Intervention de Jacques Toubon

Réunion du 22 mars 2016 à 16h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Monsieur Mennucci, je sais bien que ce que je dis ou écris ne plaît pas à tout le monde et suscite des discussions. Je vous rappelle que je ne suis pas un juge : si je puis manier la balance pour tenter de rétablir l'équilibre des droits, je ne possède pas le glaive. On peut donc toujours, naturellement, discuter mes points de vue. Mais vous pourriez utilement vous rapporter à mon avis sur le projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, qui a été publié – comme tout ce que je dis ou écris et que l'on peut retrouver soit dans des documents que je fais parvenir aux rapporteurs ou aux présidents des commissions des Lois, soit sur notre site, en temps réel. Au Sénat, j'ai eu l'occasion d'exprimer mon avis, dans les mêmes termes, à M. Michel Mercier, rapporteur, et d'en parler à M. Philippe Bas, président de la commission des Lois, qui en a d'ailleurs fait état, je crois, dans le débat de la semaine dernière, en invoquant l'article 66 de la Constitution sur l'autorité judiciaire.

Voici ce que j'ai écrit : « Le présent projet de loi doi[t] contenir les garanties nécessaires en vue d'assurer un juste équilibre entre la protection des droits et des libertés et l'impératif de sécurité publique et de prévention et de répression des infractions pénales. L'une de ces garanties, essentielle en matière de procédure pénale, est assurément le contrôle du juge judiciaire, gardien des libertés individuelles en vertu de l'article 66 de la Constitution, lorsque les mesures ordonnées dans le cadre de l'enquête sont susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux, telles que perquisitions, saisies et interceptions de données personnelles. »

Le Conseil constitutionnel n'a pas dit autre chose le 19 février, dans sa décision sur la question prioritaire de constitutionnalité concernant les saisies de données informatiques. Ce n'est qu'à condition de modifier la Constitution que l'on pourrait procéder régulièrement et légalement à ces saisies. Ce que je dis ici n'équivaut donc pas à des propos tenus par le Premier président de la Cour de cassation, par le vice-président du Conseil d'État ou par tel ou tel commentateur : c'est l'expression de la loi, telle qu'elle se présente dans notre édifice normatif.

Vous avez parlé, monsieur Mennucci, de police administrative. Voici ce que j'écrivais encore dans mon avis : « En renforçant les moyens de l'autorité administrative, ce projet de loi crée un déséquilibre entre le préfet et le procureur de la République : il déplace ainsi l'initiative du déclenchement de mesures portant atteinte aux libertés individuelles au bénéfice du préfet, sans que celui-ci soit soumis au respect de garanties procédurales telles qu'un contrôle a priori. » La caractéristique de toutes les mesures prises dans le cadre de l'état d'urgence, qui est admissible à titre temporaire et exceptionnel mais deviendra permanente si ces lois sont votées, c'est que le contrôle a priori d'un juge est remplacé par le contrôle a posteriori. On juge de la régularité de la mesure une fois qu'elle a été appliquée, on ne la soumet pas à une autorisation préalable. En matière de libertés, la différence est considérable, monsieur le député !

Comme je l'ai déjà dit, notamment à la presse, ce sont aujourd'hui les propos, les comportements, les attitudes qui pourront être mis en cause à travers la police administrative et les mesures à caractère administratif, et non les infractions commises, contrairement au principe même de notre procédure pénale. J'ai donc écrit très clairement : « Eu égard à l'objet de sa mission, le Défenseur des droits émet les observations et recommandations suivantes sur les dispositions relatives aux mesures d'investigation portant atteinte au droit au respect de la vie privée et du domicile, au renforcement des pouvoirs de l'autorité administrative dans le cadre de la prévention du terrorisme ainsi que sur d'autres dispositions relatives au nouveau régime d'irresponsabilité pénale en matière d'usage des armes à feu. »

Je ne suis pas le seul à m'exprimer ainsi, comme en témoigne le très important compte rendu des débats en séance publique à l'Assemblée : l'article 18 relatif à la retenue administrative ne semblait pas aller de soi pour tous les députés, contrairement à ce que vous avez suggéré, et certains d'entre eux ne jugeaient pas le point de vue du Défenseur des droits aussi excessif que vous.

