Intervention de Louis-Georges Tin

Réunion du 1er juin 2016 à 16h30
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi Égalité et citoyenneté

Louis-Georges Tin, président du Conseil représentatif des associations noires, CRAN :

Je suppose que les questions sur les statistiques ethniques m'étaient adressées. C'est Thomas Legrand qui, en 2007, a relancé le débat en France. La vérité, c'est qu'elles sont déjà légales. La question n'est pas de savoir s'il faut les autoriser, puisqu'elles le sont, mais s'il faut les généraliser. De fait, les gens confondent les statistiques ethniques et le fichage ethnique. La différence est simple : une statistique ethnique est anonyme ; le fichage ethnique est nominatif puisqu'il indique que telle personne a telle couleur, telle origine.

Les statistiques anonymes ne remettent pas en cause les principes constitutionnels. Elles sont possibles. C'est pour cela que nous avons pu en faire. Le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), depuis cinq ans maintenant, produit un rapport annuel sur l'égalité entre hommes et femmes, sur le handicap, etc., mais il peut également vous dire, en regardant les écrans de télévision pendant un mois, comment se répartissent les personnes perçues comme blanches ou non blanches. Nous avons fait campagne auprès du CSA pour qu'il accepte enfin cet outil qu'il a effectivement mis en place. Le diagnostic a été clair et, fort des chiffres, le CSA a pu aller voir les chaînes en leur disant : « on ne vous demande pas d'atteindre un quota, par exemple 8,344 % d'Arabes, d'Africains ou d'Asiatiques ; en revanche, quand vous êtes à zéro, vous ne pouvez que progresser, et d'ailleurs vous le devez. »

Il est donc important, et légal, de pouvoir disposer de ces données. Aujourd'hui, en termes quantitatifs, il y a environ 13 % de personnes non blanches à la télévision. C'est tout à fait satisfaisant. La prochaine bataille est bien entendu qualitative, comme on l'a souligné. Car on peut aussi montrer beaucoup de Maghrébins, beaucoup de Noirs, etc., et les stigmatiser d'autant plus : tout dépend de l'image que l'on en donne. Mais enfin, on a beaucoup avancé, en France, dans le domaine des médias, grâce à l'outil statistique, et c'est extrêmement appréciable.

Cela se vérifie également dans la vie politique. Nous avons pris notre bâton de pèlerin et critiqué les partis politiques qui se mettaient en défaut pendant les élections. Nous avons beaucoup de choses à dire contre le Gouvernement, mais force est de constater que, depuis 2012, il comprend toujours entre 15 et 20 % de personnes issues de la diversité. Enfin, nous avons établi des statistiques à tous les niveaux, notamment à celui des municipales.

La situation progresse donc. Je remarque que, lorsque les chiffres étaient mauvais, on nous disait qu'il était interdit de faire de telles statistiques, mais que, lorsque les chiffres sont bons, on est tout heureux de les publier…

Cela étant, la situation n'a pas progressé partout. Alors que, parmi les adjoints au maire des cinquante plus grandes villes de France, il y a à peu près 9 ou 10 % de personnes issues de la diversité, le pourcentage tombe à 0,5 % dans les conseils départementaux. Cela signifie que le plafond de verre se situe entre le niveau municipal et celui du Gouvernement, où la situation s'améliore parce que la visibilité est importante.

Comme vous pouvez le constater, il est très intéressant d'avoir ces chiffres. Cela nous permet de pondérer notre propos : on ne peut pas dire que la vie politique est tout à fait raciste, ni qu'elle ne l'est pas du tout. Cela nous permet de constater des avancées et, vous avez raison, madame Lang, de nous intéresser aux dynamiques.

Depuis 2005, année de création du CRAN, nous avons constaté des évolutions à certains niveaux : comme pour la parité, les blocages se situent aux étages intermédiaires entre le Gouvernement et les conseils municipaux. Sans chiffres, nous ne pourrions établir ces constats. De même, nous avions fait une enquête sur le profilage ethnique. Le CNRS en a réalisé une autre. Aujourd'hui, on ne discute plus, grâce aux statistiques ethniques, de la question de savoir si les jeunes de banlieue sont surexposés aux contrôles lorsqu'ils sont noirs ou arabes. Le débat ne porte plus sur la légalité ou la légitimité des statistiques mais sur leur étendue : je peux vous en donner concernant la télévision et les contrôles de police, mais pas concernant l'accès aux loisirs, à la culture et à la santé. Je n'ai pas les moyens, en tant que président du CRAN, de mener toutes ces enquêtes, et je n'ai d'ailleurs pas vocation à me substituer à la puissance publique. Nous regrettons que beaucoup de ministères et institutions jettent un voile sur ces questions et refusent d'enquêter alors qu'ils pourraient le faire. Comment voulez-vous, par exemple, mesurer l'état de la ghettoïsation en France ? C'est un phénomène ethnique. En général, on constate l'existence de ghettos lorsqu'ils sont constitués. On pourrait – c'est une proposition que je vous soumets – créer un observatoire de la ghettoïsation. Un ghetto se formant de façon progressive, un tel observatoire permettrait de disposer d'indicateurs dynamiques et donc d'anticiper le mouvement grâce à des mesures sur lesquelles je ne reviendrai pas.

Je remercie M. Victorin Lurel de ses remarques sur la question des réparations, qui a longtemps été taboue en France. Nous avons nous-mêmes mené beaucoup d'actions en ce sens. Il a évoqué à juste titre l'Union africaine et la Communauté caribéenne (CARICOM). J'y ajouterai le Conseil de l'Europe, que nous avons sollicité et qui, dans son rapport de mars 2016, invite M. Hollande à mettre en place une politique de réparation de l'esclavage et de la colonisation. Cette question ne peut plus être pensée, avec une défense paresseuse, comme une question communautariste. C'est une question internationale.

Aujourd'hui, il faut aller plus loin. M. Hollande a proposé la création d'une fondation pour la mémoire de l'esclavage. C'est ce que nous avions demandé au premier chef, donc nous sommes ravis. Mais il y a bien d'autres choses à faire en faveur de l'égalité réelle – concept que je défends autant que M. Lurel. La « loi Taubira » est en train de trouver un contenu au moment même où certaines juridictions essaient de la vider de son sens. Il faudrait la renforcer car on peut très bien dire aujourd'hui que l'esclavage était formidable ou qu'il n'a pas existé sans pour autant être sanctionné. La « loi Taubira » ne nous permet pas de condamner ces propos négationnistes. Je rappelle que l'esclavage n'a pas été aboli en France en 1848, comme le prétend un certain « roman national », mais en 1946. En effet, après 1848, il a été remplacé par le travail forcé auquel ont été soumis des indigènes. En son temps, la Société des Nations (SDN), ancêtre de l'Organisation des Nations unies (ONU), de même que l'Organisation internationale du Travail (OIT), disaient à la France : « quelque nom que vous donniez à cette pratique, ce n'en est pas moins de l'esclavage ». En vérité, il y a eu, dans le contexte français, plus d'esclaves après l'abolition de l'esclavage qu'avant. Je souhaite que l'on célèbre la loi Houphouët-Boigny, qui date du 11 avril 1946, qui a mis fin à cette pratique. Nous aurions voulu que soit fêté son soixante-dixième anniversaire mais, malheureusement, l'Assemblée nationale – ou à tout le moins son président – l'a refusé. C'est, je crois, une grande loi de la République, car ces événements sont à la fois relativement récents et largement méconnus.

Quant aux emplois fermés aux étrangers non ressortissants de l'Union européenne – quelle que soit leur couleur –, il y en a cinq à six millions en France. Cette exclusion concerne les métiers de la défense – ce qui se comprend très bien – mais aussi de l'enseignement scolaire, des impôts et même de la SNCF. Dans l'Éducation nationale, les chercheurs étrangers sont acceptés même lorsqu'ils viennent de régions extérieures à l'Europe, mais pas les enseignants du primaire et du secondaire de ces mêmes régions. Il y a là une certaine incohérence.

Enfin, la fondation Thuram est très intéressante. Les programmes scolaires sont souvent mal faits : ils n'intègrent pas l'histoire coloniale, si ce n'est dans un seul chapitre en fin de classe de quatrième, alors que la colonisation représente cinq cents ans d'histoire mondiale. Nous avons travaillé avec les éditeurs de manuels scolaires, compte tenu des blocages existant au niveau du ministère de l'Éducation nationale. Il y a beaucoup à faire. Souvent, les gens ont peur que cela ravive les plaies de l'histoire, alors que c'est l'inverse qui se produit. Je terminerai, à ce propos, par une anecdote. Une collègue professeure d'histoire m'a expliqué qu'il lui était devenu impossible, après l'Intifada, d'enseigner l'histoire de l'Holocauste. Ce n'est plus seulement ce cours-là qui était boycotté et chahuté, mais tous ses cours jusqu'à la fin de l'année, malgré des leçons de morale qui n'y faisaient rien. Cela a duré trois ans. La quatrième année, elle a décidé d'aborder les choses autrement. Le programme de quatrième prévoit un cours sur la colonisation en fin d'année auquel les professeurs ne parviennent jamais. Elle a décidé de commencer son programme de troisième par ce cours. Puis elle a abordé le début du XXe siècle, les guerres mondiales et le monde contemporain. Dès lors, non seulement son cours sur l'Holocauste n'a jamais été censuré, boycotté ni chahuté, mais, dès le début, ses élèves étaient tous impliqués et posaient des questions. Ils voulaient faire des exposés et en redemandaient. Ils ne sont pas tous devenus historiens, mais tous sont devenus citoyens. Ce n'est pas parce qu'on parle de l'histoire coloniale que les gens sont énervés mais, précisément, parce qu'on n'en parle pas. Quand les élèves se sentent inclus dans la classe, au lieu d'être anti-juifs, anti-école, antisystème ou anti-France, ils deviennent inclusifs. En d'autres termes, ces élèves ont reçu une réparation éducative. Or, la réparation mène à la réconciliation. Voilà la conclusion que je voulais vous proposer.

2 commentaires :

Le 08/07/2016 à 09:37, laïc a dit :

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"La vérité, c'est qu'elles sont déjà légales. La question n'est pas de savoir s'il faut les autoriser, puisqu'elles le sont, mais s'il faut les généraliser. De fait, les gens confondent les statistiques ethniques et le fichage ethnique. La différence est simple : une statistique ethnique est anonyme ; le fichage ethnique est nominatif puisqu'il indique que telle personne a telle couleur, telle origine."

Je ne vois pas comment elles pourraient être légales dans la mesure où elles attentent à la Constitution. Et puis, la statistique ethnique est le début du fichage ethnique. A quoi bon faire des statistiques ethniques si elles n'ont pas d'utilité sociale ? Vous croyez que les gens vont faire des statistiques ethniques pour le simple plaisir de les regarder ? Quelle naïveté. La statistique ethnique est le commencement du fichage ethnique, de la désagrégation de la République et du racisme officiel.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 08/07/2016 à 09:50, laïc a dit :

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"en revanche, quand vous êtes à zéro, vous ne pouvez que progresser, et d'ailleurs vous le devez. »

En France la création est libre. Il est inacceptable d'obliger les chaînes à montrer des gens à la télé sur la seule base de leur couleur de peau. La télé doit montrer des humains, des citoyens, sans distinction de couleur de peau, d'origine ou de religion. Toute représentation à la télé sur la seule base de la couleur de peau est une approche raciste qui doit être combattue. La télé propagande doit être éliminée.

En plus on peut imaginer la paranoïa dès lors que tel ou tel personnage passant à la télé est de telle ou telle couleur : "tu l'as choisi par ce qu'il est blanc, parce qu'il est noir ? Mais il y a déjà untel qui est blanc, ou untel qui est noir, il va y en avoir un de trop..." Cette approche n'est évidemment pas supportable, et évidemment raciste.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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