Intervention de Patrice Verchère

Séance en hémicycle du 14 juin 2016 à 15h00
Discrimination et précarité sociale — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPatrice Verchère :

Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous débattons aujourd’hui, en première lecture, à l’Assemblée nationale, d’une proposition de loi d’origine sénatoriale, visant à lutter contre la discrimination à raison de la précarité sociale, dont l’ambition est d’ajouter un vingt et unième critère de discrimination dans le code pénal, fondé sur la précarité sociale d’une personne. Ce nouveau critère serait également inséré dans le code du travail, ainsi que dans la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation au droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations.

Modifiant le texte initial, le Sénat a choisi de remplacer le critère de « précarité sociale » par un critère fondé sur la « vulnérabilité » des personnes « résultant de leur situation économique », afin de répondre aux exigences constitutionnelles de précision de la loi pénale. Le groupe Les Républicains du Sénat s’était très largement abstenu sur cette proposition de loi. Sachez que les députés du groupe Les Républicains sont eux aussi très réservés sur ce texte, pour les raisons que je vais exposer.

L’idée de compléter notre palette répressive en matière de discrimination part d’un constat évidemment partagé par tous, sur l’ensemble de ces bancs : les personnes en situation de précarité ou de pauvreté peuvent faire l’objet de stigmatisations et de discriminations, ce qui aggrave encore, injustement, leur exclusion. C’est ainsi, par exemple, que de nombreux bénéficiaires de la CMU rencontrent des difficultés pour obtenir un rendez-vous chez certains professionnels de santé.

Mais la réponse que vous proposez face à ce diagnostic partagé, la réponse pénale, est-elle vraiment la meilleure ? En matière de loi pénale, le choix des mots et l’interprétation que l’on peut en faire revêtent une importance particulière. Or il n’est vraiment pas chose aisée de définir juridiquement la pauvreté, la précarité sociale et la vulnérabilité économique – c’est le moins qu’on puisse dire. Une définition trop souple et approximative entraîne par nature une insécurité juridique, en réalité nuisible à l’effectivité des droits, et ne fait que concourir à l’augmentation du contentieux. C’est la raison pour laquelle le Sénat a substitué à la notion de précarité sociale celle de vulnérabilité économique, déjà existante en droit français.

Mais reconnaissez, madame la secrétaire d’État, que cette notion reste elle aussi assez subjective et qu’elle regroupe une grande diversité de situations. Or il ne devrait pas incomber au juge de devoir la circonscrire ultérieurement, via sa jurisprudence ; il appartient bien plutôt au législateur de la définir précisément. En matière de discriminations, notre droit connaît déjà cet écueil.

Au demeurant, du fait de règles procédurales particulièrement strictes en droit pénal, le taux de condamnation pour discrimination reste très faible : on n’en a dénombré que treize en 2013 ; aucune condamnation pour discrimination n’a pu être prononcée, par exemple, sur le fondement de l’apparence physique ou de la situation de famille.

Les deux rapporteurs, dans leurs chambres respectives, ont donné des exemples de situations qu’ils entendaient régler grâce à cette proposition de loi. J’évoquerai celles du bailleur et du dentiste. Croyez-vous vraiment qu’un bailleur qui refuserait de louer son bien à une personne ne lui semblant pas solvable encourrait une condamnation par principe ? J’ai peine à le croire. L’exposé des motifs de la proposition de loi initiale donne également l’exemple d’un orthodontiste qui, suite au changement de situation d’une famille, passant d’une mutuelle à la CMU, informe la mère de son patient que ses soins ne seront plus couverts et l’envoie à l’hôpital. Faut-il imaginer que votre proposition de loi permettra de condamner ce médecin à continuer les soins, à ses propres frais ? Je ne le crois pas non plus.

Madame la secrétaire d’État, ce qui est à craindre, même si vous pensez le contraire, c’est que ce texte ne présente en réalité qu’une très faible portée normative et que, au-delà du symbole, il n’aboutisse pas, ou rarement, au prononcé de sanctions.

La principale difficulté, du reste, réside moins dans l’effectivité de la répression que dans l’accès au juge. Les personnes victimes de telles discriminations, dans la plupart des cas, n’iront pas saisir la justice ; elles n’oseront pas, par peur, par manque d’informations, et par manque de soutien.

Cette proposition de loi apparaît donc avant tout comme un texte d’affichage et, au mieux, comme une sorte de marqueur d’interdit, un code inversé de bonne conduite à destination des citoyens. Sans doute fait-elle écho à la conjoncture économique et à la nécessité de réaffirmer les valeurs de solidarité et de fraternité. Mais insérer ce nouveau critère de discrimination au sein de notre législation ne fera qu’apaiser les bonnes consciences. Il ne suffira pas à corriger le constat de départ.

Montesquieu disait des « lois inutiles » qu’elles « affaiblissent les lois nécessaires ». Sans aller jusqu’à qualifier cette proposition de loi d’inutile, je me permets d’émettre un doute quant à sa nécessité juridique. À cet égard, il aurait été opportun de la soumettre, comme nous en avons la possibilité depuis la réforme constitutionnelle de 2008, à l’avis éclairé du Conseil d’État, à défaut de pouvoir disposer d’une étude d’impact.

Mes chers collègues, il reste bien entendu essentiel de continuer de lutter contre toutes les formes de discrimination et d’encourager les pouvoirs publics à réfléchir aux moyens de combattre concrètement les stigmatisations et de réhabiliter les valeurs de solidarité et de fraternité. Cela étant, nous sommes convaincus, malgré vos bonnes intentions, que votre texte posera des problèmes juridiques incommensurables et aggravera encore l’insécurité juridique dont souffre notre pays, par la création de règles ou de normes de plus en plus floues et subjectives. Madame la secrétaire d’État, alors que le Gouvernement prône le choc de simplification, créer un nouveau critère de discrimination dans notre droit pénal aura pour effet de contribuer à l’inflation normative, tant décriée par tous.

Vous l’aurez compris, madame la secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, au-delà de la valeur symbolique de cette proposition de loi, nous n’avons pas été convaincus par vos arguments respectifs quant à l’utilité d’introduire un vingt et unième critère de discrimination dans notre code pénal et notre code du travail. C’est pourquoi le groupe Les Républicains s’abstiendra sur ce texte.

1 commentaire :

Le 15/06/2016 à 09:42, laïc a dit :

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"L’exposé des motifs de la proposition de loi initiale donne également l’exemple d’un orthodontiste qui, suite au changement de situation d’une famille, passant d’une mutuelle à la CMU, informe la mère de son patient que ses soins ne seront plus couverts et l’envoie à l’hôpital. Faut-il imaginer que votre proposition de loi permettra de condamner ce médecin à continuer les soins, à ses propres frais ? Je ne le crois pas non plus."

Dans ce cas, cette loi ne sert à rien. Autant faire autre chose.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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