Intervention de Béligh Nabli

Réunion du 11 mai 2016 à 17h45
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Béligh Nabli, directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques, IRIS :

J'aimerais formuler quelques remarques liminaires sur le phénomène djihadiste avant de dire quelques mots de la donne géopolitique.

Il est intéressant d'avoir organisé cette table ronde autour de l'idée de contexte régional, dans la mesure où le phénomène djihadiste, caractérisé par sa dimension transnationale et sa tendance à la dématérialisation, voire à la déterritorialisation, est difficile à encadrer en termes territoriaux. Toutefois, en analysant le jeu transnational et le jeu des puissances étatiques elles-mêmes, qu'elles soient internationales ou régionales, il faut aussi garder à l'esprit la donne locale. On a tendance à l'ignorer ou à la minimiser alors que c'est elle qui nourrit, sinon le phénomène, du moins le succès de l'offre politique que représente l'État islamique.

En deuxième lieu, le phénomène djihadiste s'inscrit dans un cadre historique, géopolitique et idéologique : il serait naïf ou simpliste de le réduire à un phénomène religieux. Cependant, le projet de l'État islamique est à la fois politique, car il vise à créer un État, et religieux : c'est le prisme de la religion qui permet de qualifier cet État et la religion y est un facteur de mobilisation idéologique. Il y a là une imbrication du fait politique et du fait religieux qui rend cette créature difficile à identifier et complexe à analyser. Mais c'est aussi cette double dimension qui explique son succès.

Troisièmement, s'agissant des grilles de lecture en vogue, celle qui consiste à réduire la géopolitique contemporaine à un choc des civilisations est simpliste : nous assistons non à une confrontation entre civilisations ou entre religions, mais à des conflits au sein même de communautés relevant a priori d'une même religion. Cet état de fait échappe à la lecture binaire qui nous a été proposée et qui continue de connaître une certaine fortune. D'où, je le répète, l'importance de l'infranational ou du local lorsqu'il s'agit d'expliquer ces phénomènes régionaux, voire globaux, mais dotés d'un ancrage parfois purement local.

J'en viens au contexte régional et à la géopolitique. Il est difficile de délimiter le territoire pertinent. À cet égard, votre réflexe est juste : bien que le Bataclan soit très loin de la Syrie, nous savons tous que ce qui s'y est passé est intimement lié à la situation syrienne. En même temps, peut-on vraiment circonscrire les frontières à l'intérieur desquelles s'inscrirait la « guerre contre le terrorisme » dont on nous parle ? J'en doute, comme je doute du concept même de guerre contre le terrorisme – j'aurai l'occasion d'y revenir. Il me semble néanmoins que le Bassin méditerranéen est incontestablement au coeur des enjeux stratégiques qui sont directement ou indirectement liés au phénomène djihadiste. Sa rive sud, sa rive est, mais aussi, aujourd'hui, sa rive nord – l'Europe – subissent les effets de la montée en puissance du djihadisme. Il y a donc une réflexion stratégique à mener sur notre rapport à la Méditerranée comme espace géopolitique pertinent. Ainsi, l'analyse du djihadisme me semble donner un intérêt particulier à la question, classique chez les géopoliticiens, de savoir si la Méditerranée existe comme espace cohérent, géopolitique.

Pour étayer cette hypothèse, soulignons le cadre général et structurel plus large dans lequel s'inscrit le phénomène djihadiste. Ces dernières années, une série d'événements majeurs a bouleversé la donne géopolitique en Méditerranée : les soulèvements populaires sur ses rives sud et est, la dislocation et la faillite d'un certain nombre d'États, voire d'États-nations, ainsi que des faits insuffisamment soulignés comme la découverte d'hydrocarbures en Méditerranée orientale, qui pourrait représenter une source de tensions à moyen terme.

S'y ajoute le rôle contrasté joué par les deux grandes puissances mondiales que sont les États-Unis et la Russie. D'un côté, sous les deux mandats de Barack Obama, on a assisté à la définition et à la mise en pratique d'une doctrine prudentielle, qui s'est concrétisée au Moyen-Orient par un retrait au moins apparent ; de l'autre, au contraire, la Russie a adopté une stratégie diplomatique et, désormais, militaire relativement agressive. Ce contraste assez saisissant doit lui aussi nourrir notre réflexion géopolitique.

Par ailleurs, le Moyen-Orient est aujourd'hui en proie à deux types de guerre : une guerre froide et une série de guerres chaudes, locales, qui sont autant de guerres par procuration que se livrent les deux protagonistes de la guerre froide, à savoir l'Iran et l'Arabie Saoudite. Là encore, la grille de lecture purement confessionnelle ne saurait suffire à expliquer les sources de cette confrontation, qui a abouti notamment à la rupture des relations diplomatiques entre les deux puissances régionales. Il y a là, à mon avis, une configuration beaucoup plus classique, celle d'une confrontation pour l'exercice d'un leadership, sur fond d'un jeu assez trouble de la part des États-Unis.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion