Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 23 mars 2016 à 16h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

Vous m'interrogez, monsieur Audibert Troin, sur le temps qu'il a fallu pour neutraliser ou mettre hors d'état de nuire ces terroristes situés en Belgique. Peut-être puis-je rappeler quelle est la réalité de ce réseau et vous indiquer de quelles informations nous disposons. Même s'ils ne disent pas tout, les chiffres disent beaucoup de l'importance du phénomène auquel nous devons faire face.

Si je mets de côté ce qui s'est passé hier, qui appelle des informations complémentaires de la part des services de police et de renseignement, onze terroristes sont morts : dix en France et un en Belgique, Mohamed Belkaïd, dont on sait qu'il a joué un rôle particulièrement important de coordination. Ceux qui sont morts sont morts dans le cadre d'attentats-suicides ou neutralisés par les forces de l'ordre. Dans le cadre de l'équipe commune d'enquête avec les Belges, nous avons procédé à l'arrestation de treize personnes, dont onze ont été placées en détention et deux sous contrôle judiciaire. Jusqu'aux événements d'hier – dont nous verrons quelles connexions les relient au réseau du 13 novembre –, nous étions à la recherche de dix individus. Ainsi, trente-quatre personnes sont concernées par les attaques tragiques, meurtrières, barbares du 13 novembre dernier : onze morts, treize personnes écrouées ou sous contrôle judiciaire et dix recherchées. Il s'agit là de ceux que nous connaissons ; il est possible que d'autres viennent se greffer à ces effectifs lorsque l'enquête révélera d'autres connexions.

J'ai lu beaucoup d'articles sur les failles des services de renseignement, parfois même des articles sur les failles des services de renseignement français. Faisons un point extrêmement précis sur ce sujet. Sur l'ensemble des terroristes qui nous ont frappés, deux étaient connus des services de renseignement français : Ismaël Omar Mostefaï et Samy Amimour. En 2012-2013, ils s'étaient soustraits au contrôle judiciaire dont ils étaient l'objet et avaient rejoint la Syrie. Ils sont vraisemblablement revenus de Syrie avec le commando organisé par Abdelhamid Abaaoud qui nous a frappés – l'enquête le confirmera, mais l'hypothèse est forte. Sur le nombre des individus concernés, il y avait donc deux Français, qui étaient ailleurs. Tous les autres étaient des Belgo-Marocains ou des Français résidant en Belgique, qui n'étaient pas connus des services de renseignement français.

Ces attentats du 13 novembre sont commandités par un Belgo-Marocain résidant en Syrie puisqu'engagé dans les opérations terroristes de Daech ; ils sont préparés en Belgique, et ceux qui ont préparé cette opération arrivent en France à la dernière minute, autour du 12 novembre. Je veux aussi rappeler que ceux qui rejoignent le territoire de l'Union européenne le font avec de faux papiers et de faux documents : Daech a récupéré des milliers de passeports vierges et s'est doté d'une véritable usine de faux documents, qui permettent aux terroristes de se fondre en plus ou moins grand nombre dans le flot de leurs victimes, c'est-à-dire dans les flux migratoires. Ces faux documents leur permettent d'échapper à l'interrogation du SIS et du reste. Pas un service de renseignement des pays traversés par ces individus avant le 13 novembre n'a signalé leur présence à l'extérieur du territoire national, pas un ! Des éléments nous sont parvenus de services de renseignement étrangers pour la première fois le 15 novembre, c'est-à-dire deux jours après les attentats : ce sont les services marocains qui nous ont appris qu'une partie de ceux qui nous ont frappés se sont fait prendre leurs empreintes digitales sous de fausses identités à Leros. Avant le 15 novembre, nous n'avons eu aucune information d'aucun service de renseignement européen nous indiquant la présence de ces individus sur le sol de tel ou tel pays. Les informations communiquées il y a trois jours par le procureur fédéral belge et par le procureur Molins, ont montré qu'avant de nous frapper, ces individus ont circulé partout en Europe, notamment Salah Abdeslam, peut-être pour acquérir des armes, peut-être pour recruter des kamikazes : à Ulm, en Hongrie, en Autriche… Aucun service européen ne nous les a signalés, et les services américains non plus. Quant aux services belges, ils signalent ces personnes au système d'information Schengen comme délinquants et non pas comme terroristes. Et à la fin, tout cela se résume, dans un certain nombre de propos et d'articles, par « les failles du renseignement intérieur français » ! Je vous raconte tout cela dans le détail pour bien montrer que la réalité, sur ces sujets, est plus compliquée qu'on ne le croit.

En ce qui concerne ce qui se passe en Syrie, avons-nous suffisamment de capteurs et sont-ils suffisamment bien orientés pour nous permettre de récolter des informations et d'anticiper ? La question doit être posée.

Voilà qui permet, monsieur le député Audibert Troin, d'expliquer le temps nécessaire à une mise hors d'état de nuire pourtant urgente. Je ne peux pas vous donner plus d'éléments, soit parce que je ne les ai pas, soit parce que je ne peux vraiment pas, mais ce que je vous ai dit retrace tout de même de manière assez complète la réalité à laquelle nous sommes confrontés.

J'en viens à l'articulation des armées et des forces de sécurité intérieures. Encore une fois, soyons très clairs : en ce qui concerne la mise en oeuvre du dispositif de garde et l'opération Sentinelle, les relations entre les ministères de l'Intérieur et de la Défense sont remarquables et pour tout dire excellentes. Pourquoi donc ? Tout d'abord, en pareilles circonstances, les relations que les deux ministres entretiennent personnellement ne sont pas neutres : quand les ministres parlent et se comprennent, cela va incontestablement beaucoup plus vite. Ensuite, les compétences sont clairement réparties : il n'y a pas de confusion dans le dispositif de commandement. C'est le ministère de l'Intérieur qui définit l'objectif à atteindre, c'est le ministère de l'Intérieur qui dit quel est le contenu du contrat opérationnel, mais le ministère de la Défense et l'état-major des armées sont libres de déterminer les modalités qui permettront de remplir le contrat. Cela ne veut pas dire que nous ne nous parlons pas en vue de définir ces modalités ; cela veut dire que je ne demande pas au ministère de la Défense de considérer que l'autorité exercée par le ministère de l'Intérieur dans la définition des objectifs de sécurité intérieure contraint le ministère de la Défense au point de lui imposer, pour atteindre ces objectifs, des modalités d'organisation qui relèvent de son administration. Non seulement je ne fais pas cela mais je tiens compte, dans l'organisation de nos gardes et de nos patrouilles, des spécificités de nos forces respectives pour parvenir à une sécurité optimale.

C'est pour cela que je pense que des gardes dynamiques, qui ne soient pas des gardes en voiture – il peut y avoir des patrouilles automobiles mais il faut des gardes à pied, avec des gens en armes qui circulent dans des quartiers –, sont beaucoup plus efficaces que des gardes statiques. Du reste, celles-ci posent un problème : un certain nombre de représentants de cultes se sont habitués aux gardes statiques et considèrent qu'y mettre fin serait une manière de remettre en cause la sécurité qu'on leur a promise, ils ne comprennent donc pas que la substitution d'une garde dynamique à une garde statique leur offre plus de sécurité. Dans un contexte où la capacité de résilience du pays résulte du fait que chacun est convaincu qu'on lui offre la sécurité adéquate, il n'est pas possible de procéder à cette substitution partout sans un minimum de dialogue et de concertation associant ceux qui sont protégés, notamment les plus vulnérables, aux dispositifs que nous proposons de mettre en oeuvre. J'ai donc donné un mandat au préfet de police de Paris pour discuter, avec le délégué interministériel à la sécurité Thierry Coudert, avec les représentants de la communauté juive et parvenir, dans un délai de quelques semaines, à la substitution sur le territoire de l'Île-de-France de gardes dynamiques aux gardes statiques. Il faut aussi rassurer nos compatriotes de confession juive, qui craignent que la fin des gardes statiques ne les expose à des risques accrus – et compte tenu de ce qu'ils ont vécu à l'école Ozar Hatorah et à l'Hyper Cacher, je le comprends.

Par ailleurs, monsieur Audibert Troin, la défense ne fait pas de renseignement sur le territoire national. Ce n'est pas dans son contrat, et elle ne le demande d'ailleurs pas. La direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) fait du renseignement dans le cadre de ses compétences particulières, mais la défense ne fait pas de renseignement sur le territoire national. Le contexte est cependant particulier, et le ministre de la Défense et moi-même sommes prêts à envisager que les capacités spécifiques des armées puissent, sur réquisition seulement, être mises en oeuvre sur le territoire national en vue d'accomplir des missions de surveillance ou de détection qui leur seraient confiées par l'autorité civile. Le problème de l'articulation ne se poserait alors pas, le travail se ferait en commun, dans le cadre d'un échange fluide d'informations entre les militaires et les civils ; mais le travail de surveillance et de détection, qui est une forme de renseignement, ne pourrait se faire que sur réquisition de l'autorité civile. Faute de quoi, la confusion serait considérable.

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