Je ne m'attarde pas sur les raisons pour lesquelles tout cela remet en cause l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme et sa jurisprudence.

Monsieur Pueyo, en matière pénitentiaire, votre expérience vous rend plus compétent que moi. Lorsque j'ai été auditionné ici même en juillet 2014 en vue de ma nomination, j'ai indiqué que, à la suite de l'adoption de la loi du 23 mai 2014 qui avait donné un nouveau statut au Contrôleur général des lieux de privation de liberté, je considérais que le débat ouvert en 2011 sur l'éventualité qu'il rejoigne le Défenseur des droits était clos. À mes yeux, ce n'était pas une priorité et je n'allais pas me battre pour cela. En outre, nous entretenons avec Adeline Hazan, qui occupe actuellement le poste, de bonnes relations de travail. Elle est chargée de tout ce qui concerne la condition pénitentiaire tandis que nous nous occupons des droits des détenus. En année moyenne, nous avons d'ailleurs traité à peu près le même nombre de cas – 4 000 environ –, quoique de manière différente. Je ne méconnais pas le fait que cette situation puisse intriguer les avocats ou les détenus ; souvent, d'ailleurs, ils saisissent les deux instances, pour obtenir une double garantie.

Quant à votre question sur la radicalisation, qui concerne plutôt Adeline Hazan puisqu'elle a trait à l'organisation de la détention, je n'ai personnellement pas de point de vue sur le sujet, mais je dirai, comme je l'ai fait à propos de l'article 20 du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, relatif au contrôle administratif, qu'il faut prendre garde de passer de mesures restrictives de liberté à des mesures privatives de liberté et qui porteraient atteinte aux droits des personnes libres comme des détenus. Vous êtes mieux placé que moi pour savoir qu'un détenu, en effet, n'est pas moins une personne que celles qui sont de l'autre côté des barreaux.

Monsieur Bompard, le Défenseur des droits ne formule nullement une présomption de racisme, bien au contraire ; sa méthode consiste à procéder au cas par cas. Prenons le livreur que vous avez évoqué : aux termes de ma décision, son refus de livrer dans un quartier réputé difficile ou dangereux ne constitue pas, dans les circonstances de l'espèce, une discrimination. Vous voyez que mon point de vue est loin d'être systématique. En particulier, j'ai pris en considération cette donnée du dossier : quinze jours ou trois semaines auparavant, une autre personne avait été attaquée sur place.

Vous avez employé une expression que je reprends à mon compte bien que, sur de nombreux sujets, je ne sois pas d'accord avec vous : les « exilés de la France périphérique ». Mais ces exilés, monsieur Bompard, forment une grande partie de ceux qui s'adressent au Défenseur des droits ; ce sont eux qui, je l'ai dit, ne s'adressent pas assez à lui ou aux autres instances de recours ; ce sont ces populations vulnérables, ces personnes oubliées ou qui se croient oubliées, abandonnées, qui subissent le pire dans une société républicaine de progrès comme la nôtre : l'aquoibonisme. « À quoi bon irais-je demander quelque chose ? De toute façon, je ne l'obtiendrai pas. La loi, le droit, la République, c'est pour les autres. » Quand je rétablis des droits sociaux, quand j'essaie de prendre par la main une personne qui n'arrive pas à avancer dans le labyrinthe administratif, c'est de ces exilés de la France périphérique qu'il s'agit ! Je partage tout à fait le point de vue de ceux qui ont parlé de ségrégation à propos de notre société.

Voilà pourquoi le projet de loi « Égalité et citoyenneté » est particulièrement important. J'en connais une partie, qui me concerne, celle qui touche à la lutte contre les discriminations : elle est très positive. Mais il faut aller plus loin. J'ai parlé de l'enquête que nous allons réaliser. J'ai aussi adressé hier un appel à témoignages aux jeunes qui ont du mal à trouver un emploi du fait de leur origine. Vous avez voté ici même il y a deux ans un nouveau critère de discrimination : le lieu de résidence. Nous en faisons usage, en particulier s'agissant de l'inégalité de traitement en matière de services publics – de l'éducation ou de la santé.

Croyez-moi, monsieur Bompard : notre présomption, c'est une présomption d'égalité ! Or aujourd'hui, dans notre pays, elle est rarement confirmée. Il faut la rétablir.

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