Intervention de Christine Lazerges

Réunion du 15 mars 2016 à 18h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Christine Lazerges, présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme :

Au nom de la CNCDH, je me félicite de cette initiative de votre Commission. Votre prédécesseur, Jean-Jacques Urvoas, nous a saisis pour assurer le suivi de l'application de l'état d'urgence ; c'est sur la base de cette saisine que nous avons conduit nos travaux. Les chiffres que je serai amenée à donner proviennent du ministère de l'intérieur. N'étant pas des professionnels des questions de sécurité, nous nous garderons de formuler des appréciations globales sur l'efficacité des mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence pour mieux lutter contre le terrorisme. Nous avons cependant des constats à établir au regard des droits et libertés fondamentaux ; j'en évoquerai quelques-uns puis Mme Calvès, universitaire comme moi, traitera des divers contrôles exercés sur les opérations administratives.

L'avis que nous présentons aujourd'hui a été rédigé par l'un des quatre pôles de la CNCDH, le pôle « État de droit et libertés » ; Mme Calvès en a été la rapporteure, l'avis a été adopté à l'unanimité moins la voix de la Croix-Rouge, qui, me semble-t-il, reste toujours neutre.

Dans le cadre de l'état d'urgence, trois types de mesures administratives ont principalement été ordonnés : perquisitions, assignations à résidence, fermetures de lieux de culte.

S'agissant des perquisitions, 3 284 avaient été ordonnées au 3 février ; au 11 mars, ce chiffre s'élève à 3 449, ce qui montre que l'état d'urgence s'essouffle dans les mesures qu'il autorise puisque, en un mois, une centaine de perquisitions supplémentaires seulement ont été effectuées. Cette évolution permet de s'interroger sur la pertinence de la reconduction de l'état d'urgence.

Le même phénomène s'observe pour les assignations à résidence : 392 prononcées au 3 février, 470 au 11 mars.

Quant aux lieux de culte, dix avaient fait l'objet d'une mesure de fermeture au 3 février.

Par ailleurs, un peu moins d'une dizaine d'interdictions de manifester ont été prononcées ; nous regrettons que ces interdictions ne fassent pas l'objet d'un recensement de la part du ministère de l'intérieur, et nos chiffres ne sont peut-être pas tout à fait exacts.

La CNCDH n'a pas considéré que le Président de la République ait commis une erreur en décrétant l'état d'urgence, ni le Parlement en le prorogeant après les douze jours prévus par la loi. En revanche, nous nous interrogeons sur le second renouvellement de trois mois, car nous estimons que l'état d'urgence constitue un état d'exception, qui, dans un État de droit, ne saurait être permanent. Ce serait une grande victoire pour les terroristes de se dire qu'ils peuvent nous contraindre à vivre en permanence sous le régime de l'état d'urgence.

Les perquisitions administratives ont fait l'objet de très nombreux signalements de dysfonctionnements : la mobilisation des forces de police et de gendarmerie a souvent paru démesurée ; à titre d'exemple, la perquisition d'une mosquée à Brest, le 20 novembre 2015 à trois heures du matin par une centaine de membres des forces de l'ordre, n'a abouti à aucune interpellation. Il nous semble par ailleurs que les autorités ont parfois manqué de discernement dans le choix des cibles, puisqu'une ferme biologique située dans le Périgord a fait l'objet d'une perquisition.

La CNCDH n'est pas composée que de personnalités qualifiées, elle l'est aussi de représentants d'organisations non gouvernementales (ONG) et d'associations, à raison de trente représentants par collège. Ainsi, la Ligue de droits de l'homme (LDH), qui a été très active, l'Action des chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT), qui a rendu un rapport sur les violences policières, et la CIMADE, service oecuménique d'entraide, notamment, sont représentées à la CNCDH. Ces organismes, dont les missions sont de veiller aux excès des forces de l'ordre, nous ont fournis, ainsi que d'autres personnes que nous avons entendues, la plupart des informations que je vais vous présenter, particulièrement en ce qui concerne les perquisitions administratives.

Au cours de ces opérations, la présence de personnes vulnérables – mineurs, femmes enceintes, personnes âgées ou handicapées – a très peu été prise en compte, ce qui, aux yeux de la CNCDH, constitue une grave erreur. Vous êtes au fait de ces exemples de perquisitions ratées au regard du respect des droits fondamentaux : une perquisition nocturne, effectuée devant des enfants mineurs, par des personnes cagoulées entrant violemment en masse dans l'appartement, cause un choc grave et entraîne de lourdes séquelles psychologiques. De nombreuses violences physiques nous ont été rapportées : plaquages au sol, coups, immobilisations physiques accompagnées d'une mise en joue avec arme, violences psychologiques, usage des menottes bien au-delà de ce qu'autorise l'article 803 du code de procédure pénale, dégradations volontaires ou involontaires d'emblèmes religieux ou d'objets cultuels, dégâts matériels quasi systématiques… Monsieur le président de la commission des Lois, j'insiste auprès de vous pour que la réparation de ces dégâts matériels soit faite dans de meilleures conditions qu'aujourd'hui. En effet, la majorité des personnes dont le domicile a été perquisitionné sont peu au fait des procédures et ne saisissent pas le tribunal administratif ou ne sollicitent pas un avocat ; certaines préfectures les indemnisent, d'autres non, et beaucoup parmi les intéressés ne sont toujours pas indemnisés. Un suivi de la commission des Lois dans ce domaine serait le bienvenu, bien des gens chez qui ces opérations ont été menées ne disposant que de faibles moyens. Un certain nombre d'appartements ont été mis à sac, ce qui est douloureux psychologiquement comme matériellement.

