Intervention de Jacques Toubon

Réunion du 22 mars 2016 à 16h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Jacques Toubon, Défenseur des droits :

Monsieur Ciotti, en ce qui concerne l'affiche, je ne vois pas en quoi la photographie elle-même montre autre chose que le quotidien du métier des policiers en tenue. Elle n'a rien d'une dénonciation ni d'une stigmatisation.

Comme je l'ai écrit à Mme Berthon, secrétaire générale du Syndicat des commissaires de la police nationale, il ne s'agit pas d'une campagne de communication. En juin dernier, nous avons mis en circulation sept affiches portant sur les quatre missions du Défenseur des droits, dont la défense des enfants, la lutte contre les discriminations et la médiation avec les services publics. L'une de ces affiches portait sur les droits des femmes. Il s'agissait, d'une manière générale, d'appeler l'attention sur la possibilité offerte aux personnes qui se trouvent dans ce type de situations de nous saisir pour faire valoir leurs droits. Une seconde série d'affiches a été envoyée plus récemment. Les mairies ou les institutions qui les reçoivent choisissent de les exposer ou non. Je n'ai pas lancé une campagne de publicité en utilisant des affiches de quatre mètres par trois ou des spots radiodiffusés. C'est une campagne d'information, visant à développer le recours au Défenseur des droits.

L'affiche en question, je le répète, n'a pas la portée que vous dénoncez. Elle se contente de décrire l'un de nos domaines de compétence, la déontologie de la sécurité.

J'observe qu'en cette matière le nombre de requêtes présentées au Défenseur des droits a augmenté de 250 % depuis 2010, peut-être pour des raisons de fond, mais d'abord parce que, dans l'ancien système, la CNDS ne pouvait être saisie que par l'intermédiaire d'un parlementaire, alors que le Défenseur des droits l'est directement. Surtout, sur les 550 dossiers que j'ai eu à traiter l'an passé, et qui concernent des policiers nationaux – dans la moitié des cas –, des gendarmes, des gardiens de prison, des policiers municipaux ou des vigiles, un peu plus de 10 % a fait l'objet de notre part d'une décision de manquement et, puisque c'est ainsi que nous procédons, d'une demande de sanction à l'autorité disciplinaire – le ministère de l'intérieur, de la défense ou de la justice. En d'autres termes, dans 90 % des cas, nous avons estimé que le policier, le gendarme, l'agent de sécurité s'était conduit conformément au code de déontologie. Cela confirme qu'il n'y a pas ici la moindre vindicte contre les forces de sécurité, bien au contraire.

En effet, comme vous l'avez très justement rappelé, s'il est possible d'appliquer les lois dans notre pays, et de les faire appliquer par ceux qui voudraient s'y soustraire, c'est grâce aux forces de sécurité, dépositaires du monopole de la violence légitime. En d'autres termes, les premiers serviteurs de la loi, en même temps que ses premiers bénéficiaires, ce sont les forces de sécurité. Pour le dire clairement, en tant que Défenseur des droits, je suis du même côté que les forces de sécurité. Dans les circonstances actuelles, en particulier, je suis le premier à leur rendre hommage.

C'est si vrai que, dans son récent rapport, l'ACAT (Action des chrétiens pour l'abolition de la torture) juge que le Défenseur des droits est beaucoup trop gentil avec la police, complètement impuissant face à ses exactions et à ses violences supposées, et conclut qu'il faudrait désigner quelqu'un d'autre pour s'en occuper !

Ma position se situe probablement à mi-chemin entre la vôtre, monsieur Ciotti, et celle de l'ACAT ; et c'est sans doute la bonne position.

En ce qui concerne l'application des mesures de l'état d'urgence, ce dont j'ai fait état, notamment dans mon rapport du 26 février remis au Parlement, c'est ce que disent les personnes qui m'ont saisi. Pour l'instant, à l'exception de quatre ou cinq règlements à l'amiable – le cas le plus simple étant celui du lycéen empêché de se rendre au lycée par son assignation à résidence et pour lequel nous avons obtenu que soient modifiés les horaires de pointage –, tous les cas sont à l'instruction et je n'ai pris aucune position vis-à-vis de ces déclarations. En parlant du climat, je faisais référence à ce qui ressort des propos ou des écrits des personnes soumises à ces mesures. Je vais maintenant mener une instruction contradictoire dont je tirerai les conclusions. Ce ne seront pas celles du contentieux administratif, qui porte sur le bien-fondé juridique des mesures prises en application de la loi d'avril 1955 ou de la loi du 20 novembre – et peut-être, demain, des nouvelles dispositions constitutionnelles et des textes subséquents. Ce que je vérifierai, c'est si le comportement des policiers ou des gendarmes qui ont par exemple procédé aux perquisitions a été conforme à la déontologie de la sécurité.

Monsieur Valax, il y a une grande différence, du point de vue de l'État de droit, entre les textes qui s'appliquent de manière exceptionnelle et temporaire, comme la loi relative à l'état d'urgence, et ceux qui sont destinés à entrer dans notre droit commun – donc, lorsqu'ils restreignent nos libertés, à les restreindre en permanence. C'est sur ce point que j'interroge la représentation nationale.

L'enjeu, que M. Ciotti et vous-même, après M. Mennucci, avez très bien formulé, est le suivant : la meilleure réponse à ceux qui menacent nos libertés consiste-t-elle à réduire ces libertés au profit de mesures de sécurité ? En janvier, lorsque j'ai pour la première fois fait état devant la commission sénatoriale de suivi de l'état d'urgence des réclamations que j'avais reçues, j'ai posé cette question : si l'on avait fait face aux événements en recourant à l'arsenal législatif que vous, députés élus en 2012, avez vous-mêmes voté en 2012, en 2013, en 2014 ou en 2015, la situation serait-elle si différente aujourd'hui ? C'est une manière pratique ou triviale de s'interroger sur la philosophie que nous devons choisir : celle des mesures d'exception qui peuvent devenir lois ordinaires ou celle de la préservation d'un certain état de nos libertés.

Vous avez fait référence à mes décisions concernant « La Manif pour tous ». Il en ressort que les instructions générales données par l'autorité administrative, en l'occurrence le préfet de police, m'ont paru porter atteinte à la liberté d'expression et de manifestation. Contrairement à ce que vous dites, ce point de vue n'est pas réservé à « La Manif pour tous » : j'ai dénoncé exactement de la même manière la mesure d'« encagement » par la police de parents d'élèves et de syndicats d'enseignants venus manifester devant la mairie d'Asnières, et je le ferai dans tout cas similaire. J'ai en effet formulé une recommandation générale sur l'« encagement », une mesure à mes yeux totalement contraire aux principes mêmes du maintien de l'ordre républicain, comme je l'ai dit à la commission d'enquête qui a été créée l'année dernière après l'affaire du barrage de Sivens. Ce n'est pas une mesure de sécurité, c'est une interdiction de manifester ! Elle porte donc clairement atteinte à la liberté de manifestation et d'expression, de même que l'instruction du préfet de police tendant à faire enlever tous les t-shirts ou fanions au passage du Président de la République sur les Champs-Élysées.

J'avais annoncé en juillet 2014 – certains ne l'avaient pas cru, qui peut-être le croient aujourd'hui, et se mordent les doigts de s'être trompés – que je n'agirais selon aucun a priori. C'est ce qui s'est passé dans le cas que vous citez. En particulier dans ces affaires de liberté d'expression, de manifestation, de liberté religieuse, si difficiles au moins depuis Charlie Hebdo, ma position est guidée par le droit et d'abord par l'impératif de cohésion sociale et nationale.

Pour prendre un exemple récent, si on m'interrogeait sur la fameuse disposition du projet de loi défendu par la ministre du travail Mme El Khomri relative à la liberté religieuse dans les entreprises, je répondrais que l'article à propos duquel on a poussé des hauts cris ne fait que reprendre des dispositions existantes, au mot près ! Par définition, l'entreprise, qui relève du secteur privé, n'est pas couverte par les lois adoptées pour le secteur public. D'un autre côté, il existe des difficultés qui engagent le fonctionnement des entreprises, des problèmes de discrimination, de libertés : il faut les traiter au cas par cas. Quoi qu'il en soit, la loi que vous allez examiner n'apporte aucune novation ; je le dis, car cette question risque de se poser et de faire l'objet d'un débat peut-être difficile.

Monsieur Coronado, en ce qui concerne les contrôles d'identité dits subjectifs, c'est-à-dire discriminatoires, l'affaire a été portée devant la Cour de cassation, à laquelle je présenterai des observations dans lesquelles je ferai valoir mon point de vue.

À mes yeux, l'accord entre la Turquie et l'Union européenne – plus exactement, entre le gouvernement turc et les chefs d'État et de gouvernement, tant qu'il n'a pas été transformé en un accord juridiquement contraignant – n'est pas juridiquement correct, pour deux raisons.

Premièrement, il ne pourrait être mis en oeuvre que si, en application des textes sur le droit d'asile, la Turquie était considérée comme un pays sûr. Or elle ne l'est pas, en particulier parce que, aux termes de la directive de 2013, cela supposerait qu'elle ait ratifié la convention de Genève sans aucune limitation géographique, ce qu'elle n'a pas fait. La Commission européenne a d'ailleurs elle-même estimé que « l'application de [l'accord] requiert la modification préalable des législations nationales tant grecque que turque – la législation grecque doit prévoir le statut de pays tiers sûr pour la Turquie et la législation turque doit garantir l'accès effectif à des procédures d'asile pour toute personne ayant besoin d'une protection internationale ».

Je note qu'un autre pays concerné, la Hongrie, qui n'est pas considérée comme « faible » sur les questions migratoires, juge irrecevable les demandes d'asile des personnes ayant transité par des pays sûrs, au nombre desquels les États candidats à l'adhésion à l'Union européenne, à l'exception de la Turquie. De nombreuses personnes signalent donc ce problème.

Deuxièmement, après le renvoi en Turquie, les migrants pourraient être renvoyés depuis ce pays vers d'autres qui, eux, tomberaient sous le coup de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme sur la torture et les traitements inhumains ou dégradants. Or la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme interdit aux États contractants d'éloigner une personne vers un pays lorsqu'il existe des motifs sérieux et avérés de croire qu'elle y courra un risque réel d'être soumise à un traitement contraire à l'article 3. Elle interdit même de renvoyer une personne dans un pays, fût-il considéré comme sûr, si celui-ci risque de la renvoyer à son tour dans un autre pays non sûr, celui de sa nationalité ou de sa résidence. Cela pourrait tout à fait concerner les Syriens.

Il y a donc lieu de mettre en question la légalité internationale et européenne de cet accord. En disant cela, je ne tranche ni dans un sens ni dans l'autre : simplement, je ne crois pas que l'on puisse appliquer ces dispositions sans s'interroger sérieusement sur ces points. Je me tiens naturellement à la disposition de tous pour aller plus loin sur ces sujets. Le Défenseur des droits est en effet l'une des rares instances de notre pays, à l'exception, naturellement, des tribunaux judiciaires, à se préoccuper tous les jours, voire toutes les nuits, des personnes qui, comme les enfants ou les familles retenus en centre de rétention administrative, sont dans une situation violemment contraire aux règles internationales ou nationales.

Monsieur Binet, j'ai justement donné aux délégués instruction d'étendre et d'intensifier leurs activités dans le domaine de la promotion de l'égalité et de la lutte contre les discriminations. Aujourd'hui, il est vrai que certains d'entre eux ont, par tradition, tendance à privilégier les questions de médiation avec les services publics. Mais je vais essayer, en particulier grâce aux recrutements et remplacements, d'accentuer cette dimension de leur action. En outre, je prépare actuellement un projet éducatif, pour l'éducation au droit, que j'aimerais développer avec l'éducation nationale afin de faire mieux comprendre aux collégiens et lycéens le rôle fondamental des règles de droit dans une République comme la nôtre.

En ce qui concerne la procréation médicalement assistée, je maintiens ce que j'ai dit devant la mission sénatoriale conduite par Mme Catherine Tasca. Toutefois, par rapport à la position publique prise par 130 médecins la semaine dernière, qui repose encore essentiellement sur des principes d'éthique biomédicale et surtout sur l'idée de traiter l'infertilité de tous les couples, la mienne est d'une certaine manière plus large et plus fondamentale : elle s'appuie sur le principe d'égalité. Je ne suis pas sûr que d'éventuelles futures discussions à ce sujet aboutiraient si l'on partait de l'idée d'étendre les lois de bioéthique ou de supprimer les obstacles qui y figurent : mieux vaudrait à mon avis – mais vous êtes plus compétent que moi sur ces questions – partir des textes du type de celui sur le mariage pour tous, c'est-à-dire de l'égalité. Juridiquement, philosophiquement, politiquement, cette démarche serait probablement sinon plus facile, du moins plus cohérente.

L'amélioration de nos dispositions sur l'accès à l'origine ont fait l'objet en 2012 et 2013 de discussions auxquelles le Défenseur des droits de l'époque a participé. Puis, après qu'elles ont débouché en 2013 et 2014 sur des textes et des propositions, dont le rapport Théry, on n'en a plus parlé. Si vous me saisissez, je peux réfléchir à ce problème très intéressant, qui se posera dès lors que l'on aura entériné toute la récente jurisprudence de la Cour de cassation sur la gestation pour autrui, et traité les questions de filiation qui font partie des suites du mariage pour tous. Il ne s'agit pas ici d'idéologie mais d'application pratique du droit.

Prenons l'exemple du livret de famille. Il soulève des questions très concrètes du type de celles que vous, parlementaires, devriez vous poser. Qu'y écrit-on ? Que peut-il dire d'un enfant, de ses parents ? En s'appuyant sur quels documents ? Quel doit être son degré de publicité ? Nous devrions mettre ces questions sur la table, ce qui n'a pas encore été fait, et les regarder froidement au lieu de les laisser aux groupes d'intérêt et de pression.

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