Intervention de Patrick Weil

Réunion du 8 juin 2016 à 9h45
Commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi Égalité et citoyenneté

Patrick Weil, directeur de recherche au CNRS :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les députés, je vous remercie de m'avoir invité à parler devant votre commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi « Égalité et citoyenneté », à l'intitulé duquel je suis particulièrement sensible.

Dans mon ouvrage Être français¸ j'avais essayé, en réponse au débat sur l'identité nationale lancé par le précédent Président de la République, Nicolas Sarkozy, de construire une réflexion à partir de mes travaux en dégageant quatre piliers fondamentaux sur lesquels cette identité repose.

Il s'agit, tout d'abord, du principe d'égalité, issu d'un héritage catholique laïcisé. On peut en percevoir toute l'importance dans notre imaginaire et notre programmation républicaine à l'émoi qu'ont soulevé certaines dispositions du projet de réforme constitutionnelle sur la déchéance de nationalité visant à distinguer deux catégories de Français à l'intérieur de la Constitution.

Il s'agit, ensuite, de la langue, sacralisée en France à un degré qu'atteignent peu de pays au monde. Nous avons même une Académie où nombre de personnes très estimables souhaitent terminer leur vie pour se réunir une fois par semaine pour enrichir le Dictionnaire. Dans ce qui aura été son dernier ouvrage, Théorie des symboles, le grand sociologue Norbert Elias souligne que ce qui fait la différence entre l'homme et l'animal, c'est la capacité de l'homme à enrichir son langage génération après génération et à créer des concepts et des mots nouveaux alors que chez l'animal, le langage est stable et permanent. Je trouve magnifique que la République française valorise à ce point ce qui fait l'humanité de l'homme à travers notre propre langue.

Il s'agit, troisième pilier, de la mémoire de la Révolution, qui se traduit par des formes d'action partagée dans tous les camps – la France est un pays qui manifeste –, type de mémoire également actif aux États-Unis.

Il s'agit, enfin, de la laïcité, régime d'organisation du statut de la religion qui valorise la liberté individuelle de conscience à travers la séparation de l'Église et de l'État par laquelle la République a refusé l'intrusion de l'Église dans les affaires publiques.

C'est sur ces quatre piliers que je vais m'appuyer pour vous livrer mon analyse. J'ai lu le projet de loi et n'ai rien à dire en particulier des propositions qu'il contient, mais j'en ai d'autres à vous suggérer.

Le fondement de l'égalité et de la citoyenneté, c'est la possibilité de se construire une conscience individuelle, de se former, d'élargir ses connaissances. C'est dans cette perspective que je formulerai devant vous des suggestions. Certaines, je le sais, ne relèvent pas du domaine législatif, c'est le cas par exemple de celles qui ont trait aux programmes d'histoire – je vous renvoie à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

On met souvent en avant la notion d'égalité réelle mais je pense que l'égalité tout court se suffit à elle-même pour juger de certaines inégalités ou de sentiments de discrimination.

L'une des premières fois où se manifeste le sentiment de discrimination dans notre République pour un enfant, c'est à l'occasion du stage obligatoire de troisième : quand il ne parvient pas en trouver, il prend conscience qu'il n'y a pas de place pour lui dans le marché de l'emploi. Il faut résoudre ce problème : soit en supprimant purement et simplement le stage de troisième, soit en faisant en sorte que les élèves qui ont le plus de difficultés à trouver un stage – ceux des milieux populaires – soient prioritaires par rapport à ceux qui peuvent s'appuyer sur les relations de leurs parents. Il importe de poser les questions qui s'imposent aux ministres tant de l'éducation nationale que de l'économie. Dans la République, chaque institution doit s'engager pour la citoyenneté et les entreprises sont, elles aussi, appelées à apporter leur contribution.

