Intervention de Pierre Razoux

Réunion du 11 mai 2016 à 17h45
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Pierre Razoux, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire, IRSEM :

Pour ma part, n'étant spécialiste ni du terrorisme ni du djihadisme, je vous parlerai de géopolitique – c'est mon métier, que je pratique au quotidien.

Quels sont nos intérêts sur place ? Quel est le jeu des acteurs régionaux et globaux dans la région ?

Si le Moyen-Orient demeure aussi crucial pour nous autres Occidentaux, ce n'est plus du tout à cause du pétrole ou du gaz, contrairement à ce que l'on croit, mais pour des raisons commerciales. L'essentiel de notre production industrielle, les échanges commerciaux entre l'Europe, l'Asie et une partie du monde passent par la route maritime qui part d'Asie et chemine par l'océan Indien, le détroit de Bab el-Mandeb, puis par la mer Rouge, le canal de Suez et la Méditerranée, pour aboutir dans les grands ports européens. Dans un sens, on achète des matières premières, des pièces de rechange ; dans l'autre, on réexpédie des biens de consommation. Si l'on coupe cette artère vitale, on met à genoux une partie de nos industriels, non seulement français mais européens.

D'autres options existent. D'abord emprunter la route du Cap, comme on l'a fait par le passé. Le problème est que cette route est de 25 % plus longue et de 20 à 22 % plus chère. Dans ce monde très compétitif, nos industriels seraient-ils capables de payer le surcoût ? On pourrait également passer par la voie du Nord, mais pas tout de suite, peut-être dans dix à vingt ans. Il y a aussi la nouvelle route de la soie que les Chinois tentent de nous proposer ; mais elle se résume à une voie ferrée et deux autoroutes, de sorte qu'elle ne pourrait drainer qu'une part marginale du trafic, 20 à 25 % tout au plus, alors que le trafic maritime mondial devrait doubler d'ici à quinze à vingt ans.

Cette route cruciale qui passe par le Moyen-Orient et par la Méditerranée, nous sommes donc condamnés à la défendre si nous voulons défendre notre économie.

Elle possède une sorte de goulet d'étranglement : la mer Rouge, avec une porte d'entrée et une porte de sortie qui sont alternativement le canal de Suez et le détroit de Bab el-Mandeb. Celui-ci est, pour nous autres Européens, infiniment plus important que le détroit d'Ormouz, lequel ne sert qu'au passage du pétrole et concerne essentiellement les pays d'Asie qui achètent leur pétrole au Moyen-Orient. C'est parce que le détroit de Bab el-Mandeb est crucial que tout le monde est aujourd'hui présent à Djibouti : les Français et les Américains – c'est bien connu –, mais aussi l'Union européenne, l'Allemagne, l'Italie, le Japon, la Chine, l'Arabie Saoudite et bientôt les Émirats arabes unis, sans compter l'Inde et la Russie qui frappent à la porte.

L'accès à cet espace de la mer Rouge est facile à interdire. Ainsi, Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) peut assez rapidement menacer le détroit de Bab el-Mandeb, et Daech pourrait être tenté, en cas de fragmentation de l'Arabie Saoudite, de fondre sur la mer Rouge depuis la Syrie et l'Irak, mettant ainsi en péril l'axe d'approvisionnement commercial vital de nos démocraties européennes. Je n'insiste pas sur le canal de Suez, absolument essentiel puisqu'il sert, je l'ai dit, de porte d'entrée et de sortie.

Comme le disait fort justement Béligh Nabli, une nouvelle donnée géopolitique est en train d'apparaître : les très grandes réserves de gaz naturel offshore qui sont découvertes toutes les semaines, tous les mois et qui représentent un véritable eldorado gazier. Israël et l'Égypte exploitent déjà ce gaz ; le Liban rêve de le faire mais, empêtré dans ses problèmes politiques, il n'y parvient pas encore ; Chypre, la Syrie et l'Autorité palestinienne voudraient aussi leur part du gâteau. Cette région de Méditerranée orientale, qui couvre l'entrée du canal de Suez, devient ainsi une zone de turbulences et de conflits potentiels, mais pourrait aussi apporter l'apaisement à moyen, voire à long terme : si la raison prévalait, tous s'assiéraient autour de la table pour tenter de se répartir la manne.

J'aimerais enfin vous présenter ce que sont, pour le géopoliticien que je suis, les défis sécuritaires en Méditerranée et en Afrique du Nord. De ce point de vue, où faire passer la frontière sud de nos intérêts européens pour lutter le plus efficacement possible contre le djihadisme et éviter l'unification des fronts djihadistes ? Ces derniers sont au nombre de cinq : en Irak et en Syrie, bien sûr ; dans la péninsule du Sinaï ; dans la zone côtière libyenne, que je qualifie de « chaos libyen », soit toute la moitié nord et côtière de la Libye, la frontière égyptienne, le sud de la Tunisie et une petite partie de l'Est algérien ; dans l'immense bande sahélo-saharienne ; au Yémen. Notre intérêt vital est de tout faire pour que les mouvements djihadistes aient le moins possible accès à la Méditerranée et à la mer Rouge, afin de défendre à tout prix notre sécurité maritime et commerciale ainsi que les navires de tourisme, et d'éviter absolument que ces cinq foyers se réunissent, ce qui signifierait que nous aurions perdu le contrôle de la région.

La stratégie la plus efficace pour compartimenter les fronts djihadistes consiste à projeter notre ligne de défense sécuritaire le plus au sud possible, de manière à séparer le front libyen, la bande sahélo-saharienne et la péninsule du Sinaï. En d'autres termes, il me semble que se fourvoient tous ceux qui, en Europe, disent en substance que nous devrions, si vous me permettez l'expression, laisser les Arabes se débrouiller entre eux et nous concentrer sur la défense de l'Europe par des opérations maritimes, en établissant, comme à la Renaissance, une grande ligne de défense face à l'Empire ottoman, passant par Chypre, la Crète, Malte, la Sicile et Gibraltar. Car si nous en arrivions là, c'est sur notre dernière ligne de défense que nous serions : en d'autres termes, nous aurions déjà perdu. Nous devons construire une défense de l'avant, le plus en amont possible.

Pour la France, le sujet de préoccupation prioritaire est la Libye. Daech n'a pas encore accès à la Méditerranée – ni face à la Syrie ni dans la péninsule du Sinaï. Mais les mouvements djihadistes présents dans le « chaos libyen » sont actifs et menacent directement nos intérêts.

Un pays est décisif, car situé à l'intersection de trois fronts djihadistes, voire quatre : l'Égypte. Nous avons donc intérêt à le soutenir. Je ne parle pas de morale, mais de géopolitique. Nous pourrons ainsi sécuriser plus facilement la Méditerranée orientale, la mer Rouge et le canal de Suez, le but étant de maintenir la « ligne de front » le plus loin possible de la ligne de communication maritime.

Que veulent les États-Unis ? On dit souvent qu'ils se sont désengagés ou qu'ils se désengagent du Moyen-Orient. Ce n'est absolument pas le cas ; simplement, ils se regroupent pour pouvoir intervenir de manière aussi décisive que par le passé, mais non plus à tout bout de champ, face à toute crise : conformément à la doctrine d'Obama et de son administration, uniquement si leurs intérêts stratégiques sont menacés. Ces intérêts sont la liberté de navigation – ils convergent sur ce point avec les nôtres –, la sécurité des citoyens américains répartis le long de l'axe de communication, la sécurité d'Israël et le contrôle de l'énergie en partance vers l'Asie. Celle-ci représente 75 % du pétrole et du gaz produits au Moyen-Orient, et en représentera 85 % après-demain. Aujourd'hui, les plus gros consommateurs de pétrole local sont les pays asiatiques – la Chine en tête, mais aussi le Japon et la Corée du Sud.

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