Intervention de Pascale Crozon

Séance en hémicycle du 29 mars 2016 à 15h00
Débat sur les violences faites aux femmes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPascale Crozon :

Monsieur le président, madame la ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes, mes chers collègues, le 3 décembre 2015, la cour d’assises de Blois confirmait la condamnation de Jacqueline Sauvage à dix ans de réclusion criminelle pour avoir tué son mari, après avoir subi plusieurs décennies de violences conjugales et familiales. C’est dans le contexte de ce jugement, qui a soulevé une profonde émotion collective, que la délégation aux droits des femmes a jugé utile d’auditionner juristes, associations et acteurs institutionnels pour faire le point sur la protection et l’accompagnement des femmes victimes de violence.

Notre rapport n’est toutefois pas dicté, madame la ministre, par la nécessité de répondre à cette émotion. Il entend, bien au contraire, examiner les différentes propositions qui ont surgi dans le débat public, ainsi que l’opportunité de modifier notre législation pénale, à la lumière des actions et des résultats enregistrés par les pouvoirs publics depuis la loi du 9 juillet 2010 sur les violences faites aux femmes.

L’histoire de Jacqueline Sauvage, c’est l’histoire, tout à la fois tragique et banale, que vivent plus de 200 000 femmes en France, selon l’INSEE ; celle de violences qui interviennent dans le déni, dans le silence, dans l’impunité, alors même que « tout le monde savait » ; celle de femmes qui, confrontées à une société qui ferme encore bien trop souvent les yeux, s’enferment dans une spirale de la peur, où se mêlent la douleur physique et la recherche d’excuses, l’angoisse pour sa vie et celle de ses enfants et l’auto-persuasion que les choses vont changer. C’est l’histoire de l’emprise, qui conduit ces femmes à ne bientôt plus voir d’autre issue que la mort, la leur ou celle de leur conjoint.

Si je veux saluer la décision d’humanité prise par le Président de la République à l’égard de Mme Jacqueline Sauvage, je veux dire également l’inquiétude que m’inspire l’idée de « légitime défense différée », que nous avons particulièrement étudiée dans nos travaux. En réalité, rien ne serait pire que de légitimer cette spirale et cet enfermement destructeur. Rien ne serait pire que d’envoyer le signal que les victimes de violences ne peuvent compter que sur elles-mêmes et doivent se faire justice par elles-mêmes. En effet, lorsque nous en arrivons à devoir mettre en cause la responsabilité individuelle d’une victime, c’est que nous avons failli dans notre responsabilité collective de la mettre en sécurité.

Si nous devons mieux comprendre et prendre en charge les situations d’emprise dans notre réponse pénale, c’est en amont que nous devons protéger et accompagner les victimes de violences, pour prévenir ces drames. Libérer la parole des victimes pour que la honte change de camp et que la société ne tolère plus ces violences, tel est bien l’objectif prioritaire des politiques que nous menons et qui, peu à peu, portent leurs fruits. Je citerai un seul chiffre pour illustrer cette évolution, madame la ministre, celui des 50 780 appels enregistrés en 2014 par le 3919, ce qui représente un doublement en une année – tendance qui devrait se confirmer en 2015.

Mais aujourd’hui encore, seules 16 % de ces victimes portent plainte contre leurs agresseurs. C’est sur ce chiffre que nous devons désormais travailler, qui pose la question de ce que nous faisons de la parole de ces femmes. L’enjeu, pour nous, ce doit être celui de l’accompagnement. Tout acteur susceptible d’identifier une situation d’emprise ou de violence – policier, gendarme, avocat, magistrat, mais aussi médecin, travailleur social, enseignant – doit être formé à leur détection et être en mesure de les comprendre ; il doit être capable d’informer les victimes sur leurs droits, mais aussi de les orienter et de les accompagner dans le processus de maturation qui leur permettra de sortir de cette situation. C’est pourquoi nous vous demandons des actes forts, en prévoyant dans la feuille de route de chaque ministère des objectifs chiffrés de personnels formés à ces situations.

Il demeure tout aussi impératif de mieux suivre le parcours judiciaire de chaque victime ; il importe que les classements sans suite ou les déclassements soient encadrés et strictement motivés ; que l’accès des victimes aux unités médico-judiciaires soit assuré et que les circuits de signalement et de communication entre les différents acteurs judiciaires soient clarifiés.

Il nous faut enfin avoir le courage de nommer ces phénomènes. Les récentes affaires ne doivent pas nous faire perdre de vue que les premières victimes de meurtres conjugaux restent les femmes elles-mêmes : avec 134 décès en 2014, ces meurtres représentent un homicide sur cinq dans notre pays. Et, précisément, le terme universaliste d’homicide tend à noyer cette réalité, à ne pas en prendre la mesure, comme si tous les meurtres commis participaient d’une seule et même logique, ou si tous étaient équivalents. Voilà pourquoi je souhaite que les meurtres commis à l’encontre de femmes, parce qu’elles sont des femmes, soient nommés « féminicide » car, comme le disait Simone de Beauvoir : « Nommer c’est dévoiler. Et dévoiler, c’est déjà agir. »

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion