Intervention de Michel Tubiana

Réunion du 15 mars 2016 à 18h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Michel Tubiana, président d'honneur de la Ligue des droits de l'homme, LDH :

La LDH n'a pas contesté l'opportunité de la mise en oeuvre de l'état d'urgence pendant la période initiale de douze jours, mais elle critique son renouvellement. Je doute de pouvoir vous apporter plus d'informations que vous n'en avez déjà, dans la mesure où nous publions toutes celles que nous détenons lorsque les gens nous autorisent à le faire. Mon intervention va donc porter essentiellement sur les conséquences de ce régime d'exception et les interrogations qu'il suscite.

Par rapport à la première période, nous constatons une certaine amélioration, notamment en ce qui concerne les manifestations et les perquisitions : nous n'avons pas eu connaissance de nouvelles interdictions de manifestation prises en application de l'état d'urgence ; nous n'avons plus de remontées en matière de perquisitions. En revanche, nous enregistrons de très nombreux cas de traumatismes liés aux perquisitions et nous allons faire une espèce de livre noir avec ces témoignages de violences inutiles, d'attitudes totalement dénuées de professionnalisme et de déontologie de la part des intervenants. Dans nombre de cas, ce qui est peut-être le plus grave pour l'avenir, les gens nous décrivent des situations où ils ont été victimes d'un racisme avéré en raison de leur religion – parce que musulmans, comme on peut s'en douter – ou de leur origine.

Nous encourageons bien évidemment ces personnes à déposer des recours en indemnisation. Mais elles se trouvent confrontées à deux difficultés : il n'y a en général aucune trace de réquisition ; elles ont d'autant plus peur d'engager une procédure qu'il est très difficile d'établir le fait au sens juridique du terme. Sur le premier point, on peut dire que dans 90 % des cas, les forces de l'ordre ne laissent trace d'aucune réquisition et qu'il est extraordinairement difficile de les obtenir de la part de la préfecture, sans parler des commissariats qui opposent un silence quasi-permanent.

Depuis l'entrée en vigueur de l'état d'urgence, ce silence est d'ailleurs la marque de fabrique du ministère de l'intérieur, c'est-à-dire place Beauvau et partout ailleurs. La coupure du dialogue avec la société civile est totale et absolue. Nous avons même cessé d'essayer de les joindre parce que nous n'avons plus personne au téléphone. On ne nous rappelle plus. C'est désobligeant, peu démocratique et surtout très contre-productif : des échanges auraient sans doute permis d'éviter beaucoup de problèmes. Je n'en fais pas une crise de dépit – c'est le problème du ministère de l'intérieur – et je dois reconnaître que ce n'est pas la première fois que cela m'arrive. Cela étant, c'est la première fois que cela m'arrive avec cette majorité philosophique, politique. Daniel Mayer a dû vivre ce genre de choses en 1955 et 1956 dans ses activités pour la LDH.

Venons-en au deuxième point. Les gens ont très peur d'engager des procédures car les pratiques violentes qu'ils ont subies agissent comme une intimidation. En outre, les procédures ne pourraient guère être que des recours en annulation de ces perquisitions, dont je ne vois pas trop l'efficacité si ce n'est pour obtenir une indemnisation. Et on se heurte alors aux ressources et aux privilèges de l'État en matière de droit administratif : il faut présenter une demande d'indemnisation préalable et, à ce jour, nous avons au moins trois exemples de rejet par les préfectures.

À l'appui de leur recours en indemnisation, les gens peuvent parfois apporter des preuves visuelles, grâce à des photos prises pendant les perquisitions, ou mêmes auditives quand des smartphones ont été déclenchés. À l'avenir, nous allons voir comment les juridictions judiciaires vont pouvoir être saisies sur le plan pénal pour des faits visant des forces de l'ordre responsables de tels agissements et propos.

Quant aux assignations à résidence, elles suscitent plusieurs interrogations. À ma connaissance, dans au moins trente cas, le ministère de l'intérieur a levé l'assignation à résidence avant que l'affaire ne soit jugée, provoquant ainsi une impossibilité à statuer et reconnaissant ainsi explicitement la situation. La LDH appuie la démarche pénale de cinq personnes qui ont saisi la Cour de justice de la République contre le ministre de l'intérieur lui-même et contre son délégataire devant le doyen des juges d'instruction, c'est-à-dire le directeur des libertés publiques et des affaires juridiques du ministère devenu depuis directeur de cabinet du garde des sceaux.

Les procédures pénales sont engagées sur le fondement de l'atteinte aux libertés – rien n'a été entrepris pour la prévenir et la faire cesser – mais aussi parce qu'il apparaît au grand jour que la décision a été prise avant tout sur la base de la pratique religieuse de ces personnes. Nous ne soupçonnons pas M. Bernard Cazeneuve ou M. Thomas Andrieu d'un quelconque racisme mais, de fait, après le retrait des arrêtés d'assignation à résidence, le seul point commun à toutes ces personnes est leur religion musulmane.

Le Conseil d'État a exercé une censure que je qualifierais de bienveillante. Sans entamer un débat sur la nature du Conseil d'État, on peut rappeler que 30 % des conseillers et 25 % des maîtres de requêtes sont nommés par décret en conseil des ministres ou par décret du Président de la République, c'est-à-dire par les gouvernements de diverses couleurs. Ce n'est pas le débat à l'ordre du jour de la commission des Lois, mais il faudra un jour s'en préoccuper. Disons que le Conseil d'État et les juridictions administratives de première instance ont pris très peu de décisions négatives, ce qui, selon nous, démontre qu'il n'y a pas de recours réel et effectif contre les décisions du ministre de l'intérieur en matière d'assignation à résidence.

Permettez-moi d'outrepasser mon rôle et de vous interroger sur le nombre d'assignations à résidence maintenues à la suite de la prorogation. Est-ce que vous avez un chiffre ?

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