Intervention de Jacques Toubon

Réunion du 22 mars 2016 à 16h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Merci de me donner une nouvelle occasion de m'exprimer devant votre commission tout entière. Depuis le début de cette année, j'ai par ailleurs été consulté une dizaine de fois par les deux chambres, principalement par les commissions des lois et leurs rapporteurs, à propos de textes en discussion. La présentation annuelle de mon rapport d'activité fait désormais partie de nos usages. Il a en effet été convenu avec votre prédécesseur, M. Jean-Jacques Urvoas, puis avec vous-même, monsieur le président, que nous ferions le point sur l'activité du Défenseur des droits deux fois par an au total, dont une fois, en début d'année, à propos du rapport d'activité pour l'année précédente.

J'ai bien conscience du fait qu'une telle audition peut sembler décalée dans un contexte dominé par la violence, la peur et la volonté de sécurité. Mais la mission du Défenseur des droits contribue au maintien de la cohésion sociale et au renforcement de l'appartenance à la République, avec les droits et libertés que celle-ci confère à tous ; or ce sont là les seules réponses de fond et durables à la double menace que représentent la terreur imposée de l'extérieur et la division interne dans laquelle on voudrait nous entraîner.

C'est ce que j'ai dit dès les attentats de janvier 2015 aux agents du Défenseur des droits rassemblés pour une minute de recueillement : notre responsabilité allait être plus lourde, plus difficile, plus pressante. J'ai essayé de l'exercer en prenant le risque de m'exposer sur des sujets et dans des débats qui étaient tout sauf consensuels. Car, pour moi, le droit n'est pas une théorie : c'est une action. Et c'est, pour une nation comme la France, un principe absolu, une structure essentielle de la société.

Dans les petites choses comme dans les grandes, notamment celles qui relèvent de la décision du pouvoir politique, nous avons été entendus, écoutés quelquefois, suivis ou critiqués. Les mesures sécuritaires, les enfants à Calais, le droit d'asile, la déontologie des forces de sécurité, les discriminations : sur ces différents sujets, j'ai fait entendre notre voix, j'ai pris des décisions et formulé des recommandations, en toute indépendance, et j'en ai rendu compte, comme je vous en rends compte aujourd'hui. À vous de décider de me soutenir si je suis mis en cause. Quand, il y a un an et demi, vous avez largement ratifié ma nomination par le Président de la République, je vous ai dit que je serais indépendant – c'est mon statut –, impartial – c'est notre méthode –, libre – c'est mon tempérament. J'ai tenu parole.

Voici ce qu'a été le Défenseur des droits en 2015. D'abord, 240 à 250 agents au siège national, essentiellement des experts juristes ; à la date de la semaine dernière, 417 délégués territoriaux – nous avons commencé à en accroître le nombre, puisqu'ils étaient 372 il y a un an et demi, et j'espère qu'ils seront 500 début 2017. Notre institution est jeune : elle a commencé à fonctionner en juin 2011. Nous avons reçu au cours de l'année 120 000 demandes dont vous trouverez le classement détaillé dans les tableaux intégrés au rapport et qui, en gros, se répartissent en trois catégories. Le premier tiers correspond à des demandes de renseignement que nous réorientons. Le deuxième, à des demandes que nous accueillons, traitons et réorientons en travaillant sur l'accès aux droits. Sur le tiers restant, 50 000 dossiers environ relèvent de la médiation avec les services publics : c'est le lot quotidien du Défenseur des droits. En particulier, les questions de protection sociale et de mise en oeuvre des droits sociaux représentent 40 % de toute l'activité de médiation avec les services publics.

Nous allons connaître cette année une mutation importante : alors que nous avions jusqu'à présent deux implantations, rue Saint-Florentin et rue Saint-Georges, nos locaux doivent être réunis à l'automne place de Fontenoy, dans des bureaux actuellement en cours de rénovation par les services du Premier ministre. Dans la partie des bâtiments qui donne place de Fontenoy seront installés dès la fin 2016 la CNIL, d'une part, et le Défenseur des droits, de l'autre. Un an plus tard, en 2017, l'immeuble Ségur accueillera toute une série d'autorités indépendantes qui dépendent du point de vue administratif et budgétaire des services du Premier ministre.

À cette occasion, nous procéderons à des mutualisations de services communs et de fonctions support. Voilà pourquoi nous avons dès à présent simplifié notre structure. Depuis 2011, nous avions un secrétaire général, responsable des fonctions métier, et un directeur général, responsable des fonctions support. Celles-ci étant appelées à se réduire considérablement, nous avons supprimé il y a quelques jours le poste de directeur général des services – l'intéressé, conseiller maître à la Cour des comptes, vient d'être nommé secrétaire général du Conseil économique, social et environnemental – et nous sommes en train, dans des conditions que j'aurai certainement l'occasion de vous exposer avant la fin de l'année, de réorganiser et de rationaliser la structure des fonctions métier, notamment en réduisant le nombre de directions concernées.

