Intervention de Jean-Pierre Marguénaud

Réunion du 8 juin 2016 à 16h30
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Jean-Pierre Marguénaud, professeur à l'Université de Limoges :

Je vous remercie à mon tour de m'avoir invité. Je suis professeur de droit privé et des sciences criminelles à l'Université de Limoges et en même temps chercheur à l'Institut de droit européen des droits de l'homme de l'Université de Montpellier. Je suis devenu universitaire grâce à, ou plutôt en dépit d'une thèse soutenue en 1987 et publiée en 1992 sur l'animal en droit privé, sujet qui, à l'époque, passait pour le plus fantaisiste qu'un juriste pouvait aborder. J'ai néanmoins continué d'avoir des relations d'amitié avec ce sujet, ce qui m'a permis, en 2009, de créer, avec le doyen Jacques Leroy et Florence Burgat, la Revue Semestrielle de Droit Animalier dont je suis le directeur.

Ma spécialité universitaire n'est pourtant pas le droit animalier mais les droits de l'homme et plus précisément le droit européen des droits de l'homme. Je suis le coauteur, avec le professeur Frédéric Sudre, depuis 2002, du livre Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. Cet intérêt pour les droits de l'homme vu depuis la CEDH m'a valu, il y a quelques années, d'être auditionné par la mission d'information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national, présidée par le député André Gerin. Je pourrai donc m'exprimer devant vous à la fois comme prétendu spécialiste de droit animalier et en tant que droit-de-l'hommiste – dénomination souvent péjorative et même quelquefois un peu méprisante, mais que j'assume pleinement.

Le droit animalier ne doit pas être confondu avec le droit des animaux. Le droit animalier s'intéresse certes également à la question de savoir si certains animaux pourraient être protégés par l'octroi de droits, mais il est beaucoup plus vaste et, d'une certaine manière, plus neutre, et par conséquent plus ambitieux : il recouvre l'ensemble des règles nationales ou internationales, législatives ou réglementaires, et les jurisprudences qui se rapportent à la question des animaux, aux règles actuellement applicables et à celles qui pourraient s'appliquer dans un avenir meilleur.

On pense immédiatement au droit pénal spécial animalier, mais peut-être moins à un aspect du droit civil sur lequel j'entends revenir un instant. Sont laissés aux portes des abattoirs ceux – excepté les animaux, bien sûr – qui sont le plus directement concernés par les atrocités qui peuvent s'y dérouler : les éleveurs. Ils sont concernés du point de vue économique, évidemment, car la révélation de la réalité des conditions d'abattage est de nature à détourner une part des consommateurs vers le végétarisme ou le végétalisme, ce dont beaucoup se réjouiront autour de cette table. Concernés, les éleveurs le sont peut-être aussi d'un point de vue éthique, voire affectif : tous ne sont pas animés, en effet, par la logique de la ferme des mille veaux ; certains, je crois, portent à leurs bêtes une attention très forte et ne sont pas indifférents à ce qui va leur arriver une fois que se seront refermées sur elles, brutalement, les portes du camion. Certains seront même intéressés par ce qui va se passer pour leurs bêtes qui, juridiquement, ne seront plus les leurs et sur le sort desquelles, donc, ils n'auront pratiquement aucun droit de suite ; ils n'auront en effet aucune possibilité de suivre du regard ce qui va se passer dans les abattoirs malgré les conséquences morales et économiques, j'y insiste, susceptibles de les concerner.

En ce qui concerne le droit pénal spécial animalier, de la lecture, dans La Revue Semestriel de Droit Animalier, des chroniques de jurisprudence écrites par les pénalistes Jacques Leroy et Damien Roets, doyen de la faculté de droit et de sciences économiques de Limoges, il ressort que le plus urgent serait de procéder à une refonte complète du droit pénal animalier spécial puisque plusieurs dispositions du code pénal et du code rural et de la pêche maritime se chevauchent – et je laisse de côté le code de l'environnement.

Pour en revenir plus précisément à l'abattage, je signalerai une importante difficulté : le code pénal prévoit une contravention pour mauvais traitement envers les animaux domestiques. Une disposition du code rural transforme cette contravention en délit lorsqu'il s'agit de mauvais traitements exercés sur des animaux au titre d'une activité professionnelle. Or, curieusement, les activités d'abattage n'y figurent pas. Autrement dit, les mauvais traitements, nommément énumérés, qui pourraient être commis sur les animaux pendant l'abattage sont passibles, aux termes du code rural, d'une contravention de quatrième classe. Il y a donc un hiatus entre les mauvais traitements infligés à titre professionnel à toute autre activité que celle d'élevage, délit puni de six mois d'emprisonnement et 7 500 euros d'amende, et les mauvais traitements constatés lors de l'abattage qui ne sont passibles que d'une contravention.

Quand bien même on rendrait le droit plus cohérent à cet égard, subsisterait une grave question : celle de la preuve des faits qui se déroulent dans les abattoirs. C'est ici que le droit européen des droits de l'homme pourrait avoir son mot à dire. Il ne s'agira pas de rechercher comment on pourrait mieux protéger les animaux de boucherie en leur conférant des droits comparables à ceux dont certains êtres humains peuvent être titulaires, mais de savoir quels droits de l'homme ceux qui défendent activement les animaux pourraient invoquer pour faire savoir ce qui se passe réellement dans les abattoirs. C'est ici qu'un droit important, garanti par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, peut entrer en jeu : celui de la liberté d'expression, à savoir la liberté de communiquer mais également de recevoir des informations.

On pourrait, en la matière, se référer au documentaire réalisé par Georges Franju en 1949, Le sang des bêtes. Je ne doute pas que tous les membres de la présente commission ont commencé par le regarder pour se mettre dans l'ambiance – je n'ose dire dans le bain. Le juriste que je suis s'est posé la question suivante : un Georges Franju pourrait-il en 2016 filmer la réalité des abattoirs aussi librement et aussi facilement qu'à l'époque ? La réponse est non, pour une raison simple et paradoxale : en 1949, ce qui se passait dans les abattoirs, à Vaugirard ou à la Villette, ne tombait sous le coup d'aucune disposition pénale – n'existait alors que la contravention de mauvais traitement envers les animaux, à condition que ces mauvais traitements soient exercés publiquement, ce qui n'est pas le cas dans un abattoir. C'est ce qui explique pourquoi un Georges Franju a pu filmer la réalité des abattoirs sans inquiéter qui que ce soit. Ce n'est plus le cas aujourd'hui et l'on se trouve face à un paradoxe du droit animalier : plus il protège l'animal pour lui-même en faisant abstraction de la condition de publicité, plus il incite à dissimuler les éléments constitutifs des infractions qu'il demande de poursuivre. Ici encore nous nous retrouvons face à un nouvel hiatus : comment faire pour chercher dans les abattoirs ce que Georges Franju y avait trouvé en 1949 ? Le droit européen des droits de l'homme peut apporter des réponses. J'ai retenu trois arrêts de la CEDH qui concernent directement notre propos et sur lesquels nous pourrons revenir. Ils concernent la France et apportent des arguments pour justifier des intrusions, à des conditions que je préciserai, pour capturer des images que les Georges Franju d'aujourd'hui ne peuvent pas filmer.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion