Intervention de Victorin Lurel

Réunion du 1er juin 2016 à 16h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi Égalité et citoyenneté

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaVictorin Lurel :

Je suis à l'origine, avec deux ministres, d'un projet de loi sur l'égalité réelle outre-mer. Comme on ne pourra pas tout y faire figurer, ce projet « égalité et citoyenneté » revêt une importance d'autant plus fondamentale. Je me suis d'ailleurs inscrit spécifiquement sur le titre III relatif aux discriminations et à la lutte contre le racisme.

Une difficulté de notre culture française est l'impensé de la négrophobie, évoqué par M. Tin, et l'impensé de la « mixophobie », évoqué par Mme Chapdelaine. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on se heurte à un plafond de verre sans avoir toujours les preuves pour en parler et le faire valoir devant les tribunaux. Les cas sont nombreux, notamment dans le journalisme, dans les grands médias, dans les grandes entreprises. La législation européenne a renversé la charge de la preuve mais notre pays n'en tient pas toujours compte.

Il y a un impensé racial ici. On peut même parler de tabou. Pour ma part, je serais tout à fait d'accord pour créer un observatoire de la négrophobie – malgré la charge émotionnelle et symbolique du terme. Je pense qu'il faut avancer.

Mais j'en viens aux statistiques ethniques. Avec M. Christophe Caresche et Mme George Pau-Langevin, qui était à l'époque au Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP), nous avions tenté de faire quelque chose. Tous les groupes nous ont opposé un refus alors qu'il ne s'agissait que d'utiliser ces données pour la recherche. De fait, cela ne correspondait pas aux fondamentaux de notre culture française de l'égalité, fondée sur l'égalité devant la loi quelles que soient l'origine, la couleur de peau, la religion, etc. Tout en restant prudent, peut-être pourrait-on saisir l'occasion de ce texte ?

Ensuite, à propos des lois mémorielles, comment donner une force normative et coercitive à la loi du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité, dite « loi Taubira »? J'observe que l'on s'est fait récemment « retoqué » par la Cour de cassation, après une condamnation en Martinique pour « apologie de l'esclavage et atteinte à l'honneur des descendants des victimes de l'esclavage ». Il y a aujourd'hui une impasse juridique au-delà de la loi Gayssot, qui n'a pas été déférée et qui n'a pas fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Il semble que l'on soit incapable de légiférer en la matière alors que, tous les jours, des gens peuvent dire ce qu'ils veulent sur l'esclavage et les esclavagistes – sur leur humanisme, leur bonté, leur bienveillance, le bonheur des Noirs, etc. Il y a manifestement là un sujet, et je déposerai des amendements pour renforcer cette loi.

Et puis, comment peut-on laisser coexister dans le droit français la loi du 21 mai 2001, qui reconnaît l'esclavage comme crime contre l'humanité, avec la loi du 30 mars 1849 de suppression de l'esclavage et son décret d'application de novembre 1849, portant indemnisation des colons propriétaires d'esclaves ? Comment peut-on laisser vivre dans le même corpus juridique un crime contre l'humanité et une indemnisation pour ceux qui en ont tiré profit ? C'est une question de cohérence. Symboliquement, c'est très fort.

Au moment où je vous parle, des QPC ont été déposées, et des plaintes sont pendantes devant les tribunaux. De mon côté, j'ai fait déposer des amendements sur ces deux sujets.

M. Louis-Georges Tin n'a pas évoqué ce qui est arrivé en 1825 en Haïti, ce qui a fait dire au président de la République que nous avions envers ce pays une dette dont nous nous acquitterions. Avec le président Michel Martelly, lors d'une réunion à trois, nous avons dit : « Ne parlez pas argent en Haïti, parlez de l'aide de la France qui se fera sous forme d'écoles, de collèges, de lycées et de bibliothèques, d'ordinateurs, de cours en ligne, car si vous parlez d'argent, il y aura une guerre civile en Haïti ! » Ce qui s'est passé en 1825 relève de l'Histoire.

Comment évoquer cela sans diviser les Français ? La question est taboue et divise plus dans ma circonscription qu'ici, sur le sol européen, mais elle se pose. Si on lutte contre les discriminations, contre le racisme, la souffrance n'en est pas moins là. Contrairement à ce que l'on croit, ce n'est pas une obsession chez les Français des outre-mer ou d'origine étrangère qui ont cette ascendance. Mais peut-être, à la faveur de cette loi, pourrait-on faire un pas, d'autant plus que la question est devenue internationale : l'Union africaine s'en est emparée, tout comme l'Association des États de la Caraïbe et l'UNESCO.

Même si cela coûte cher – j'en sais quelque chose, étant à l'origine du Mémorial ACTe, centre caribéen d'expressions et de mémoire de la traite et de l'esclavage –, il faut peut-être oser, en France, évoquer ce sujet et créer un observatoire. Si l'idée d'une Haute Autorité de l'égalité est intéressante, j'aimerais pour ma part que les outre-mer fassent l'objet d'un rapport spécifique car, dans les onze territoires habités qui les constituent, les discriminations et les inégalités entre hommes et femmes sont encore plus fortes qu'ici.

1 commentaire :

Le 08/07/2016 à 09:28, laïc a dit :

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"De fait, cela ne correspondait pas aux fondamentaux de notre culture française de l'égalité, fondée sur l'égalité devant la loi quelles que soient l'origine, la couleur de peau, la religion, etc."

Tout à fait, si on oublie cela, c'en est fait de la République française.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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