Le travail du Défenseur des droits consiste naturellement à prendre en considération toute la demande sociale lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre des droits et libertés qui ne sont pas suffisamment effectifs. Au-delà des chiffres que vous trouverez dans le rapport, ce travail est donc difficile à résumer. J'ai mentionné l'importance des droits sociaux, mission prenante et prioritaire de notre maison. Vous avez tous entendu parler dans les médias de l'action que nous avons menée pour accélérer la liquidation des droits des retraités et le versement de leur pension, retardés par l'embolie de certaines caisses régionales d'assurance vieillesse du régime général. Vous avez également discuté du blocage du régime social des indépendants (RSI), qui a fait l'objet d'une mission parlementaire. En la matière, nous avons non seulement traité les cas qui nous étaient soumis, mais formulé des propositions et des recommandations de réformes, non sans résultat : Mme Marisol Touraine, ministre des affaires sociales, a fait publier fin août 2015 un décret prévoyant un dispositif de liquidation provisoire. Pour l'instant, ce dispositif ne bénéficie qu'aux assujettis à l'assurance vieillesse du régime général, mais il sera étendu aux autres régimes en 2017.

En 2015, j'ai beaucoup mis l'accent sur ce qu'il est convenu d'appeler la « fracture numérique ». L'utilisation des nouvelles technologies, qui se développe dans les services de l'État comme dans les collectivités territoriales, est souhaitable, notamment parce qu'elle permet de réaliser des économies dans les administrations et établissements publics, mais elle n'est pas également accessible à tous. On considère généralement que, pour 20 à 25 % des personnes qui vivent en France, il est difficile, voire impossible, de recourir aux procédures numérisées. Nous avons donc demandé – et nous nous battons pour obtenir satisfaction auprès du Sénat, devant lequel se trouve le projet de loi pour une République numérique – que soit inscrit dans la loi ce principe : lorsque l'on passe à des procédures numérisées, on continue d'offrir une alternative papier ; et si, pour telle ou telle raison, ce n'est pas possible, un service d'accompagnement et de médiation est obligatoirement mis à la disposition des usagers. Le ministère des finances semble désireux de le faire s'agissant de la déclaration des revenus en ligne. Mais on nous dit, certaines associations notamment, que ces procédures numérisées présentent des difficultés. Nous devons parvenir à les résoudre. Je le dis devant la commission des Lois, car les droits – vous le savez mieux que moi, monsieur le président –, c'est d'abord l'accès aux droits et la possibilité de s'en prévaloir.

L'année dernière, nous avons aussi fortement agi pour lutter contre les discriminations et promouvoir l'égalité. Nous remportons des succès, dont certains sont spectaculaires, comme dans le cas de ce cadre d'une grande banque qui, au bout de dix ans de procédure, a obtenu plus de 400 000 euros de dommages et intérêts car il avait été maltraité en raison de son état de santé et de son handicap. Dans des affaires plus courantes aussi, nous parvenons à démontrer des discriminations, soit par nous-mêmes, soit en présentant des observations devant les juridictions au titre de l'article 33 de la loi organique relative au Défenseur des droits.

Ainsi, le projet de loi égalité et citoyenneté, un texte important que le Gouvernement a transmis au Conseil d'État et qui sera présenté dans quelques semaines en Conseil des ministres, puis au Parlement, comporte dans son titre III des mesures qui tendent à améliorer la loi de 2008 sur les discriminations et qui résultent de propositions que nous avons formulées afin de rééquilibrer le dispositif. Jusqu'à présent, en effet, en matière d'accès aux biens et aux services, on ne pouvait alléguer les critères de discrimination par la voie civile : seule était ouverte la voie pénale, qui est très ardue car la preuve est particulièrement difficile à établir et les procureurs sont très réticents à s'engager dans ces affaires. Je vous signale ces dispositions car elles seront, selon toute vraisemblance, défendues ici par le ministre de la justice – à l'instar, dans le cadre de la réforme dite « J21 » que vous aurez bientôt à examiner et sur laquelle je vous donnerai prochainement mon avis, de l'action collective contre les discriminations, mesure essentielle.