J'insiste aussi sur les propos déplacés, vexatoires, voire injurieux, tenus par certains policiers ou gendarmes : « Lisez ça si vous savez lire », « On est en état d'urgence alors on fait ce qu'on veut », « Il reste encore quelques places à Guantanamo » ou, de façon plutôt discriminatoire, « Vous pratiquez plus qu'il ne faut ». Nous avons même eu l'exemple d'un représentant des forces de l'ordre apercevant la représentation d'un personnage barbu dans un appartement et demandant : « Qui est ce barbu ? », ce à quoi il a été répondu qu'il s'agissait de Victor Hugo !

Le plus important réside dans l'absence de remise de l'ordre de perquisition, ainsi que de récépissé, à l'occasion des opérations. C'est sans doute ce qui explique la quasi-absence de recours, les personnes perquisitionnées ne disposant d'aucun élément tangible à produire. Nous nous sommes néanmoins félicités de constater que, dès le 25 novembre 2015, le ministre de l'intérieur, a, par voie de circulaire, rappelé aux forces de l'ordre le strict respect des règles des codes de déontologie de la police et de la gendarmerie.

Il nous est par ailleurs revenu que l'assignation à résidence s'est parfois transformée en mesure restrictive de la liberté d'aller et venir, et, dans certains cas, en une privation de liberté qui aurait dû relever de l'article 66 de la Constitution. Cela a été le cas lorsque des personnes ont été contraintes à se présenter quatre fois par jour au commissariat de police, ce que même la loi du 3 avril 1955 relative à l'état d'urgence n'autorise pas. Nous avons eu connaissance de cas assez dramatiques, tel celui d'une mère de famille vivant seule avec trois jeunes enfants, obligée d'aller se présenter à quatre kilomètres de son domicile, en l'absence de moyens de transport.

En tout état de cause, l'assignation à résidence, par la fréquence des pointages, entrave l'activité professionnelle, constitue une obstruction à la poursuite d'études et bouleverse l'organisation de la vie privée, comme l'illustre notre avis. Certaines juridictions pourront vous le dire : puisque l'état d'urgence perdure, les mesures d'assignation à résidence devraient être beaucoup plus individualisées qu'elles ne l'ont été jusqu'à présent.

Certaines pratiques ont constitué un détournement de l'état d'urgence et nous avons pu constater que les principes de nécessité et de proportionnalité ne présidaient pas à toutes les décisions d'opérations administratives. Cela a été le cas à l'occasion de la COP 21, puisque des militants écologistes ont fait l'objet de cette mesure et qu'une grève dans une entreprise multimédias ainsi qu'une manifestation d'un syndicat de retraités ont été interdites.

L'état d'urgence a encore été utilisé à Calais dans le but d'entraver la liberté d'aller et venir des migrants – qui vivent dans des conditions que la CNCDH considère comme infra-humaines – en instituant, au titre de l'article 5 de la loi du 3 avril 1955, une « zone de protection » sur l'emprise de la route nationale 216, dite rocade portuaire de Calais. Concrètement, cela a conduit à interdire aux migrants vivant dans la « jungle » l'accès et la circulation sur les voies routières, ce qui nous a semblé fort peu en relation avec la lutte contre le terrorisme.

D'après des sources ministérielles, nombre des poursuites engagées dans le cadre de l'état d'urgence étaient sans rapport avec la lutte contre le terrorisme, mais relevaient d'infractions à la législation sur les stupéfiants ou les armes. À la date du 3 février dernier, vingt-huit infractions avaient été constatées ; la section antiterroriste du parquet de Paris a été saisie de cinq d'entre elles, les vingt-trois autres relevant du délit d'apologie ou de provocation à des actes de terrorisme.

Enfin, les personnes visées étant pour la plupart de confession musulmane, il y a là une sorte de discrimination à l'égard d'une religion, ainsi qu'un sentiment de rejet éprouvé par les intéressés. Nous fondant sur le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) adopté en 1966 par l'Assemblée générale des Nations unies, nous considérons qu'en aucun cas l'état d'urgence ne doit aboutir à des discriminations fondées sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion ou l'origine sociale. À nos yeux, l'état d'urgence porte atteinte à la cohésion nationale ; dans ces conditions, il ne saurait perdurer que s'il s'avère strictement indispensable. Nous souhaitons que la loi de procédure pénale – au sujet de laquelle le Sénat nous a entendus aujourd'hui – ne serve pas seulement à permettre la levée de l'état d'urgence une fois introduits dans ce code un certain nombre de dispositifs, telles les perquisitions de nuit, qu'aujourd'hui seul ledit état d'urgence autorise.

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