Intervention de Jocelyne Porcher

Réunion du 16 juin 2016 à 9h00
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Jocelyne Porcher, directrice de recherche à l'Institut national de la recherche agronomique, INRA :

Mesdames, Messieurs les députés, je vous remercie de cette invitation devant votre commission.

Je tiens à préciser que c'est dans le cadre de mes activités de recherche sur les innovations dans l'élevage et dans l'agroalimentaire que j'ai fondé avec Stéphane Dinard le collectif « Quand l'abattoir vient à la ferme ». Il s'agit, pour ce qui me concerne, d'une recherche-action-innovation plus ouverte que les travaux que j'ai menés précédemment sur le même sujet.

D'une manière plus générale, mes recherches portent sur les relations de travail entre humains et animaux en élevage, mais également dans d'autres secteurs de production de biens et de services. Au sein de ces relations de travail, la mort des animaux occupe une place centrale et sa compréhension est un enjeu majeur pour la pérennité de nos liens avec les animaux domestiques. C'est pourquoi elle est l'un de mes objets de recherche les plus anciens.

Je travaille en effet depuis plus de vingt ans à décrypter la place de la mort des animaux dans le travail en élevage et dans les productions animales. J'appelle « élevage » les rapports historiques de travail que nous avons avec les animaux et qui reposent sur de multiples rationalités dont la première est relationnelle. J'appelle « productions animales » les rapports de domination et d'exploitation des animaux engendrés par les scientifiques et par les industriels au XIXe siècle avec l'émergence du capitalisme industriel et qui se poursuivent aujourd'hui dans les systèmes industriels et intensifiés. Conceptualiser les différences entre ces deux types de relations aux animaux et les situer dans leurs dynamiques propres est crucial pour comprendre les problèmes auxquels nous sommes actuellement confrontés dans les abattoirs.

J'apprécie d'autant plus d'être auditionnée dans votre commission que j'ai publié en 2014, avec d'autres chercheurs, un ouvrage sur la situation alarmante des abattoirs dits de proximité, Le Livre blanc pour une mort digne des animaux, que nous avons adressé à une centaine de députés et de sénateurs concernés par les questions agricoles.

C'est en nous fondant sur le constat que le visuel médiatique prime beaucoup sur l'écrit que nous avons construit le collectif « Quand l'abattoir vient à la ferme », aujourd'hui très présent sur les réseaux sociaux. Notre démarche est suivie par plusieurs journalistes de la presse écrite et audiovisuelle. Grâce à eux, nos concitoyens peuvent savoir qu'il existe d'autres voies que l'abolitionnisme, autrement dit la rupture de nos liens avec les animaux, ou bien la vaine poursuite du processus d'industrialisation.

L'un des principaux résultats des enquêtes qui ont servi de matériaux à notre livre blanc est le refus de plus en plus marqué de certains éleveurs d'emmener leurs animaux à l'abattoir, petit ou grand, et le choix de les abattre à la ferme, même s'il leur faut pour cela enfreindre la loi. Car, et c'est un paradoxe à considérer de près, pour respecter leurs devoirs moraux envers les animaux, les éleveurs sont contraints de recourir à des pratiques illégales.

J'ai pu remarquer d'autre part, sur le temps long de mes recherches, que la situation, loin de s'améliorer, s'est au contraire considérablement aggravée. Par exemple, entre 2005, date à laquelle j'ai publié un article à propos de l'abattage mobile, et aujourd'hui, la critique des éleveurs sur le fonctionnement des abattoirs industriels s'est étendue aux abattoirs de proximité et leurs positions se sont renforcées. Si en 2005, de nombreux éleveurs pouvaient encore s'arranger pour faire abattre leurs animaux conformément à leur volonté dans le cadre des règles légales, en acceptant de multiples contraintes, de transport notamment, ce n'est plus le cas aujourd'hui. Et un nombre croissant d'éleveurs n'a d'autre choix que d'abattre les animaux à la ferme s'ils veulent leur éviter les souffrances liées au transport et à l'abattage. Comme me l'a dit récemment une éleveuse, « tout nous pousse à désobéir ».

Cette éleveuse a récemment conduit quatre cochons à l'abattoir, dont trois ont été saisis pour myopathie. C'est le signe qu'ils ont été malmenés à l'abattoir car, pour avoir visité sa ferme, je sais comment ils ont été élevés : on ne saurait mieux faire. Ces cochons n'étaient absolument pas préparés à ce qui allait leur arriver. Pour un animal qui a eu une vie aussi bonne qu'elle peut l'être à la ferme, l'arrivée à l'abattoir est en effet une terrible violence tandis que pour un cochon produit dans l'industrie, elle n'est jamais que la suite de ce qui précède. L'obligation de conduire les animaux à l'abattoir génère donc de la souffrance chez les animaux et de la souffrance chez les éleveurs, traumatisés par ce qui arrive à leurs bêtes. Elle génère aussi du gâchis par rapport à la qualité de la viande obtenue par l'élevage.

Je rappelle que l'élevage repose sur une forte relation aux animaux, une relation qui renvoie à une rationalité économique mais surtout à des rationalités relationnelles et morales. Les éleveurs aiment leurs animaux, ils les estiment et ils les respectent. Ils leur ont donné une bonne vie et c'est pour eux un devoir moral que de leur donner une bonne mort. Entre respecter la loi et abandonner leurs animaux à des abattoirs dont ils réprouvent les pratiques et transgresser la loi pour donner une mort digne à leurs animaux, ils sont de plus en plus nombreux à choisir la transgression.

L'objectif de fond de notre collectif est de contribuer à rendre légales ces pratiques illégales qui, quoiqu'elles concernent surtout les éleveurs en vente directe et les circuits courts, sont révélatrices de la souffrance induite chez les animaux mais aussi chez les éleveurs et chez les consommateurs par les process d'abattage en abattoir.

Notre collectif regroupe des éleveurs, des associations de protection animale, des vétérinaires, des associations de consommateurs et des citoyens ordinaires. Nous sommes également en relation avec des bouchers. Nous travaillons sur l'abattage à la ferme dans ses deux formes principales : l'abattage mobile et la construction de locaux dédiés dans la ferme.

Pour ce qui concerne l'abattage mobile, nous faisons un double constat : d'une part, l'existence de difficultés réglementaires, au niveau européen, qui freinent le développement des équipements souhaités ; d'autre part, la forte demande des éleveurs européens en faveur de l'abattage à la ferme – en Autriche et en Allemagne, ils réclament des règlements et une organisation du travail leur permettant de respecter leurs animaux.

Il existe actuellement deux grands types d'abattoirs mobiles.

Il s'agit d'abord des abattoirs mobiles totalement autonomes et capables d'assurer un certain rendement. C'est le cas d'un camion suédois, autonome en eau et en électricité, ou du camion Schwaiger, du nom de l'éleveur autrichien qui l'a conçu. Utilisé en Hongrie, en Californie et en Argentine, mais interdit en Autriche et en France, il est constitué, outre la partie dédiée à la traction, de remorques d'abattage et de remorques frigorifiques.

Il s'agit ensuite des caissons d'abattage, équipements plus légers permettant uniquement l'abattage et la saignée à la ferme. Ces caissons peuvent aussi être un outil complémentaire de l'abattage au pré, comme c'est le cas en Suisse.

Ces divers outils concernent aussi bien les bovins que les moutons ou les cochons. Leur prix va de 2,5 millions d'euros pour l'abattoir mobile suédois à moins de 15 000 euros pour le caisson d'abattage, en passant par 500 000 euros pour l'abattoir Schwaiger. Ils ne sont donc pas accessibles aux mêmes types d'acteurs.

L'abattage dans un local dédié, du même type que les abattoirs de volailles à la ferme, est, quant à lui, d'un coût plus faible. Il intéresse plus particulièrement les éleveurs de petits animaux.

Les freins au développement de ces outils sont d'ordre réglementaires, liés notamment aux aspects sanitaires, mais ils pourraient, à notre sens, être facilement levés grâce à une véritable politique d'aide.

Précisons que ces équipements, loin de concurrencer les abattoirs de proximité, en constituent au contraire le prolongement. L'utilisation notamment du caisson d'abattage, qui ne sert qu'à l'abattage et à la saignée, implique de se rendre rapidement dans un abattoir de proximité pour le traitement de la carcasse.

L'enjeu aujourd'hui pour notre collectif est d'obtenir les moyens réglementaires et financiers qui nous permettront d'évaluer la validité de nos propositions et d'apporter des réponses aux nombreuses questions en suspens.

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