En ce qui concerne les discriminations, nous ne sommes pas suffisamment saisis. Les situations de discrimination sont beaucoup plus nombreuses et plus graves que ne le laisse croire le nombre de recours – environ 5 000 – que nous recevons chaque année. Voilà pourquoi, dans le cadre de notre action de promotion de l'égalité, nous avons décidé de réaliser cette année une grande enquête en population générale – 5 000 personnes seront interrogées – pour tenter de déterminer l'origine du non-recours, dans toutes nos compétences mais spécialement en matière de discrimination. Ce qui est en jeu, c'est le sentiment qu'éprouvent certaines personnes ou populations vulnérables ou démunies que la République et les droits qu'elle octroie sont pour les autres. C'est terrible dans un pays comme le nôtre. Nous devons redonner confiance dans la République, dans les institutions, dans les administrations et, pour cela, traiter la question du non-recours.

Ces difficultés touchent particulièrement les étrangers qui viennent en France ou qui y vivent, en situation régulière ou irrégulière. J'ai présenté le 6 octobre dernier un rapport complet sur Calais qui a été diversement apprécié. Il montrait l'écart entre les droits fondamentaux de toute personne, y compris les migrants, spécialement les enfants et parmi eux les mineurs non accompagnés, et la situation réelle. Je continuerai sur cette voie, et je présenterai en avril ou en mai un rapport général sur le respect des droits des étrangers dans notre pays. C'est évidemment une question d'actualité, l'une des principales qui se posent aujourd'hui à l'Europe. C'est aussi, en particulier eu égard au tout récent accord entre l'Europe et la Turquie, une question de droit.

Nous avons également accordé une grande attention à la situation des handicapés. Le 11 février 2015, nous avons célébré le dixième anniversaire de la loi de 2005 et dressé le bilan de son application. Il y a incontestablement des avancées, en particulier la scolarisation des enfants handicapés dans les écoles élémentaires, les collèges et les lycées de droit commun plutôt qu'au sein d'établissements d'enseignement spécialisé. Mais il existe encore bien des difficultés et – je le dis à l'intention des nombreux élus départementaux ici présents – trop de différences de fonctionnement entre les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), innovation de la loi de 2005. J'en parlerai avec le bureau élargi de l'Assemblée des départements de France que je rencontrerai la semaine prochaine, répondant à l'invitation du président Bussereau. La décentralisation est un acquis au sein de nos institutions et le pouvoir des élus locaux s'exerce aujourd'hui dans des domaines déterminants, mais nous devons prendre garde de ne pas favoriser les inégalités entre les personnes, surtout entre les enfants, selon l'endroit où ils vivent sur notre territoire. Le problème se pose aussi particulièrement outre-mer.

Nous avons abordé cette question d'une autre façon, qui est passée inaperçue, car c'était malheureusement une semaine après les attentats du 13 novembre. Lors de la journée internationale des enfants, le 20 novembre – date anniversaire de la signature de la Convention internationale des droits de l'enfant –, nous avons présenté un rapport sur les enfants handicapés pris en charge par l'Aide sociale à l'enfance (ASE), et qui sont à ce double titre concernés par les décisions des présidents des conseils départementaux. Ces enfants – 70 000 selon les estimations – subissent une forme de double peine ; leur prise en charge est très mal assurée. Nous avons formulé plusieurs recommandations à ce sujet, dont j'espère que Mme Neuville et Mme Rossignol les prendront en considération.

J'en terminerai par un domaine très sensible dans le contexte actuel : la déontologie de la sécurité, en particulier lors des contrôles d'identité. Vous le savez, la cour d'appel de Paris a rendu à ce sujet en juin 2015 des décisions qui introduisent un élément très novateur dans ce contentieux : pour cinq des plaignants, elle a estimé que les contrôles dont ils avaient fait l'objet étaient discriminatoires, portaient atteinte à leurs droits fondamentaux, et jugé qu'ils devaient être indemnisés par l'État. L'été dernier, le procureur général de Paris a présenté un pourvoi devant la Cour de cassation ; celle-ci va donc créer une jurisprudence dans ce domaine. Quoi qu'il en soit, dans cette affaire, nous avions présenté des observations devant la cour d'appel et nous avons été d'une certaine façon suivis. Nous l'avons dit au sujet de la proposition de loi Savary sur la sécurité dans les transports comme du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé : pour garantir les droits fondamentaux des intéressés, il nous paraît nécessaire d'assurer la traçabilité des contrôles d'identité et la possibilité d'un recours.

Tout cela, nous l'avons fait en étroite concertation avec les organes parlementaires, au Sénat comme à l'Assemblée nationale. Nous avons donné de nombreux avis, le plus souvent sollicités, mais pas toujours. Nous avons souvent remarqué que les parlementaires défendaient, avec plus ou moins de succès, des amendements inspirés de nos propositions. Nous nous efforçons d'introduire dans les débats parlementaires des éléments de technique juridique, en particulier les jurisprudences ou les prescriptions des conventions internationales : la Convention de Strasbourg, la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, les grandes conventions de l'ONU sur les enfants, les personnes handicapées, les droits des femmes ou la traite des êtres humains.

Nous avons également beaucoup travaillé avec les juridictions. L'an passé, nous avons ainsi présenté, au titre de l'article 33 de la loi organique, une centaine d'observations devant elles, à tous les niveaux, du plus modeste tribunal des affaires de sécurité sociale ou conseil des prudhommes jusqu'à la Cour européenne des droits de l'homme.

Nous nous sommes aussi très fréquemment appuyés sur des partenariats avec la société civile. Dans notre action, rien n'est fait en chambre, en théorie, encore moins par idéologie. Nous travaillons avec les associations, les administrations, les membres de nos collèges – dont une partie a été nommée par le président de l'Assemblée nationale, celui du Sénat, celui de la Cour de cassation ou par le vice-président du Conseil d'État, et que nous consultons tous les mois et demi environ à propos de nos décisions – et les membres des comités d'entente ou de liaison, au nombre de huit à dix, que nous réunissons deux fois par an et qui nous informent des besoins de la société.

Ces partenariats existent aussi à l'échelle européenne et internationale. Ainsi, le Défenseur des droits est très actif au sein de l'Association des ombudsmans et médiateurs de la francophonie, laquelle joue un rôle très utile, en particulier pour faire progresser les droits fondamentaux sur le continent africain. Nous avons aussi une Association des ombudsmans méditerranéens qui prend toute sa valeur avec la crise des migrants. S'y ajoutent, au niveau européen, le réseau des organismes de promotion de l'égalité et de lutte contre les discriminations (EQUINET), le réseau des défenseurs des enfants (ENOC) et l'association des médiateurs, dont le médiateur de l'Union européenne lui-même, placé auprès de la Commission. À ce propos, veuillez excuser l'absence de Geneviève Avenard, Défenseure des enfants, qui s'est notamment occupée de la question des enfants à Calais.

Il y a quelques jours a été publié un rapport du CRÉDOC (Centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie), organisme parfaitement crédible, selon lequel « un Français sur deux se dit confronté personnellement à des difficultés importantes invisibles des pouvoirs publics ou des médias ». Cette observation rejoint ce que je vous disais du non-recours : il existe un écart entre les situations réelles, marquées par les inégalités et les injustices, et les recours. Les personnes dont parle ce rapport sont invisibles ou se rendent invisibles car elles ne veulent pas se signaler. Tout cela constitue un ferment extrêmement dangereux pour notre pays. Car celui-ci se caractérise par une religion de l'égalité, une volonté de justice, et si une partie importante de notre population a l'impression que la République ne tient pas ses promesses, qu'elle ne lui rendra pas la justice, ne lui garantira pas l'effectivité des droits qu'elle attend, cela menace notre cohésion sociale.

En ce qui concerne l'état d'urgence, mon action a été double. En collaboration avec les commissions des Lois de l'Assemblée nationale et du Sénat, et ici même à l'instigation de votre ancien président Jean-Jacques Urvoas, j'ai accepté, en toute indépendance, de porter à votre connaissance, pour contribuer au contrôle parlementaire institué par la loi du 20 novembre 2015, toutes les informations dont nous disposons depuis que, le 23 novembre, j'ai décidé d'ouvrir la porte de nos délégués, et du Défenseur des droits en général, aux réclamations des victimes des mesures de l'état d'urgence ou de personnes qui se jugent telles. Nous avions reçu à la date d'hier 79 réclamations, que nous sommes en train d'instruire et dont j'ai eu l'occasion de dresser un bilan le 26 février dernier, c'est-à-dire à la date d'échéance de la première prorogation de l'état d'urgence. Je ne reviens pas sur ce rapport au Parlement qui contient tous les éléments quantitatifs et d'appréciation qualitative.

Voici les principales observations que l'on peut en tirer. Premièrement, les mesures qui ont été prises – perquisitions, assignations à résidence, etc. – peuvent créer un climat de suspicion, de délation ou une atmosphère délétère, au détriment des personnes qui en ont fait l'objet, dans la plupart des cas à tort, ou qui en ont subi des dommages tels que la perte de leur emploi. Aujourd'hui, au bout de quatre mois, le Gouvernement, en particulier le ministère de l'intérieur, et le Parlement qui le contrôle sont peut-être plus à même qu'au début de tirer les leçons de l'expérience et de fixer quelques prescriptions ou orientations pour la mise en oeuvre de ces mesures.

