Intervention de Bernard Cazeneuve

Réunion du 17 mai 2016 à 16h30
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur :

En raison de la persistance de menaces graves à caractère terroriste susceptibles de se concrétiser à tout moment sur le territoire national, le Gouvernement soumet à votre examen une troisième loi de prorogation de l'état d'urgence, pour une durée supplémentaire limitée à deux mois.

Avant d'en détailler la présentation, je tiens à remercier le président Raimbourg, qui a repris le flambeau du président Urvoas au côté du co-rapporteur Jean-Frédéric Poisson, et qui vient de dresser avec ce dernier le bilan de la mise en oeuvre de l'état d'urgence depuis sa prorogation en date du 26 février.

À cet égard, nous nous sommes efforcés, comme nous le faisons depuis de nombreuses semaines, de répondre à toutes les demandes qui nous ont été adressées. Afin de permettre aux parlementaires de disposer des dernières informations, mon directeur de cabinet envoie, sous mon autorité, un ensemble d'éléments au Parlement lorsque c'est nécessaire.

Il ne m'appartient pas de commenter ceux qui viennent d'être portés à votre connaissance par Dominique Raimbourg et Jean-Frédéric Poisson. Je constate simplement que, globalement, ils vont dans le même sens que l'analyse du Gouvernement quant à la nécessité de proroger l'état d'urgence – même si j'ai bien perçu, depuis de nombreuses semaines, la position de Jean-Frédéric Poisson.

Plusieurs enseignements peuvent être tirés du contexte actuel. Ils sont d'abord juridiques, avec l'évolution jurisprudentielle du juge administratif, à laquelle nous avons dû nous adapter. Ainsi, il a été tenu compte de cette évolution pour la reconduite des assignations à résidence après le 26 février, et ce sera évidemment fait aussi après le 26 mai. La jurisprudence du Conseil constitutionnel en ce qui concerne les perquisitions administratives en a ensuite considérablement réduit la portée, rendant nécessaire un renforcement de notre droit commun auquel nous avons oeuvré dans le projet de loi porté par mon collègue Jean-Jacques Urvoas.

Enfin, l'analyse des mesures prises au cours des derniers mois tranche un débat juridique et politique, mais aussi, en quelque sorte, philosophique. Il a opposé ceux qui, au nom d'intérêts parfois contradictoires, voient dans l'état d'urgence un mode de gouvernance dérogatoire à tout principe démocratique et ceux, dont je suis, qui considèrent que l'état d'urgence est au service non seulement de la préservation des libertés, mais également de leur expression, dans le cadre d'une menace terroriste imminente.

Ce dernier point correspond d'ailleurs exactement à ce qu'a révélé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 février dernier. Les mesures de police administrative que nous prenons en application de l'état d'urgence présentent un caractère exceptionnel. Elles doivent être strictement proportionnées à la nature de la menace et au contexte d'ordre public qui en découle. Elles doivent concilier la prévention des atteintes à l'ordre public avec le respect des droits et des libertés, parmi lesquels le droit et la liberté d'expression collective des idées et des opinions.

J'ai été saisi par votre rapporteur Jean-Frédéric Poisson d'une demande d'interdiction préventive de tout rassemblement sur l'ensemble du territoire. Il le sait, une telle demande générale et générique ne saurait trouver de fondement légal dans notre droit. La liberté de manifester est une liberté constitutionnelle, comme le rappelle la décision du Conseil constitutionnel du 19 février dernier ; constitutionnellement garantie, elle doit être protégée. Je lui ai indiqué les éléments qui président à ce positionnement de l'État dans un courrier dont j'ai apporté la copie et que je tiens à votre disposition. De fait, si les autorités chargées des mesures de police administrative prenaient de telles décisions générales et absolues, non seulement elles se mettraient hors du droit, mais ces décisions seraient assurément censurées par le juge, ce qui affaiblirait considérablement le crédit dont jouit l'État. Vous avez d'ailleurs pu constater aujourd'hui même que le juge administratif adopte au sujet des interdictions de paraître une position qui doit nous inciter à la plus grande méticulosité lorsque nous prenons des mesures de police administrative destinées à éviter des troubles à l'ordre public.

Il est toutefois naturellement possible, dans le cadre de l'état d'urgence comme dans celui du droit commun, d'interdire des manifestations de manière préventive et ponctuelle. Cela a été fait samedi dernier à Rennes, mais dans des conditions particulières : l'existence d'une menace à l'ordre public spécifique et étayée, et l'impossibilité de prévenir les risques que représentent les troubles à l'ordre public par un moyen au moins aussi coercitif que l'interdiction de manifestation. Car le droit de manifester n'est pas le droit de s'affranchir de toutes les règles de droit, de déverser sa haine et sa violence dans l'espace public, de s'en prendre aux personnes et aux biens.

De même, à Paris, le préfet de police a pris 41 mesures d'interdiction dites de séjour, qui sont en réalité des interdictions de paraître en un lieu et en une période donnés. Il l'a fait parce que, face à la menace terroriste, nos forces de sécurité sont mobilisées sur l'ensemble du territoire et que, en recourant à une mesure circonstanciée plutôt qu'à une interdiction générale, nous nous sommes efforcés de concilier le droit de manifester avec la protection des Français contre le péril que représenterait un acte violent.

Huit arrêtés ont en outre été pris par le préfet de Loire-Atlantique, un par le préfet d'Ille-et-Vilaine et trois par celui de Haute-Garonne. Au niveau national, ce sont donc 53 arrêtés préfectoraux qui ont été signés, dont 48 notifiés. Un arrêté a été levé ce matin et certains ont fait l'objet de suspensions. Il faudra d'ailleurs regarder de très près les considérants du juge administratif concernant les interdictions de paraître, car ils permettront de circonscrire le domaine d'intervention ouvert à l'État en matière de mesures de police administrative, sachant que le juge administratif précise sa doctrine à chaque jugement. En ce qui concerne les assignations à résidence comme les perquisitions administratives, les choses se sont considérablement durcies.

Enfin, lorsque des débordements ou des exactions ont lieu en marge des cortèges, nous intervenons, et ce, comme auparavant, sur le fondement du droit commun. C'est ainsi que, depuis le début des manifestations contre la loi « travail », plus de 1 300 individus ont été interpellés pour des faits de violence commis lors de ces manifestations, parmi lesquels 819 ont été placés en garde à vue, et 51 ont d'ores et déjà été condamnés par la justice dans le cadre de comparutions immédiates.

Toutefois, je le répète, l'état d'urgence n'est pas un état de convenance politique. De même, je veux rappeler le principe essentiel selon lequel l'état d'urgence n'a pas vocation à durer plus longtemps que nécessaire. Certes, aujourd'hui, nous en demandons à nouveau la prorogation, mais c'est en raison de la persistance du péril terroriste dans un contexte particulier, marqué par l'organisation d'événements de dimension internationale qui contribuent au rayonnement de la France. Je songe notamment à l'Euro 2016.

Quant à l'intensité de la menace, le 22 mars dernier, Bruxelles a été victime, après Paris, d'un attentat multi-sites d'une extrême violence qui a provoqué la mort d'une trentaine de personnes. Le 24 mars, à Argenteuil, l'action de nos services de renseignement nous a permis de mettre en échec un nouveau projet d'attentat – voire plusieurs, au vu de ce que nous avons trouvé chez Reda Kriket. Si les investigations menées à l'échelle européenne ont permis d'arrêter, au cours de ces dernières semaines, la plupart des membres identifiés du réseau terroriste ayant fomenté et exécuté les attentats de Paris et de Bruxelles, nous savons que la menace demeure très élevée. Nous savons aussi que les attentats de Bruxelles ont été commis dans cette ville parce que leurs auteurs n'ont pas eu le temps de frapper à nouveau la France – car tel était bien leur projet. Songez par ailleurs que, depuis le début de l'année, les services de police spécialisés ont procédé à 101 interpellations en lien direct avec le terrorisme djihadiste, ayant donné lieu à 45 mises en examen et 33 mises sous écrou.

Ces chiffres témoignent à eux seuls du niveau de la menace. L'organisation, cet été, de l'Euro 2016 et du Tour de France nous impose une vigilance redoublée, car ces événements populaires et d'ampleur internationale constituent des cibles potentielles pour les terroristes.

Le rapport de Dominique Raimbourg dressant le bilan opérationnel des mesures mises en oeuvre dans le cadre de l'état d'urgence, je ne reviendrai pas sur les détails, préférant insister sur la stratégie déployée.

Comme vous le savez, au cours des premiers jours de l'état d'urgence, en novembre dernier, les forces de sécurité ont conduit plusieurs centaines de perquisitions administratives dans le but de déstabiliser les filières terroristes. Le risque d'une réplique immédiate des attentats qui venaient de frapper notre pays était en effet très élevé, comme l'a démontré la neutralisation d'Abdelhamid Abaaoud, le 18 novembre, au cours d'une opération à Saint-Denis, alors qu'il projetait de commettre un nouvel attentat.

Une fois ce travail considérable accompli par les forces de sécurité, le nombre de perquisitions a logiquement diminué, pour s'établir à 145 entre le 27 février et le 9 mai. En dépit de cette baisse, 162 armes ont encore été saisies au cours de cette deuxième phase, ce qui montre que les personnes ciblées étaient particulièrement dangereuses. Au total, depuis le déclenchement de l'état d'urgence, 750 armes ont été neutralisées, dont 75 armes de guerre.

En outre, ces perquisitions ont permis d'effectuer un important travail de renseignement, de levée de doutes et de mise à jour des fichiers, qui s'est poursuivi durant la deuxième phase de l'état d'urgence.

En ce qui concerne les suites judiciaires des mesures que nous avons prises, 594 perquisitions administratives ont donné lieu à l'ouverture d'une procédure judiciaire, dont 223 du chef d'infraction à la législation sur les armes et 206 du chef d'infraction à la législation sur les stupéfiants. Vingt-huit informations judiciaires ont été ouvertes et 67 peines prononcées à l'issue de ces procédures, et 56 personnes ont été placées en détention, ce qui représente là encore des résultats particulièrement significatifs.

En ce qui concerne les assignations à résidence, sur les 268 procédures en vigueur au 26 février dernier, 69 ont été renouvelées. Trois nouvelles assignations ont été décidées au cours de cette deuxième phase, ce qui porte à 72 le nombre de décisions d'assignation. Par la suite, deux suspensions ont été prononcées par le juge administratif. Enfin, une assignation a été abrogée à l'initiative de l'administration car, concomitamment à l'abrogation, la personne concernée a été expulsée du territoire national.

À ce jour, et depuis 2013, pas moins de douze attentats ont été déjoués, dont sept depuis janvier 2015. Je veux par conséquent saluer le travail des services de renseignement, notamment de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) dont je rappelle qu'elle est saisie, en propre ou avec la police judiciaire, du suivi de 261 dossiers judiciaires concernant 1 157 individus, en raison de leur implication dans des activités liées au terrorisme djihadiste. Parmi eux, 353 ont d'ores et déjà été interpellés et 13 font l'objet d'un mandat d'arrêt international ; 223 ont été mis en examen, 171 ont été écroués et 52 sont soumis à un contrôle judiciaire. Ces chiffres montrent à quel point l'action quotidienne des services, sous l'autorité de la justice, porte ses fruits en empêchant la commission d'actions violentes et d'attentats sur le sol national.

J'en viens à la prorogation de l'état d'urgence et aux raisons pour lesquelles nous la croyons à nouveau absolument nécessaire.

Au cours de ces derniers mois, plusieurs attentats, d'ampleur comparable ou inférieure à celle des attentats du 13 novembre, ont été commis à l'étranger, qui visaient nos intérêts et nos ressortissants. Les groupes djihadistes ont également visé des alliés directs de la France.

Grâce aux investigations menées, nous savons que les terroristes impliqués dans les attentats de Bruxelles appartenaient à la cellule qui a planifié et exécuté les attentats du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis. En outre, le parquet fédéral belge a confirmé que les attentats du 22 mars, qui ont fait 32 morts et plus de 300 blessés, devaient initialement avoir lieu en France, avant que les terroristes, pris de cours par les investigations judiciaires menées en Belgique par les équipes d'enquête franco-belges, ne soient contraints de précipiter leur action en s'attaquant à Bruxelles.

À l'heure actuelle, la menace terroriste demeure donc, je le répète, très élevée. La France représente clairement une cible prioritaire, en raison du combat résolu qu'elle mène contre les djihadistes au Sahel, en Irak et en Syrie, mais aussi, plus profondément, des principes universels de liberté, de laïcité et d'émancipation qui sont les nôtres depuis plus de deux siècles et qui font horreur aux terroristes djihadistes.

Pour toutes ces raisons, et quelles que soient les précautions que nous prenons, il ne nous est pas permis de nous croire à l'abri, ni de considérer que le « péril imminent » qui a justifié, en novembre dernier, la proclamation de l'état d'urgence a disparu.

En outre, au cours des mois qui viennent, les enjeux de sécurité seront d'autant plus complexes à traiter que nous nous apprêtons à accueillir un très grand nombre de visiteurs étrangers à l'occasion de l'Euro 2016, du 10 juin au 10 juillet prochains. Je l'ai dit, ce grand événement festif d'ampleur internationale intéresse les groupes terroristes, et nous devons, comme je l'ai fait pour le festival de Cannes – bien que les moyens mobilisés ne soient pas les mêmes –, prendre toutes les mesures nécessaires afin que la manifestation se déroule dans de bonnes conditions.

Nous bénéficierons du maintien du contrôle aux frontières. Depuis six mois, 33 millions de personnes ont été contrôlées sur l'ensemble de nos frontières, dans les deux sens, et 17 500 individus n'ont pas été admis sur le sol français. Le déploiement sur le territoire national de 110 000 policiers, gendarmes et militaires de nos armées dans le cadre de l'opération Sentinelle se poursuivra bien entendu également. S'y ajoutent le vote de la loi Savary et l'examen bientôt achevé du projet de loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale.

J'aimerais enfin apporter certaines précisions concernant les mesures que nous proposons de maintenir dans le cadre de l'état d'urgence.

Il sera possible de maintenir les dispositifs d'assignation à résidence, en procédant au renouvellement des assignations après un examen très attentif de ce que la jurisprudence nous dicte, au vu du nombre de décisions déjà prises par le juge administratif.

En revanche, nous ne procéderons pas à de nouvelles perquisitions administratives, notamment en raison de ce que le Conseil constitutionnel a indiqué concernant la modalité d'utilisation des éléments numériques saisis à cette occasion, et qui rend la mesure moins intéressante qu'au moment où nous avons déclenché certaines perquisitions il y a quelques semaines.

Enfin, s'agissant des rassemblements et de leurs conditions d'organisation, nous prendrons, dans le strict respect du principe de proportionnalité, les mesures d'ordre public qui peuvent permettre aux forces de l'ordre de faire face aux manifestations, dans le but de préserver l'ordre public mais sans jamais oublier que notre priorité est de mobiliser ces forces contre le terrorisme.

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