Intervention de Wassim Nasr

Réunion du 11 mai 2016 à 17h45
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Wassim Nasr, journaliste à France :

Ce qu'a dit M. Luizard à propos de l'État irakien s'applique tout à fait à l'État syrien. Il faut tenter de sortir du point de vue occidental sur cette région pour considérer ses dynamiques internes selon lesquelles, à chaque fois, les communautés passent du statut d'opprimé à celui d'oppresseur. Ainsi, ce qui se passe en Syrie n'est ni plus ni moins qu'une guerre de survie pour les deux communautés qui s'affrontent – car c'est bien de cela qu'il s'agit : ne nous voilons pas la face. Les alaouites comme les sunnites s'estiment en danger de mort dans le cas où ils perdraient la guerre. Ce n'est pas la première fois que les sunnites se rebellent : il y a eu des précédents, notamment à Hama en 1982. On ne peut pas remettre en question l'oppression en Syrie, qui a touché toutes les communautés sans exception – chrétienne, druze, chiite,… L'expérience libanaise en atteste également.

En raison du vide étatique et du fait que les populations ne se sentent pas représentées par leur État, l'État est l'enjeu d'un combat pour la survie et la domination de la part des chiites en Irak, des alaouites en Syrie. En Occident, nous portons sur cette situation un regard laïc et rationnel qui n'est pas toujours pertinent.

L'État islamique se nourrit donc des dynamiques locales – l'oppression des sunnites, en Irak comme en Syrie –, mais il incarne également une révolution, comme je l'écris dans mon livre État islamique, le fait accompli, et propose un nouveau système, en rébellion contre les États corrompus et sectaires, mais aussi contre les sociétés traditionnelles, contre l'islam coutumier et contre le pouvoir des clans, en Irak et en Syrie. En Irak, au motif que les chefs de clan corrompus qui ont accepté le deal avec les Américains n'ont pas tenu leurs promesses, une frange de la jeunesse sunnite s'est retrouvée de facto dans les rangs de l'État islamique. En Syrie, après cinq ans de guerre, beaucoup de jeunes ont rejoint cette révolution, de manière civile ou militaire – quoi qu'il en soit, elle s'est militarisée très vite, dès le début 2012. Certains ont gagné les rangs de l'État islamique faute de mieux, parce que l'organisation représente une révolution contre les systèmes établis : contre les États de la région, et même contre le capitalisme et le système mondial.

L'État islamique a gagné en aura avec l'instauration du califat, imaginé et rêvé par une frange de la population musulmane dans le monde depuis la fin du califat en 1924. Ce qui attire les jeunes – du moins occidentaux – vers l'État islamique plus que vers Al-Qaida, c'est cette dimension historique et mystique de la Syrie et de l'Irak, et le fait que l'organisation ait réussi à installer un proto-État avec des institutions, des mécanismes de redistribution, des bureaux des plaintes pour les consommateurs, un système éducatif, des écoles anglophones – au grand dam des francophones !

Avec la guerre en cours, ce système ne va peut-être pas perdurer. Mais l'État islamique aura mis en oeuvre ce qu'il faut bien appeler, abstraction faite de tout jugement de valeur, un projet politique. Il y a dans l'histoire humaine des projets politiques horribles et, au risque que cette comparaison vaille un point Godwin, le nazisme était un projet politique. Ce que je répète depuis quatre ans, c'est qu'il faut prendre ces personnes au sérieux et estimer leur action à sa juste valeur. Si on la minimise, si on considère l'État islamique comme une secte et ses membres comme des paumés, des drogués, on ne mesure pas le danger qu'il représente matériellement et dans l'imaginaire de bien des gens, faute d'alternative.

Je développe aussi dans mon livre l'idée que l'on ne peut pas dire que « ce n'est pas l'islam ». De même, on ne saurait soutenir que les croisés n'étaient pas chrétiens. Simplement, les croisés, qui ont assiégé Constantinople et massacré d'autres chrétiens, ne représentaient pas toute la chrétienté. Les conquistadores étaient chrétiens, mais ils ont décimé des peuples aborigènes. De même, les combattants de l'État islamique font partie de l'islam, ce sont des musulmans, mais ils ne représentent pas tous les musulmans du monde. En revanche, ils constituent un véritable pôle d'attraction pour de vastes franges de la population.

Vous nous avez interrogés sur le rôle joué par les États de la région. Ces États, l'Arabie Saoudite à leur tête, sont aujourd'hui en danger de mort à cause de l'État islamique et de sa dimension révolutionnaire. Il est en révolution contre la monarchie saoudienne qu'il estime corrompue. Tous les djihadistes saoudiens avec lesquels j'ai pu discuter répètent qu'ils reviendront en conquérants détrôner ces corrompus de Saoud. Car l'État islamique se veut une théocratie pure, alors que l'Arabie Saoudite est une monarchie.

Quant aux Turcs, ils ont essayé de contrebalancer le danger du PKK – et non des Kurdes, car il existe des Kurdes pro-Erdogan, des Kurdes pro-iraniens, des Kurdes communistes comme les adeptes du PKK – par l'État islamique, mais ils n'ont pas réussi. Toutefois, il faut se souvenir que la fameuse prise de Kobané n'aurait pas été possible sans l'aide des Turcs. Ceux-ci ont certes fermé la porte au PKK et à sa branche syrienne YPG, mais ils ont permis l'acheminement des peshmergas depuis le Kurdistan irakien pour venir en aide aux Kurdes de Kobané.

Les États de la région sont donc en première ligne, surtout l'Arabie Saoudite qui voit un État révolutionnaire se construire à ses portes. Lénine, qui allait créer l'Union soviétique, n'a-t-il pas été accueilli comme réfugié en Suisse et aidé par l'Empire allemand ? Les impérialistes de l'Empire allemand pouvaient-ils deviner que l'Union soviétique allait naître et qu'elle deviendrait un danger imminent pour toute l'Europe pendant soixante-dix ans ? Il en va toujours ainsi des constructions historiques, fondées sur des convergences et des divergences d'intérêts.

Cet État islamique révolutionnaire, très attirant pour une bonne partie de la population du monde arabe, l'est aussi pour des Occidentaux qui reviennent frapper les pays dont ils sont ressortissants, ce qui est inédit. Les raisons en sont multiples. À celles qu'a citées M. Luizard s'ajoutent les interventions des pays occidentaux à l'étranger. La France est engagée dans des guerres contre des mouvements djihadistes sur plusieurs territoires, depuis des décennies. La nouveauté, c'est que l'État islamique parvient à recruter des Occidentaux pour commettre des attentats chez eux. Ceux qui ont frappé à Paris et à Bruxelles sont des Belges et des Français ; c'est ici qu'ils ont monté des équipes, fabriqué les explosifs, acheté des armes et frappé.

Est-ce parce que l'État islamique est en recul qu'il frappe ? Je ne le pense pas. Le terrorisme est un mode opératoire, non une fin en soi. L'État islamique a démontré sa capacité d'anticipation dès qu'il a commencé à kidnapper des journalistes occidentaux, alors que le califat n'était pas encore proclamé et que l'État islamique en Irak et au Levant était encore au stade embryonnaire : il savait pertinemment que les pays occidentaux allaient réagir. Les djihadistes avaient alors les otages sous la main. Heureusement, les otages français – je connais certains d'entre eux personnellement – ont été libérés à temps, mais les autres n'ont pas tardé à être exécutés. Quand l'État islamique a commencé à envoyer en France des équipes ou des personnes chargées de tâter le terrain, comme Mehdi Nemmouche, il n'était pas du tout en recul. C'est dès l'été 2014, au début des frappes, qu'il a envoyé en Libye l'Irakien Al-Anbari, émir opérationnel très proche de Baghdadi. On ne peut donc pas dire que la Libye fasse partie d'un plan de retrait : elle était dans le viseur de l'État islamique dès le début de l'année 2013.

L'État islamique a donc un vrai projet, si condamnable soit-il, qui risque d'être viable et doit être estimé à sa juste valeur. Il ne s'agit ni d'une secte, ni d'une déviance, ni d'une maladie.

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