Deuxièmement, nous avons constaté un déficit particulier de prise en considération de la situation des enfants, pourtant essentielle du point de vue du Défenseur des droits. Hélas, dans les textes adoptés depuis lors, notamment pour procéder à la deuxième prorogation – j'espère que ce sera la dernière – de l'état d'urgence, mes propositions sur la manière de traiter les enfants, en particulier au cours des perquisitions de nuit, n'ont pas été retenues. Les amendements en ce sens au projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale ont en effet été rejetés pour des raisons dites « opérationnelles » ; je le regrette.

Troisièmement, il est très difficile à une personne qui a fait l'objet d'une telle mesure de réclamer une indemnisation. Selon la circulaire publiée par le ministre de l'intérieur en novembre, cela suppose en effet de se référer à la jurisprudence administrative de la faute lourde du service public ; il n'existe pas de disposition spécifique et plus expédiente destinée à l'indemnisation. En particulier, toute perquisition ne se solde pas par la remise d'un procès-verbal qui pourrait servir de base à la réclamation. Je pense pour ma part que remédier à cette situation ne nuirait en rien à l'efficacité des mesures et que ce serait justice vis-à-vis de ceux qui ont subi des dommages matériels considérables – vous connaissez les cas spectaculaires qui ont été médiatisés.

Quant au fond des mesures, permettez-moi de citer ici les propos de votre ancien président lorsqu'il a présenté au nom de votre Commission son second rapport sur la mise en oeuvre de l'état d'urgence : le droit d'exception, disait-il en substance, ne devrait pas devenir le droit ordinaire ; pour reprendre son expression imagée, les lois « gloutonnes » de l'état d'exception ne doivent pas dévorer le droit commun. Or aujourd'hui, deux mois plus tard, il est clair que nous y sommes. Ainsi, dans le projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation tel qu'il a été adopté par l'Assemblée nationale, comme dans le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, des dispositions extrêmement restrictives de libertés qui pouvaient, de notre point de vue de défenseur des libertés, se concevoir dans une période limitée et au titre d'un droit d'exception, deviennent le droit commun. Je songe aux mesures que vous avez votées et qui vont être examinées par le Sénat à la fin du mois concernant la retenue administrative, le contrôle administratif des voyageurs ou les dispositions relatives à l'usage des armes par les forces de sécurité.

À propos de ces textes, nous avons dit ce que le Défenseur des droits peut légitimement déclarer en application des principes de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme ou du Conseil constitutionnel : ces mesures sont susceptibles d'affaiblir l'État de droit et les libertés que nous connaissions jusqu'à présent. J'ai livré notre analyse de ces dispositions, expliqué en quoi, de notre point de vue, elles restreignent les libertés et pourquoi nous pensons que le Parlement et l'ensemble des décideurs politiques devraient se demander s'ils veulent vraiment, dans l'équilibre délicat entre les exigences légitimes de sécurité et la garantie du respect des libertés, déplacer le curseur du côté de la sécurité.

Telle est notre position. Je l'ai dit ici comme au Sénat et à sa commission des Lois. Nous sommes à la croisée des chemins. Nous tous, et surtout les députés et sénateurs membres de la commission des Lois de chaque assemblée, nous devons nous demander quelle philosophie juridique et des libertés nous voulons préserver. Les circonstances nous conduisent-elles légitimement à faire évoluer cette philosophie, ou est-ce en défendant la liberté et les droits humains fondamentaux que nous devons nous battre contre ceux qui nous assassinent et qui veulent assassiner nos libertés ?

J'ai dit que la déchéance de nationalité telle qu'elle était proposée ne me paraissait pas correspondre aux principes républicains. Si elle ne concerne que les binationaux, comme dans la version du Sénat, elle est contraire à l'article 1er de la Constitution selon lequel notre citoyenneté et notre nationalité sont indivisibles, de même que la République. Si elle concerne tous les Français, y compris ceux qui sont nés français, elle se heurte à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantit les droits fondamentaux à tout homme et à toute femme du jour de sa naissance, sans quoi notre société n'aurait point de Constitution, comme on disait à l'époque ; l'on ne saurait y revenir.

De toute façon, en vertu de la non-rétroactivité des mesures de procédure pénale plus dures, ces textes ne s'appliqueraient pas à ceux des terroristes que nous voudrions juger pour les assassinats des 7, 8 et 9 janvier 2015 ou du 13 novembre dernier.

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