Autre point sur lequel j'appelle votre attention : les petits-déjeuners. Dans le documentaire récemment diffusé Les Français, c'est les autres, on voit des enfants d'école primaire déclarer : « les “Français”, eux, ils prennent le petit-déjeuner à la maison ». C'est une réalité, beaucoup d'enfants n'en prennent pas avant de se rendre à l'école. On pourra faire toutes les études sociologiques possibles sur les méthodes d'enseignement, elles ne serviront à rien si cette situation perdure : le ventre vide, un enfant ne peut pas se concentrer. Lorsqu'il était président du conseil général de l'Essonne, Jérôme Guedj a mis en place dans plusieurs villes de son département un service de petit-déjeuner non-obligatoire en ouvrant les portes des écoles une heure avant l'horaire habituel et cela a été une formidable réussite. Les instituteurs venaient en avance, 20 % à 30 % des écoliers participaient, le climat était allégé. Quand j'ai soumis évoqué la possibilité de généraliser ces initiatives devant la concertation sur la refondation de l'école, je me suis fait clouer le bec. Quelques semaines plus tard, lors d'un débat à Oxford, j'ai demandé à la directrice d'un établissement scolaire rassemblant cent quarante nationalités différentes si elle rencontrait des problèmes de petit-déjeuner et elle m'a répondu que oui, évidemment, et que pour y remédier, elle avait mis en place un breakfast club. Chacun peut concevoir les effets démultiplicateurs de telles initiatives : organisation d'emploi du temps facilitée pour les parents devant partir tôt travailler, éducation à la diététique. Certes, cela relève des conseils généraux et des conseils régionaux mais certains fonds nationaux peuvent abonder des projets. Il y a indéniablement des choses à faire en ce sens.

Cela m'amène à évoquer l'usage des bâtiments scolaires. Leurs horaires d'ouverture doivent-ils être dictés par le service des fonctionnaires qui y travaillent ? Je ne le crois pas, ils appartiennent aux communes, aux départements, aux régions, et il serait bon de réfléchir à un usage plus intensif dans le temps : le matin, je viens d'en parler, mais aussi le soir et l'été. Pendant les vacances d'été, certaines familles s'occupent du suivi pédagogique de leurs enfants, grâce à des petits cours ou des activités, quand d'autres ne sont pas en mesure d'assurer cette continuité dans l'acquisition des connaissances. Ne pourrait-on pas ouvrir les établissements scolaires pendant l'été pour y organiser, grâce au travail de volontaires, des activités ludiques et pédagogiques, notamment à travers les nouvelles technologies ? Je pense aux cours de la Khan Academy, site internet d'apprentissage des mathématiques qui, après un an et demi d'existence, compte plus de 1,6 million usagers et 20 000 enseignants. Ce sont des programmes que je connais bien en tant que président de l'association « Bibliothèques sans frontières », qui développe de multiples actions aussi bien à travers les bibliothèques portatives que les interfaces numériques.

Il m'apparaît nécessaire d'étendre cette réflexion aux bibliothèques publiques. La France a beau valoriser la langue et la culture, elle n'en est pas moins le seul pays d'Europe où les bibliothèques ne sont pas ouvertes au moment où les salariés et les étudiants pourraient s'y rendre. C'est un vrai problème : ceux qui ont des bibliothèques chez eux peuvent toujours se débrouiller, mais ceux qui n'en ont pas les mêmes moyens souffrent de ne pouvoir avoir accès à ces ressources.

Plus largement, il faut garantir l'accès à des lieux où se connecter ou imprimer un document vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tout le monde a connu la panique en ne pouvant joindre un proche parce qu'il avait un problème de connexion à internet ; tout le monde a connu la panique en ne pouvant imprimer un document important parce qu'il y avait un problème d'imprimante.

Bref, il faudrait garantir l'accès le soir et le dimanche aux bibliothèques publiques dans les villes de plus de 30 000 habitantes et vingt-quatre heures sur vingt-quatre à un lieu où se connecter gratuitement et imprimer.

La bibliothèque n'est pas seulement un lieu de conservation de livres, elle se transforme de plus en plus en médiathèque, avec des DVD et des CD. C'est un lieu où l'on peut travailler soit en groupe, soit dans le silence. La bibliothèque, c'est la pièce supplémentaire de ceux qui ont besoin d'un espace pour réfléchir et travailler. Il faut se demander comment réaliser ce droit concret. Toutes les municipalités de droite ou de gauche qui ouvrent leurs bibliothèques le dimanche ont fait le même constat : c'est le jour de plus grande affluence. Bref, loin d'appartenir au passé, la bibliothèque est tournée vers l'avenir, à plus d'un titre.

Les bibliothécaires expriment des inquiétudes face aux nouvelles technologies, ils ont l'impression que leurs collections ne sont plus aussi irremplaçables qu'avant. Pourtant il y aurait un bon moyen de les rendre irremplaçables ce serait d'en faire des lieux de partage de la mémoire des citoyens. La mémoire des parents et des grands-parents n'est pas toujours transmise. Il serait bon que les bibliothèques municipales recueillent des témoignages oraux, qu'il est très facile désormais de stocker, sans prendre beaucoup de place dans les ordinateurs. Elles seraient ainsi des lieux de conservation de la mémoire locale, mémoire d'événements professionnels, historiques, politiques. Là pourraient se mêler histoire, citoyenneté et service public.

Je terminerai par deux sujets plus difficiles : la discrimination dans les emplois publics à l'égard des étrangers non-européens et la laïcité.

Je ne suis pas sûr qu'il faille élargir l'accès à tous les emplois publics mais je suis convaincu qu'il importe d'ouvrir les concours de l'enseignement aux étrangers non-européens. Ceux-ci peuvent passer les agrégations du supérieur – agrégation de droit, agrégation de science politique – mais pas du secondaire. Or, peu importe la nationalité, si une personne réussit l'agrégation de lettres classiques parmi les premières. C'est par cela aussi que passe le rayonnement de la France.

Quant à la laïcité, c'est d'abord un régime juridique : c'est l'organisation dans le droit de la liberté de conscience. La laïcité n'est pas un combat contre les religions ; elle respecte les croyants comme les non-croyants. Si l'on veut que la présence du religieux régresse, mieux vaut faire en sorte que des personnes que l'on affecte à tort à des identités religieuses aient une place dans notre imaginaire historique en tant que compatriotes et se confrontent à la connaissance dans les bibliothèques à des heures où il leur est possible de les fréquenter.

Lorsque je siégeais au sein de la commission Stasi chargée de réfléchir à l'application de la laïcité dans la République, j'ai réussi à convaincre tous mes collègues du bien-fondé du crédit de jour férié. Ma réflexion était née du fait que nous sommes en contradiction avec la logique coutumière de la laïcité selon laquelle la religion relève du domaine privé. Les seuls, aujourd'hui, que l'on force à dire leurs religions, ce sont nos compatriotes qui ne sont ni catholiques ou protestants qui veulent avoir un congé le jour d'une fête religieuse – musulmane, juive, orthodoxe – car ils sont contraints de présenter leur demande motivée devant leur patron. Je ne sais plus où nous en sommes du statut du lundi de Pentecôte. Toujours est-il que nous avions proposé qu'un jour férié correspondant au lundi de Pentecôte puisse être choisi à la date voulue par le salarié, pour l'utiliser, s'il le veut, lors d'une fête religieuse comme le Kippour, l'Aïd-el-Kébir ou le Noël orthodoxe. Cette disposition avait été acceptée à l'unanimité des membres non seulement de la commission Stasi mais aussi de la commission Gérin sur le port de la burqa. Actuellement, aux cinquante-deux dimanches fériés, s'ajoutent onze jours fériés : si parmi les six liés à notre héritage catholique, l'un faisait l'objet d'un choix, nous marquerions le respect que nous devons avoir à l'égard de nos compatriotes se reconnaissant dans des religions qui n'appartiennent pas à l'héritage de la République, et contribuerions à une meilleure application du principe de laïcité.

1 commentaire :

Le 08/07/2016 à 10:07, laïc a dit :

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"Les seuls, aujourd'hui, que l'on force à dire leurs religions, ce sont nos compatriotes qui ne sont ni catholiques ou protestants qui veulent avoir un congé le jour d'une fête religieuse – musulmane, juive, orthodoxe – car ils sont contraints de présenter leur demande motivée devant leur patron."

Leur demande ne peut pas avoir un motif religieux. Sinon en entre dans le jeu de la reconnaissance des cultes, et on attente ainsi à la loi de 1905. La religion catholique a un régime d'exception, du fait de circonstances historiques exceptionnelles, avec certaines fêtes religieuses déjà prises en compte par le calendrier républicain, mais c'est la seule exception qui peut subsister en France.

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