Intervention de Florence Burgat

Réunion du 8 juin 2016 à 16h30
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Florence Burgat, philosophe et directrice de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique, INRA :

Je vous remercie de m'auditionner. Docteur en philosophie, habilitée à diriger des recherches (HDR), je suis directrice de recherche à l'INRA. Je suis par ailleurs membre de la 17e section – philosophie – du Conseil national des universités (CNU). Mes quatre champs d'investigation sont les suivants : la condition animale dans les sociétés industrielles, ce qui m'a amenée, dès 1995, à publier un « Que sais-je » sur les animaux de boucherie ; le droit animalier, sous un angle d'épistémologie juridique, et la notion de droit des animaux qui relève, pour sa part, de la philosophie morale et de la philosophie du droit ; les approches phénoménologiques de la vie animale comme existence subjective au sein d'un monde propre ; enfin, un travail d'anthropologie philosophique sur l'humanité carnivore, qui m'a occupée ces dernières années, à paraître au mois de janvier prochain.

Je commencerai par rappeler la spécificité du questionnement philosophique : la profondeur, le fait d'aller à la racine des choses que commande l'étonnement qui, depuis Platon, caractérise le mode d'interrogation philosophique. Philosopher, écrit Vladimir Jankélévitch, c'est se comporter à l'égard du monde comme si rien n'allait de soi… Il n'est probablement pas inutile non plus de souligner le caractère autonome de la réflexion philosophique au regard non seulement des contraintes politiques ou juridiques, mais encore des pratiques culturelles, pour ne rien dire des arguments marchands. Le temps de la réflexion n'est pas celui du consensus pragmatique qui vise à concilier, jusqu'à un certain point, des intérêts contradictoires ; la tâche de la pensée est de mettre au jour des fondements que l'ordinaire des pratiques masque, faisant passer pour allant de soi ce qui n'est pas nécessairement légitime.

C'est ainsi que, dès l'antiquité présocratique, par conséquent bien avant l'élevage et l'abattage industriel, la mise à mort des animaux en vue du plaisir pris à la manducation de leur chair a été tenue comme n'allant pas de soi. L'absence totale de proportionnalité entre le plaisir gustatif d'un côté et ce qu'il coûte aux animaux de l'autre est d'abord évoquée dans plusieurs mythes ou fictions poétiques grecques. Je me bornerai à trois exemples : d'abord le mythe de l'âge d'or, un temps d'abondance et de non-violence décrit par Hésiode dans Les travaux et les jours puis dans la littérature gréco-latine ; ensuite, la version orphique du mythe de Dionysos qui place l'origine du meurtre alimentaire dans un acte anthropophage et conduit les Grecs à forger le concept d'allélophagie, à savoir le fait de se manger les uns les autres pour caractériser toute alimentation carnée. Troisième et dernier exemple : l'épisode des vaches du soleil au chant XII de L'Odyssée d'Homère, au cours duquel la dépouille des vaches tuées par les compagnons d'Ulysse se mettent à marcher : « Des chairs crues et cuites meuglaient autour des broches, on aurait dit la voix des bêtes elles-mêmes. » L'animal reprenant vie dans ses chairs mortes et pour partie déjà cuites fait se heurter deux réalités que la boucherie contemporaine s'efforce de tenir à bonne distance : montrer comment les animaux meurent dans les abattoirs a le même rôle dévoilant, dessillant que cette séquence de l'Odyssée qui peut en effet être vue comme une sorte de scène primitive.

C'est d'ailleurs sur elle que Plutarque s'appuie, cette fois dans le cadre d'une argumentation philosophique, dans son traité intitulé : S'il est loisible de manger chair, qui constitue le texte fondateur concernant précisément la mise en question de l'alimentation carnée. Ce traité, écrit au premier siècle de notre ère, fut traduit en français à la Renaissance par Jacques Amyot. Rousseau, dans Émile ou de l'éducation, en restitue plusieurs pages. Voici les premières lignes du traité de Plutarque : « Tu me demandes pourquoi Pythagore s'abstenait de manger la chair des bêtes ; mais moi, je te demande, au contraire, quel courage d'homme eut le premier qui approcha de sa bouche une chair meurtrie, brisa de sa dent les os d'une bête expirante, qui fit servir devant lui des corps morts, des cadavres, et engloutit dans son estomac des membres qui, le moment d'avant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient ? C'est de ceux qui commencèrent ces festins cruels et non de ceux qui les quittent qu'on a lieu de s'étonner. »

Il va de soi que la réflexion sur le traitement des animaux n'est pas cantonnée à l'antiquité grecque et qu'elle jalonne l'histoire de la philosophie, pour connaître aujourd'hui un développement sans précédent. De nombreux outils conceptuels, que des siècles de controverse ont affinés, sont donc disponibles.

Les arguments en faveur de la boucherie, dans un contexte où la nécessité ne peut pas être invoquée, laquelle lève en effet la difficulté, sont moralement très faibles. La balance entre le plaisir gustatif de l'un, obtenu par la mort de l'autre est grandement déséquilibrée. On s'étonne par ailleurs de la fréquente naturalisation de l'alimentation carnée, qui s'appuie sur le chasseur du paléolithique, en vérité souvent charognard, parfois cannibale. Cette justification est à tous égards une aberration.

Les habitudes culturelles, les traditions culinaires, sont de peu de poids au regard de l'argument, clairement énoncé par Rousseau dans la préface du deuxième Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, selon lequel, « […] si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c'est moins parce qu'il est un être raisonnable que parce qu'il est un être sensible ; qualité qui, étant commune à la bête et à l'homme, doit au moins donner à l'une le droit de n'être point maltraitée inutilement par l'autre ».

On le voit : soit on pense le problème à l'intérieur du cadre réglementaire en vigueur et l'on tient sans examen pour légitime ce qui est légal, on s'interdit alors de comprendre pourquoi certains remettent en cause la boucherie et l'on cantonne le problème à des dérives ou à des aspects techniques ; soit on s'interroge depuis les fondements sur la légitimité de la boucherie et l'on se demande alors s'il est juste de faire subir aux animaux ce que nous leur faisons subir, c'est-à-dire le pire – de quel droit, en l'absence de nécessité, assimilons-nous les animaux à des ressources transformables ou à des biens dont l'usage implique la destruction ?

Ajoutons que jamais nous n'avons fait souffrir et tué autant d'animaux qu'aujourd'hui alors que jamais nous n'avons eu moins besoin des animaux pour notre survie ou pour notre développement.

C'est sur le caractère à la fois ancien et pérenne de l'interrogation sur la légitimité même de l'abattage des animaux que je voulais appeler votre attention. Non, cette préoccupation n'est pas le fait d'étranges groupuscules qui puisent dans des sources occultes ; il s'agit bien d'une question philosophique et morale que seule l'ignorance de l'histoire des idées peut ranger au magasin des bizarreries.

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