Intervention de Catherine Rémy

Réunion du 8 juin 2016 à 16h30
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Catherine Rémy, chercheuse au Centre national de la recherche scientifique, CNRS :

Je remercie la commission pour son invitation. Puisque nous ne disposons pas de beaucoup de temps pour nous exprimer, je vais entrer dans le vif du sujet.

Je rappellerai pour commencer d'où vient l'idée de construire des espaces clos et surveillés consacrés à la mise à mort des animaux de boucherie. L'histoire me paraît en effet essentielle pour comprendre comment s'est constitué ce que j'appellerai une culture du combat dans les abattoirs, culture du combat qui existe encore, même si elle s'est atténuée.

Les abattoirs sont apparus en France au début du XIXe siècle. Auparavant, la mise à mort des animaux s'effectuait au grand jour. La mise à mort par saignée contenait nécessairement une forme de violence puisqu'il s'agit d'ouvrir le corps de l'animal pour qu'il se vide de son sang ; cette activité, connue de tous, était, d'une certaine manière, acceptée.

Toutefois, à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, parallèlement aux préoccupations hygiénistes, le spectacle de la mise à mort, du fait de la violence qu'il comporte, commence à poser problème. Pour certains, le spectacle de la mise à mort rendrait les hommes violents entre eux et aurait un effet très négatif sur les enfants. On décide donc, notamment, de « cacher la mise à mort des animaux pour n'en pas donner l'idée », pour reprendre les mots de l'historien Maurice Agulhon. Aussi crée-t-on progressivement un monde coupé de l'extérieur : quelques hommes seulement vont accomplir le geste de mise à mort que désormais la société ne veut plus voir.

Qui accomplit l'abattage ? Au départ, ce sont essentiellement des bouchers et leurs commis, puis, peu à peu, avec l'industrialisation, des ouvriers d'abattoir. Dans les archives et les travaux de vétérinaires écrits tout au long du XXe siècle, que j'ai pu étudier, une idée revient sans cesse : celle de l'existence d'un milieu très spécial à l'abattoir qui se caractérise notamment par un rapport violent à la mise à mort et à l'animal. De nombreux visiteurs décrivent un univers difficile, brutal. Les « tueurs », pour reprendre le nom que les travailleurs en question se donnent eux-mêmes, accomplissent un geste qui s'inscrit très souvent dans un corps à corps risqué au cours duquel l'animal est perçu non comme un être innocent, mais comme un ennemi défiant qu'il faut dompter. Il y a dans ce que Pierre Gascar appelait le bref combat de la mort, une source de légitimité à tuer. Ce n'est pas, je le répète, un être innocent que l'on tue, mais bien un être menaçant. Par conséquent, le geste de mise à mort se transforme en acte de bravoure, de virilité.

Pendant longtemps, le risque encouru au moment de la mise à mort était effectivement très important pour les hommes. Il a aujourd'hui largement diminué avec les évolutions techniques. Il n'en demeure pas moins à bas bruit, notamment quand les travailleurs vont trop vite et ne respectent pas les prescriptions.

Lors de l'enquête ethnographique que j'ai menée dans un abattoir pendant trois mois et demi en m'y rendant tous les jours, j'ai pu observer des comportements qui s'apparentaient à cette culture du combat, source de légitimité pour les hommes. Quand les animaux sont dociles, les travailleurs tuent avec détachement – il y a donc bien des moments de « pacification ». Mais, très souvent, lorsqu'un animal résiste, lorsqu'il exhibe ce que j'ai appelé « un éclat de vie », lorsqu'au fond il ne se comporte pas comme il est attendu par le dispositif, alors les travailleurs peuvent user de la violence, une violence non seulement verbale, mais physique. Ce que j'ai observé peut se résumer ainsi : une alternance entre froideur, détachement, et violence, entre objectivation des animaux et leur subjectivation négative.

A contrario, au cours de cette enquête, je n'ai pas repéré d'expression de compassion de la part des tueurs, au moment de la mise à mort aussi bien qu'au cours de mes discussions avec eux, sauf une fois, lors de l'abattage de chevaux – animal très rarement tué dans cet abattoir –, le tueur n'ayant pas pu faire son travail et ayant dû sortir de l'espace de la mise à mort. Pourquoi les travailleurs ne font-ils pas preuve de compassion alors même que la réglementation humanitaire les y invite, depuis les années 1960 ? Cette réaction témoigne de la difficulté des hommes à accomplir leur métier de tueur à la chaîne. Quand les animaux résistent, les ouvriers leur reconnaissent une forme d'intelligence et de sensibilité, mais celles-ci sont vécues comme menaçantes. L'animal devient dès lors furtivement un ennemi à dompter. Cette attribution à l'animal du statut de sujet s'accompagne d'une dégradation : la mise en scène de combat valorise le geste de mise à mort qui nécessite force et courage de la part des travailleurs.

Lors de mon enquête de terrain, j'ai eu l'occasion, à de nombreuses reprises, de discuter avec des employés de la direction des services vétérinaires (DSV) chargés en particulier de contrôler l'application de la réglementation humanitaire à l'abattoir, et j'ai été souvent frappée par leur discours au sujet du bien-être animal dans un tel contexte. Ils soulignaient en effet combien il était difficile pour eux d'aborder ce sujet, combien celui-ci était intolérable, inaudible pour les ouvriers d'abattoir. Pourquoi ? Parce que, selon moi, ce discours sur l'animal entre en opposition avec cette culture du combat et la valorisation dont elle est porteuse pour les hommes, mais aussi avec l'objectivation des animaux liée à l'industrialisation – n'oublions pas que les ouvriers d'abattoir tuent à des cadences industrielles des êtres anonymes et interchangeables, à savoir des êtres avec lesquels ils n'ont tissé aucun lien.

C'est autour de la valorisation du métier d'ouvrier d'abattoir qu'il faut agir. Les incitations financières au respect des règles et notamment de la réglementation humanitaire me semblent indispensables. Comment rendre audible la question du bien-être animal dans l'abattoir ? En lui donnant du poids dans la formation des travailleurs, mais surtout dans leur activité au quotidien. J'ai été frappée par le fait que les ouvriers veulent souvent aller vite, cela pour des raisons complexes : par souci d'efficacité, parfois par laxisme, mais aussi, très souvent, parce qu'ils veulent prendre des risques, cette prise de risque renvoyant à la culture du combat évoquée il y a un instant. Or cette recherche de rapidité est entravée par le geste d'insensibilisation. Il faut donc que ce geste d'insensibilisation ait une valeur pour les travailleurs et ne soit plus un geste superflu, voire qui les empêche d'accomplir leur tâche comme ils le souhaiteraient. En même temps, dans un contexte d'abattoir industriel, j'insiste sur la difficulté de demander aux ouvriers de développer un sentiment de compassion pour des animaux alors qu'ils ont précisément pour tâche de mettre à mort en série des êtres interchangeables et anonymes.

Faire respecter la réglementation humanitaire ne se traduira pas par la transformation des ouvriers des abattoirs en « bons euthanasistes pleins de compassion », expression que j'ai pu lire à de nombreuses reprises dans les travaux des vétérinaires qui ont milité pour l'introduction de la réglementation humanitaire dans les abattoirs. La compassion n'a pas sa place dans le dispositif tel qu'il existe.

C'est pourquoi il faudrait que des « porte-parole » des animaux – j'insiste sur le pluriel car un représentant de la protection animale ne suffira pas pour avoir un impact sur l'activité elle-même – rappellent la valeur de la vie et soient associés de près au travail dans les abattoirs. Ce sera néanmoins très difficile étant donné la dimension de secret et de confinement qui existe dans ces espaces.

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