous avions installé le poste médical avancé ; nos premières équipes se sont réfugiées sous un porche. Les policiers ont été extraordinaires avec nous : tous ont essayé de nous protéger pour nous permettre d'assurer le maximum de soins aux victimes. Il en est allé exactement de même avec les militaires du dispositif « Sentinelle ».

La sécurité des évacuations est un sujet différent. Il est en effet beaucoup plus difficile, dans ce quartier, de sécuriser nos évacuations. Il y a de nombreuses petites rues, bloquées, au bout desquelles nous ne savons pas ce qui se passe – un autre attentat est toujours possible. Des sites proches, des véhicules dans tous les sens forment un problème très complexe à résoudre pour la police, à laquelle il est difficile de nous dire que nous pouvons partir avec une escorte. Ceci a provoqué ce qui a pu être considéré par certains comme des temps d'évacuation longs. Or ils n'ont pas été si longs que cela : le fait que des victimes arrivent à l'hôpital en deux heures dans le cas d'une urgence relative – leur vie n'étant pas en danger – et alors que l'attaque s'est produite aux endroits et dans les circonstances évoqués, a été constaté à l'occasion de tous les autres attentats. Certes, les variations individuelles sont très importantes, et si des victimes atteignent l'hôpital en quelques minutes, le dernier arrivé y parviendra bien sûr beaucoup plus tard.

À Londres, par exemple, alors que nous sommes en milieu urbain, il faudra plus de deux heures à certains patients pour arriver à l'hôpital. À Madrid, la majorité des patients vont arriver à un hôpital aussi important que La Pitié-Salpêtrière et qui se trouve à proximité, entre deux ou trois heures après l'attentat. Le plus terrible est l'exemple d'Utøya : la fusillade a eu lieu à un endroit où existe un risque pour les secours dès leur arrivée. Des victimes s'enfuient et seront vite évacuées quand d'autres sont coincées sur place et seront évacuées jusqu'à cinq heures après l'attaque. C'est pour cette raison que nous ne mettons pas toute notre énergie dans le scoop and run des Anglo-Saxons, car ce dispositif joue la seule carte de la rapidité sans prise en charge médicale. C'est prendre le pari de pouvoir évacuer rapidement les victimes ; or, dans le cadre d'un attentat multisites, la faisabilité d'une évacuation immédiate n'est jamais certaine. Notre organisation – SAMU, BSPP – a l'avantage de s'adapter à la réalité du terrain, c'est-à-dire d'utiliser le meilleur compromis entre l'évacuation rapide et la médicalisation.

À Paris, ce soir-là, le temps d'évacuation n'était pas dû à un problème de régulation médicale ni à un problème de moyens, de soins médicaux ou de communication. Il fallait constituer les groupes de patients pour pouvoir organiser ces petits convois vers les hôpitaux, les faire protéger par la police et pouvoir partir avec l'escorte. La médicalisation nous a permis de « prioriser » l'évacuation des patients les plus graves, de les placer en tête et de les faire partir au plus vite. Le problème de l'accessibilité des victimes, dont on a beaucoup discuté, n'a en fait joué que pour le Bataclan puisque, vous le savez, l'extraction de victimes en grand nombre est très difficile lorsqu'une opération de police est en cours et cette situation, inédite, n'était pas similaire à celle de l'Hyper Cacher. Aussi la réflexion que nous menons sur ces points avec la police connaît-elle une évolution très importante afin que nous puissions aller encore plus loin.

Je me permets d'y insister : a posteriori, les temps d'évacuation sont comparables à ceux constatés pour les autres attentats, voire plus courts. La mortalité hospitalière des victimes a été faible – 1,4 %, je le répète –, et même l'une des plus faibles. Nous avons exploité au mieux les avantages du système mis en oeuvre.

Je dirai un mot sur notre salle de régulation dont nous sommes très satisfaits : nous avons pu en disposer au mois de décembre 2014, quelques jours avant l'attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo. Auparavant, nous n'en avions pas. Les moyens en sont rustiques : nous utilisons des tableaux, des cartes sur lesquelles nous n'hésitons pas à dessiner. Nous avons eu de nombreux contacts avec des collègues étrangers : ils procèdent exactement de la même manière que nous. En effet, l'informatique, c'est très beau, mais c'est long à mettre en oeuvre et il faut un personnel nombreux pour entrer les données. La régulation que nous avons appliquée a coordonné les autres régulations, a fourni des informations à ceux qui se trouvaient sur le terrain. Son rôle, vis-à-vis du médecin régulateur, est simple : celui-ci reçoit les informations, demande des renforts et les équipes du SMUR, une fois déployées, peuvent être « réinjectées » dans la régulation. En moyenne, toutes les équipes ont travaillé deux fois sur deux sites différents. Ainsi, le SAMU 93, depuis le Stade de France, a été redéployé vers Paris. Là encore nous avons prévu un verrou de sécurité : si, dans ce plan de régulation, les communications sont interrompues, chaque médecin régulateur, sur chaque site, qu'il soit du SAMU ou de la BSPP, continue à travailler, à faire évacuer les victimes, sans partir de la zone qui lui a été impartie.

Je tiens à présent, tout en ayant conscience que le temps passe, à communiquer à la commission quelques points qui me semblent importants.

Le fait que nous ayons gardé des ressources pré-hospitalières et hospitalières en réserve a résulté d'un choix stratégique et c'est même un critère de qualité : la situation était évolutive et, au début, nous ne savions pas quels seraient la nature, les lieux, l'ampleur de la poursuite de l'attaque. Nous n'avions qu'une idée en tête : le but des terroristes est de nuire et donc de nous désorganiser. L'attentat multi-sites n'est pas une catastrophe naturelle ou technologique : c'est un acte de guerre. Or il faut opposer à un acte de guerre une stratégie à même de contrecarrer les plans de ceux qui nous attaquent.

Deuxième point : cette nuit a été longue et nous aurions pu tenir trente heures – c'était l'objectif –, durée des combats à Bombay. Nous avions soixante équipes et en avons utilisé quarante-cinq ; quinze ont servi en renfort. Au Bataclan, le potentiel d'aggravation était majeur. Nous avons pris un certain nombre de décisions dont le maintien de l'activité quotidienne – le service à la population a été maintenu. Enfin, la réserve, pour les moyens pré-hospitaliers, a permis de relever les équipes en fin de nuit car je puis vous dire qu'à quatre heures du matin, nous étions vraiment sur les genoux. Pour l'hôpital, c'est plus terrible encore : quand il reçoit des victimes, même en petit nombre, il va brûler ses ressources, toutes ses équipes étant mobilisées, et si nous « consommons » ainsi tous les hôpitaux, il n'y a plus rien. Tous les hôpitaux ont été alertés et ont communiqué leurs disponibilités prévisionnelles, immédiates aux régulations de SAMU. Mais une partie seulement de ces hôpitaux ont reçu effectivement des victimes : 60 % pour l'assistance publique, 30 % pour la région. Le secteur Ouest a constitué la majeure réserve pour les hôpitaux. C'est dur pour ces équipes parce qu'elles sont mobilisées comme les autres, parce que leurs équipes SMUR sont déjà parties sur le terrain mais, dans ce secteur, nous avons des centres hospitaliers de grande qualité et très motivés. Reste que le dispositif n'est pas fait pour les médecins mais pour les victimes. Or, pour les victimes, il était important, j'y insiste, de garder des moyens en réserve et de proposer des soins de bonne qualité, ce qui a été fait.

130 morts et 350 blessés, c'est un bilan horrible. J'ai trente-cinq ans de SAMU, comme le général Boutinaud a trente-trois ans à son actif dans l'armée, et moi non plus je n'avais jamais été confronté à cette violence extrême. Violence extrême à laquelle ont été confrontés de jeunes médecins qui ont pris en charge, dans la rue, des victimes qui avaient leur âge. Les plus anciens avaient l'âge de nos enfants. Les enfants de plusieurs médecins – que vous avez reçus – ont été tués ce soir-là. Une femme médecin du centre d'appel du SAMU, à Paris, se trouvait malheureusement parmi les victimes : le docteur Verry était au mauvais endroit au mauvais moment…

Face à un drame comme celui-là, donner entière satisfaction est impossible.

Mais, et ce sera ma conclusion, je tiens à insister sur le fait que nous nous étions préparés, que nous avons essayé d'anticiper, que nous avons une stratégie que nous avons répétée. Or il y a toujours un fossé entre la stratégie, l'anticipation et ce qui se réalise. Reste que ce qui n'était qu'une hypothèse, avant le vendredi 13, est devenu la base de travail sur laquelle nous construisons la suite qui peut être beaucoup plus grave, beaucoup plus compliquée. Je tiens à dire aux victimes et à leurs familles que, vraiment, les personnels de santé se sont mobilisés : 70 % de ceux du SAMU. Et nos équipes n'ont pas hésité à s'engager physiquement alors que le contexte était dangereux. Nous avons fait du mieux que nous pouvions avec les moyens dont nous disposions. Notre but était que les blessés soient pris en charge de la meilleure façon possible. Nous, médecins civils, notre façon de lutter contre le terrorisme était d'être là ce soir-là et de faire le maximum.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion