Intervention de Serge Michailof

Réunion du 23 mars 2016 à 9h00
Commission des affaires étrangères

Serge Michailof, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques :

Je vous remercie de votre invitation.

Nous nous focalisons sur le développement du terrorisme en Afrique à la suite des attentats de Nairobi, de Bamako, de Ouagadougou. Mais après tout, des attentats de ce type ont aussi frappé Paris et, hier, Bruxelles. Ce phénomène me paraît être le symptôme d'un problème plus grave. Le plus inquiétant, est en effet que quatre ans après le début de la crise malienne de 2012, malgré une aide multisectorielle à cette région dépassant 4 milliards de dollars par an, l'instabilité régionale ne fait que croître et qu'on ne voit pas très bien émerger une approche globale coordonnée permettant d'envisager une sortie de crise.

L'Afrique comporte plusieurs zones d'instabilité. Le cas le plus typique est le Nord-Est du Nigeria où sévit Boko Haram depuis une quinzaine d'années, alors même que le Nigeria est un pays très riche et puissant, doté d'un budget militaire colossal. Un autre pays riche et en voie de développement rapide comme le Kenya se trouve confronté à un problème analogue, avec les Shebabs dans la partie nord-est de son territoire. Pour comprendre ces phénomènes, l'analogie la plus éclairante est celle du cancer. Des métastases se développent dans ces zones. Quand elles prennent place dans un pays bien structuré, elles se résorbent comme dans un corps sain ; à l'inverse, quand elles s'insèrent dans un État mal organisé, elles se multiplient et se développent comme un cancer. Ces métastases, ce sont le terrorisme, la circulation des armes et de la drogue, la désorganisation de l'économie et, bien évidemment, l'émigration massive.

Je sais que le titre de mon dernier livre Africanistan a choqué certains d'entre vous – et je me tourne ici vers M. Loncle qui m'a adressé des reproches à ce sujet que je comprends. Le Sahel n'est certes pas l'Afghanistan ; mais la progression de l'insécurité dans cette région doit désormais tous nous interpeler. Le ministère des affaires étrangères déconseille les déplacements dans une partie importante de l'Afrique de l'Ouest. Les cartes montrent, en quelques années, une progression très rapide des zones rouges où il est formellement déconseillé de se rendre, tout comme il y a une douzaine d'années en Afghanistan où les zones « rouges » sans sécurité ont progressivement couvert l'intégralité du pays. Au Burkina, la frontière nord-est de ce pays, naguère considérée comme très stable, est désormais pratiquement interdite sur une profondeur de 50 à 100 km ce qui est tout à fait nouveau. Et lorsque je me suis rendu à Niamey en mai dernier, l'ambassadeur de France m'a interdit de sortir de la ville à moins d'être accompagné par une escorte militaire à mes frais. Cette situation m'a rappelé les mêmes instructions de l'ambassadeur de France à Kaboul il y a sept ou huit ans.

Si de profondes différences culturelles et historiques séparent les pays du Sahel de l'Afghanistan, il existe aussi de multiples points de similitudes entre eux et cette comparaison a pour principal intérêt de permettre de tirer pour le Sahel des leçons de l'échec de l'intervention occidentale en Afghanistan.

La première similitude, sur laquelle je rejoins Hervé Le Bras qui m'a précédé ici, est l'impasse démographique. Avec des taux de croissance démographique supérieurs à 3,5 %, la population est susceptible de doubler tous les vingt ans. Le Niger, qui avait 3 millions d'habitants au moment de l'indépendance, en compte 20 millions aujourd'hui – et non pas 17 millions, comme le signale Hervé Le Bras – et en aura de 42 à 45 millions en 2035, ceci même si un programme ambitieux de contrôle des naissances est mis en place. Si le taux de fécondité se maintient au niveau actuel, hypothèse qu'il ne faut pas écarter car ce taux est resté presque identique depuis 50 ans, il comptera 89 millions d'habitants en 2035. A supposer qu'un programme de planning familial se mette en place au plus vite, la population sera néanmoins de l'ordre de 60 millions. Or je peux vous dire tout de suite que ce sera impossible, car seuls 8 % de la superficie de ce pays, certes grand comme deux fois la France, sont cultivable et je ne vois pas comment 60 millions de Nigériens pourront se nourrir et vivre sur un territoire aussi restreint et climatiquement aussi défavorisé.

Je vous présente un premier graphique qui retrace l'évolution de ce taux de fécondité (nombre moyen d'enfants par femme) depuis les années cinquante dans divers pays d'Afrique. Il montre que dans les pays du Maghreb, la transition démographique est quasiment achevée : le taux de fécondité a baissé jusqu'à atteindre en Tunisie un niveau analogue à celui de la France. Pour le Niger, le Tchad et le Mali, le taux de fécondité a au contraire augmenté jusque dans les années quatre-vingts puis s'est stabilisé à un niveau avoisinant 7 à 7,5 enfants par femme. Les pays sahéliens n'ont ainsi pas encore amorcé leur transition démographique, et même s'ils l'amorçaient demain, il faudrait vingt-cinq à trente ans pour que ses effets se fassent vraiment sentir. D'où mon pessimisme portant sur cette question démographique. Un deuxième graphique permet de comparer les évolutions des taux de fécondité entre le Niger, où il se situe en gros au même niveau (de l'ordre de 7,5) depuis cinquante ans, et d'autres pays pauvres et musulmans comme le Bangladesh ou l'Indonésie où la transition démographique est pratiquement achevée et le taux de fécondité proche de 2.

Une autre cause d'inquiétude est que comme en Afghanistan, le développement agricole est en panne. La croissance démographique est tellement rapide que le phénomène d'intensification ne se produit pas alors que c'est habituellement un processus presque spontané. Les systèmes agraires sahéliens sont fondés sur des longues jachères mais dès lors que la densité de population dépasse 40 habitants au kilomètre carré, la durée des jachères se réduit et le potentiel foncier se dégrade. Or dans une bonne partie du Sahel agricole, la densité dépasse aujourd'hui 150 habitants au kilomètre carré… L'enchaînement des sécheresses et du croît démographique aboutit à une destruction des sols et une surexploitation des pâturages. Et la situation est aggravée par l'absence d'investissements publics et de politiques nationales adaptées.

Ajoutons enfin que ces phénomènes vont s'accentuer avec le réchauffement climatique. Selon les climatologues la hausse de deux degrés attendue en Europe à la fin du siècle se produira au Sahel dans seulement une vingtaine d'années. Cela entraînera une baisse de 15 % à 20 % des récoltes de sorgho et de mil, qui constituent les principales cultures. Si les climatologues ne s'accordent pas sur les prévisions de hausse pour 2050, qui varient de trois à cinq degrés, il y a consensus pour considérer que la bande sahélienne connaîtra une instabilité climatique toujours plus grande : il y aura peut-être plus d'eau dans certaines régions, mais selon une répartition irrégulière dans le courant de l'année, avec des épisodes d'une violence extrême qui lessiveront les sols et les semis.

La conjonction de taux de croissance démographique de l'ordre de 3,5 voire comme au Niger de 4 % et de la faiblesse des ressources conduit à une misère rurale dramatique. Je vous donnerai un seul chiffre : au Niger, 0,2 % de la population rurale a accès à l'électricité et nous sommes au XXIe siècle ! Enfin comme l'Afghanistan, les pays du Sahel sont des pays enclavés où les coûts de production sont extrêmement élevés et le marché intérieur restreint. Il n'y a donc aucun développement industriel significatif. Au Niger, il y a 4 000 emplois salariés formels dans le secteur manufacturier hors mines. Mais les mines d'uranium ne créent que très peu d'emplois.

On ne peut pas parler véritablement de chômage au Sahel car tout le monde doit travailler pour manger, mais il existe un sous-emploi généralisé. Je citerai encore une fois le cas du Niger, pays dans lequel j'ai vécu cinq ans dans les années quatre-vingts en tant que représentant de l'Agence française de développement : actuellement, chaque année, 240 000 jeunes arrivent sur le marché de l'emploi alors que l'agriculture et le secteur informel urbain offrent très peu de perspectives pour eux. Je remarque en passant qu'en Afghanistan, la cohorte correspondante est annuellement de 400 000 jeunes. Or dans vingt ans en 2035, au Niger, les démographes estiment que ce seront 576 000 jeunes qui arriveront sur le marché du travail. La question qui se pose est, bien sur : mais où seront les emplois ? Pour l'ensemble des pays sahéliens dits du G 5, cette cohorte sera de l'ordre de 2,2 à 2,5 millions de jeunes. Cela ne veut pas dire que l'on ne pourra pas créer d'emplois, en particulier dans le secteur agricole, dans le domaine du développement rural ou municipal, ou le secteur informel urbain et l'artisanat, mais aujourd'hui, je ne vois pas trace des programmes permettant de valoriser ces potentialités.

Le Sahel n'est certes pas l'Afghanistan et j'accepte les réserves de M. Loncle, mais comme en Afghanistan les fractures ethniques et religieuses au lieu de se résorber, comme on l'avait cru un temps, tendent à s'approfondir, notamment en raison de la concurrence pour les terres, l'eau et les pâturages. Ceux d'entre vous qui ont vu le magnifique film Timbuktu se rappellent comment une dispute à propos d'une vache qui est allée brouter des salades dans le jardin du voisin se termine par un coup de pistolet et mort d'homme. Nous assistons désormais à une dissémination des armes à travers toute la région. Autrefois, en cas de différend entre par exemple des Peuls et des Songhaïs autour d'une terre ou d'un passage de troupeau, les bâtons sortaient ; aujourd'hui, c'est la kalachnikov qui sort.

Pour poursuivre ma comparaison avec l'Afghanistan, à travers toute la partie musulmane du Sahel, un islam radical – je le tiens de sources très solides – vient se substituer chez les jeunes générations à un islam soufiste traditionnellement tolérant. C'est un sujet d'inquiétude majeure pour les élites politiques. Autre analogie extrêmement grave : les institutions publiques, en particulier les appareils régaliens, sont d'une extraordinaire faiblesse. En dehors des villes, il n'y a pratiquement pas d'État, pas d'administration, pas de justice. Vous rencontrerez deux ou trois gendarmes dans une bourgade avec une Land Rover en panne depuis deux ans ou des motos sans carburant. Ce contexte favorise l'émergence de systèmes mafieux où l'ordre public et la justice sont finalement assurés par des « hommes forts », ceux qui disposent des armes.

Dans ce contexte, l'économie parallèle devient très importante et se développe à partir de trafics divers : l'or et le sel des anciennes caravanes sont désormais remplacés par les cigarettes, le gasoil, les voitures volées, la cocaïne acheminée depuis l'Amérique latine pour être vendue en Europe, et enfin les migrants. Certaines estimations portant sur les profits apportés au Sahel par le transit de cocaïne les évaluent à un demi-milliard de dollars. Nous sommes certes encore loin des chiffres de l'Afghanistan où la production de pavot, sa transformation locale et son exportation représentent un chiffre d'affaire de l'ordre de 5 à 6 milliards de dollars. Mais au Sahel, quelque soit le chiffre exact, le transit de cocaïne est devenu un très gros « business » qui permet comme on l'a vu au Mali, d'acheter d'innombrables complicités.

Enfin autre sujet d'inquiétude, l'environnement régional se dégrade de manière dramatique. Le Tchad est déstabilisé au nord par la Libye qui implose, au sud-ouest par Boko Haram, à l'est par des rebelles soutenus par le Soudan – dont une colonne, rappelons-le, est arrivée en 2008 jusqu'aux portes du palais du président Deby à N'Djamena –, au sud par l'instabilité de la Centrafrique.

La situation du Niger est peut-être plus inquiétante encore. Les deux bataillons correctement équipés et entrainés qui constituent la force de frappe de son armée doivent être à la fois au four et au moulin : affrontements avec les djihadistes transitant de Libye vers le Mali et la Mauritanie en menaçant Arlit ; zone d'insécurité à l'ouest qui déborde de la région de Kidal vers les régions de Tahoua et Maradi ; zone de non-droit au nord-est où les milices protégeant les mines d'or se battent à la mitrailleuse lourde ; enfin, au sud, le danger majeur est constitué par Boko Haram, avec des mêmes familles et groupes ethniques situés de part et d'autre de la frontière.

Les derniers chiffres disponibles montrent que les 4 % du PIB désormais consacrés aux dépenses de sécurité pèsent de manière insupportable sur l'économie nigérienne, ce qui conduit à rogner sur les dépenses consacrées au développement, à la santé, à l'éducation, aux infrastructures. Or ces dépenses de sécurité sont néanmoins très insuffisantes pour espérer faire face aux menaces. Ce pays, mais il n'est pas le seul, se trouve donc dans une impasse budgétaire et sécuritaire. Et je ne vois pas comment il pourrait en sortir par ses propres moyens compte tenu des contraintes auxquelles il est soumis.

Nous voyons donc que toute la zone sahélienne entre dans une phase de profondes turbulences. La Libye implose, Daech s'y implante avec pour objectif de contrôler les puits de pétrole et de tenter d'établir un califat couvrant Libye, Tunisie, Niger, Tchad et Mali. La grande similitude avec l'Afghanistan est l'impasse dans laquelle se trouvent les masses de jeunes ruraux qui cherchent en vain à s'insérer économiquement et socialement. Faute de ressources, ils ne peuvent se marier et restent dans un état de dépendance qui leur est insupportable; leurs perspectives d'emploi sont très réduites dans le milieu agricole comme dans le milieu urbain informel et bien sur nulles dans le secteur formel. Dans ces conditions, on comprend pourquoi le trafic transfrontalier et les propositions des groupes djihadistes peuvent les séduire. Ce sont de 200 à 400 dollars qui leur sont offerts pour poser une mine et jusqu'à 30 000 dollars pour l'enlèvement d'un otage occidental, contre 30 à 40 dollars de salaire mensuel pour un emploi irrégulier et éreintant dans le secteur informel rural ou urbain.

La France a pour l'instant essentiellement mobilisé ses ressources militaires. Son dispositif « Barkhane » de surveillance couvre une zone immense, représentant peut être six à sept fois la surface de notre pays, avec seulement 4 000 hommes. Dans une région aussi vaste confrontée à une telle crise, nous ne pouvons plus jouer le rôle de gendarme.

Quels autres outils sont à notre disposition ? Il n'y a guère que l'aide extérieure. Je ne dis pas qu'elle va tout régler mais au moins elle peut être activée. On tend certes à la brocarder car elle devient secondaire au regard des flux de capitaux privés et des transferts financiers des migrants. Toutefois, dans les pays pauvres du Sahel, elle joue encore un rôle considérable. Elle représente 60 % à 90 % des budgets d'investissement et correspond en moyenne à 8 % à 12 % du PIB. Bien gérées, ces ressources pourraient largement contribuer à la stabilité voire à la relance de l'économie.

Toutefois, le cas de l'Afghanistan pousse à s'interroger sur l'efficacité de l'aide au développement dans ce type de contexte. Entre 2008 et 2013, ce pays a reçu le plus haut montant d'aide au monde. Certaines années, elles ont dépassé 50 % du PIB. La communauté internationale lui versait plus que ce que la Banque mondiale déboursait pour l'ensemble des pays de l'Afrique subsaharienne. Et où en est-il aujourd'hui ?

Aucun des objectifs de la coalition occidentale n'a été atteint. L'insécurité n'a jamais été aussi grande que depuis le début des années quatre-vingt-dix. La démocratie est une triste farce : les derniers résultats de l'élection présidentielle n'ont pas été publiés, sinon les kalachnikovs seraient à nouveau sorties. L'économie devait repartir : elle a connu des taux de croissance économique remarquables de l'ordre de 9 % à 10 % pendant 10 ans et le PIB a triplé. Mais c'était essentiellement dû aux retombées de l'activité militaire – construction de routes stratégiques, de bases, etc – et toute cette économie s'est effondrée depuis 2014. D'après des informations récentes, mille passeports seraient délivrés chaque jour à des jeunes qui ne rêvent que de partir à l'étranger.

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