Intervention de Damien Abad

Réunion du 6 avril 2016 à 9h00
Commission des affaires économiques

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDamien Abad, rapporteur :

Ce sujet a, en effet, largement été abordé dans notre commission. Je souhaite saluer M. le président Bernard Accoyer, qui est à l'origine de cette proposition de loi, qui vise à mieux définir l'abus de dépendance économique.

En introduction de leur rapport d'information sur la mise en application de la loi n° 2014-344 du 17 mars 2014 relative à la consommation, nos collègues Annick Le Loch et Philippe Armand Martin affirmaient : « notre impératif commun est que les prochaines négociations commerciales se déroulent dans un climat partenarial plus équilibré, juste et apaisé, profitable à tous ». Force est de constater que cet impératif n'est, pour le moment, pas réalisé. À la dégradation du climat des négociations entre les fournisseurs et les distributeurs, déjà observée en 2013, 2014 et 2015, a fait suite, lors des négociations pour l'année 2016, une nouvelle montée des tensions. Le rapprochement des centrales d'achat et de référencement des principales enseignes de la grande distribution, qui est intervenu à la fin de l'année 2014, a renforcé la « guerre des prix » qu'elles mènent entre elles depuis 2013, et les a placées dans une position encore plus forte dans les négociations. Certaines des personnes que nous avons auditionnées estiment le coût de cette guerre des prix à 1 Md€. Je rappellerai que les quatre plus grandes centrales d'achat concentrent aujourd'hui à elles seules 90 % du marché de l'approvisionnement de la grande distribution. Il en résulte une intensification du caractère conflictuel des négociations, certains fournisseurs se plaignant d'avoir été exposés à des menaces de déréférencement, parfois mises à exécution, ou à des demandes de réduction de tarifs, bien entendu sans compensation.

En cette année 2016, à ces difficultés structurelles s'est ajoutée une crise agricole dans de nombreuses filières, avec une chute importante des prix de vente, ce qui a conduit à des blocages de sites de la grande distribution, notamment en Bretagne et dans le département de l'Ain, dont je suis élu. La guerre des prix contraint l'ensemble de la filière d'approvisionnement de la grande distribution à comprimer ses marges de manière chaque fois plus sévère. Outre qu'elle expose les acteurs de cette filière à de graves difficultés économiques, elle compromet l'avenir en leur imposant une réduction de leurs dépenses d'investissement et d'innovation. Il risque d'en résulter, à terme, une réduction de la qualité et de la diversité des produits de grande consommation, qui constituent pourtant des caractéristiques propres à notre pays.

Je citerai quelques chiffres : le mois de janvier 2016 a constitué le trente et unième mois consécutif de déflation pour l'ensemble des produits de grande consommation. Une chute de cette ampleur n'avait pas été observée depuis huit ans. L'érosion des marges dans l'industrie agroalimentaire a atteint un niveau extrêmement préoccupant, puisque le taux de marge a régressé de plus de 11 points depuis 2000, et que l'investissement a chuté de 7 % en 2015. Cela alors que le supposé grand gagnant de la guerre des prix, à savoir le consommateur, peine à en percevoir les bénéfices ! La guerre des prix a permis de reverser 1 milliard d'euros aux consommateurs, mais cette somme devient dérisoire dès lors qu'on considère le gain par ménage : à peine 3 euros par mois ! Bien plus, la stabilité de la consommation des produits alimentaires prouve que les ménages n'ont pas utilisé ce gain pour consommer plus, mais davantage pour consommer plus cher.

Il existe, de fait, une dépendance économique réelle des petites et moyennes entreprises (PME) aux distributeurs. En amont, avant de pouvoir placer ses produits dans l'ensemble des magasins d'un distributeur, une PME commence par contracter, régionalement, avec quelques enseignes. Cette étape lui permet de dégager de la marge pour investir dans des équipements de production plus performants, d'accroître progressivement son stock de matières premières, et d'embaucher pour pouvoir répondre à la demande. Pendant cette phase d'amorce, de nombreuses PME se trouvent en situation de dépendance économique, mais cette situation est parfois utile à ce stade. Le véritable problème se trouve en aval : ce sont les abus qu'il faut combattre, autrement dit la situation où l'un des partenaires – le plus souvent une très petite entreprise (TPE) ou une PME – ne peut trouver une solution alternative s'il refuse les conditions que lui impose le distributeur.

Face aux dangers que fait peser le déséquilibre des relations commerciales sur les perspectives de notre agriculture et de notre industrie agroalimentaire, il y a eu des avancées législatives. Cet enjeu a fait l'objet de nombreux textes au cours des années récentes : je citerai la loi du 2 août 2005 en faveur des petites et moyennes entreprises, dite « Dutreil », et la loi du 3 janvier 2008 pour le développement de la concurrence au service des consommateurs, dite « Chatel », ainsi que la loi du 4 août 2008 de modernisation de l'économie, et, pour la législature en cours, les lois du 17 mars 2014 relative à la consommation et du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques, dite « Macron ». Cette forte activité législative a permis de construire un cadre commun plus rigoureux pour ces négociations et a renforcé notablement les moyens de contrôle et le niveau des sanctions en cas de manquement. Mais ces avancées n'ont pas suffi à infléchir le cours des négociations commerciales, ni à mettre fin à la guerre des prix. Il convient aujourd'hui de trouver un dispositif permettant de mieux protéger les TPE et les PME dans ce rapport de forces.

Dans cette perspective, une solution, complémentaire du dispositif légal existant, a été pour le moins négligée : il s'agit de l'interdiction des abus de dépendance économique. L'abus de dépendance économique figure dans notre droit depuis longtemps : c'est l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence qui l'a introduit. Mais il demeure peu utilisé dans les faits. Les fournisseurs sont, en effet, dissuadés de recourir à cette procédure à cause des conditions très strictes qui ont été posées par la jurisprudence pour établir l'abus de dépendance économique, et notamment l'état de dépendance économique, qui est très difficile à prouver. La caractérisation de l'état de dépendance économique est soumise à quatre conditions cumulatives : l'importance de la part du chiffre d'affaires réalisé par un fournisseur avec un distributeur ; l'importance du distributeur dans la commercialisation des produits concernés ; l'absence de choix délibéré du fournisseur de concentrer ses ventes auprès de ce distributeur ; et l'absence de solutions alternatives pour le fournisseur. Le cumul de ces conditions conduit, dans la plupart des cas, à ne pas reconnaître l'état de dépendance économique, alors que des solutions alternatives présentées sont souvent théoriques pour les PME concernées.

L'Autorité de la concurrence, dans son avis relatif au rapprochement des centrales d'achat et de référencement dans le secteur de la grande distribution, soulignait que, dans ce secteur, « l'appréciation de l'existence d'une éventuelle situation de dépendance économique résultant de la puissance d'achat d'un distributeur doit tenir compte d'une multitude de critères », et que ces derniers doivent permettre de définir les marges respectives de négociation dont disposent les entreprises concernées. La répartition des pouvoirs de négociation dépendant largement de la structure du marché de chaque famille de produits concernés, l'Autorité concluait à la nécessité de tenir compte des spécificités de chaque famille de produits. Le président de l'Autorité de la concurrence, avait ainsi indiqué, lors de son audition par la commission des affaires économiques du Sénat, le 8 avril 2015, soit il y a quasi un an jour pour jour, que dans le secteur de la pomme, même si un fournisseur écoulait 40 % à 50 % de sa production auprès d'une seule enseigne, le juge écarterait la qualification de dépendance économique s'il existait pour ce producteur des solutions alternatives, comme la vente dans une autre région ou à l'étranger… et cela même si elles sont pratiquement impossibles à mettre en oeuvre pour ce producteur. Il en découle que la plupart des recours déposés pour abus de dépendance économique sont aujourd'hui écartés par l'Autorité de la concurrence, en raison de la difficulté à établir un état de dépendance économique.

Pourtant, l'abus de dépendance économique devrait permettre de mieux sanctionner des pratiques qui constituent le coeur du déséquilibre des relations entre fournisseurs et distributeurs, notamment les ruptures brutales de relations commerciales sous la forme de déréférencements, et les renégociations sans contrepartie de conditions commerciales. Il pourrait constituer un instrument puissant de rééquilibrage et de pacification des relations entre fournisseurs et distributeurs, s'il pouvait être plus largement utilisé. De fait, si bien des fournisseurs se voient aujourd'hui contraints d'accepter les conditions défavorables qui leur sont proposées par la grande distribution, c'est parce que ces enseignes constituent, pour eux, des débouchés indispensables.

Cette proposition de loi vise à assouplir la définition législative de la situation de dépendance économique, en remplaçant ses quatre critères cumulatifs par deux critères : le premier est le risque que ferait peser, sur le maintien de l'activité du fournisseur, la rupture des relations commerciales avec le distributeur ; le deuxième est l'absence de solution de remplacement à ces relations commerciales susceptible d'être mise en oeuvre dans un délai raisonnable. Tels sont les deux critères cumulatifs que nous proposons dans cette proposition de loi. Le deuxième axe de cette proposition consiste à élargir à un horizon de moyen terme les effets sur le fonctionnement ou la structure de la concurrence que doit être susceptible d'avoir l'exploitation abusive d'un état de dépendance économique pour être passible de sanctions.

Je proposerai deux amendements d'appel pour susciter le débat et, éventuellement, aller plus loin dans l'avenir. Ce texte a déjà fait l'objet d'un large consensus. Il résulte directement d'une proposition de l'Autorité de la concurrence. Il avait été adopté sous forme d'amendement par le Sénat lors de la première lecture du projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques. Il avait malheureusement été écarté dans la suite de la navette.

Il s'agit donc de modifier l'article L. 420-2 du code de commerce, en ajoutant deux critères pour caractériser la situation de dépendance économique, au lieu des quatre critères utilisés aujourd'hui, et en cessant de ne prendre en compte que l'effet immédiat sur le fonctionnement ou la structure de la concurrence, par la mention des effets de moyen terme, de manière à confier des outils plus importants au juge et à avoir une appréciation plus souple de l'abus de dépendance économique, tout en conservant un cadre solide pour éviter de mettre en difficulté des PME, dont la mono-activité ou le débouché unique leur permettent de dégager un chiffre d'affaires important.

Tel est l'objet de cette proposition de loi que nous vous proposons, et dont M. Bernard Accoyer est le premier signataire.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion