Intervention de Haïm Korsia

Réunion du 16 juin 2016 à 11h00
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Haïm Korsia, grand rabbin de France :

C'est un grand honneur pour moi d'avoir, pour la première fois, prêté serment devant vous et devant le drapeau ; et moi qui ai servi sous les drapeaux pendant de longues années, je sais ce que représente le fait de dire non pas la vérité, puisque chacun a la sienne propre, mais le fait de vivre cet engagement à partager un espace commun qui s'appelle la France qui, fondamentalement, s'intéresse aux grandes aspirations de la société comme aux petites choses, finalement tout aussi importantes. Car c'est la grandeur de la République de considérer que chaque petit fil qu'on tisse ou détisse crée un futur merveilleux ou un futur dangereux.

Comme l'ensemble de la société, j'ai été choqué par les images terrifiantes qu'on a pu montrer et qui ont révélé la réalité dramatique de certains abattoirs. Je l'ai vécu en tant que citoyen et non en tant que consommateur de cette viande, puisque dans les établissements concernés on ne pratiquait pas l'abattage rituel. C'est du reste une préoccupation permanente des textes, de la morale humaine : si l'on est capable d'avoir de la tendresse pour le plus petit des insectes, pour l'animal le plus modeste, on en aura aussi pour les hommes. Sans entrer dans les détails bibliques, rappelons que Moïse – personnage tout de même assez connu – a été choisi par Dieu parce qu'il a un jour manifesté de la compassion pour une petite brebis qui s'était perdue. Et Dieu, selon la Bible, a dit : « Un homme qui est capable de compassion pour un animal en aura pour mon peuple. » Prendre en compte le bien-être animal est un impératif pour notre société, une obligation que nous devons tous partager. Je n'accepte pas la présentation qu'en font certains, dans laquelle ce seraient eux contre nous : nous sommes ensemble pour essayer de défendre une vision cohérente de la société où nous faisons attention à chacun et où nous faisons attention à tous ceux qui partagent cet espace de vie qu'est notre biosphère.

Aussi, bien évidemment, le bien-être animal est un enjeu majeur du judaïsme, au point que si le couteau de l'opérateur présente une ébréchure qui risquerait de faire souffrir l'animal, l'acte rituel n'est pas considéré comme valable. C'est dire si notre impératif premier et même unique est la perception que peut avoir l'animal de la souffrance ou de la mort.

Je me limiterai à trois points.

Le premier est l'impératif de laïcité. On ne se rend pas compte que la liberté des pratiques religieuses est essentielle en France – elle est non seulement garantie par la Constitution mais elle se trouve au coeur de ce que nous essayons tous de vivre. Je sais que certains voudraient faire de la laïcité une forme nouvelle d'athéisme qui nierait la possibilité de pratiquer sa foi, quand d'autres, à l'inverse, voudraient qu'on ne puisse pas participer à la vie en société si on ne pratique pas une religion. Dans les deux cas, ce serait un scandale. Il faut donc garantir la possibilité de croire, mais aussi celle de ne pas croire, l'essentiel étant de toujours vivre ensemble. C'est ce que permet la laïcité. Sous la IIIe République circulait une formule étonnante destinée aux juifs : « Il faut être français à l'extérieur et juif chez soi ». Autrement dit, être 100 % du temps schizophrène, en se coupant forcément d'une partie de ce que nous sommes : je ne peux pas vous dire si je suis plus juif ou plus français, ou plus supporter du PSG ou de l'équipe de France… Je suis tout ce que je suis en même temps, et notre République nous donne la chance de vivre tout ce que nous sommes sans avoir à faire un choix permanent entre notre statut fondamental, vital même, de citoyen et le fait que nous ayons – ou non – une foi quelconque. Ce principe essentiel doit être protégé y compris en ce qui concerne l'abattage rituel.

Deuxième point : aussi étrange cela puisse-t-il vous paraître, je tiens à vous faire part d'une petite blessure personnelle, toutefois essentielle et peut-être parce que j'ai eu l'honneur de servir sous les drapeaux ; sachez que lorsqu'on mange casher à bord d'un avion appartenant à notre compagnie nationale, Air France, il ne s'agit plus de cassolettes fabriquées en France. C'est un de mes échecs personnels – j'ai eu l'honneur de servir dans l'armée de l'air et c'est un domaine dont je m'occupais également… Pour des raisons économiques, Air France a préféré les cassolettes distribuées par la compagnie KLM, appartenant au même groupe, et donc fabriquées aux Pays-Bas. C'est un combat que je vais mener, car il me paraît essentiel que l'on puisse consommer de la viande française, compte tenu de la façon dont nous garantissons la traçabilité, et la façon que nous avons de traiter les animaux, qui est tout de même différente de ce qu'on peut constater dans d'autres pays. Si par malheur on en venait à ne pas pouvoir produire de viande provenant de l'abattage rituel – c'est le cas en Suisse et en Suède, pays modèle pour certains footballeurs mais pas forcément dans d'autres domaines –, on serait obligé d'aller la chercher ailleurs. Ce serait terrible, à mon sens, qu'une partie de la communauté nationale ne puisse pas consommer un produit national. Et je puis vous assurer, après en avoir longuement, et depuis très longtemps, discuté avec eux, que les représentants de la filière bovine et de la filière ovine partagent cette préoccupation.

J'aborde avec mon dernier point une question sensible ; mais j'ose l'évoquer devant vous car vous avez conscience de ce qu'est cette notion d'engagement et de parole forte de la République et vous êtes une part importante de cette parole forte. Nous courons le risque majeur de délivrer un message contradictoire. Lorsque le Président de la République, ou le Premier ministre, énonce des phrases aussi fortes, aussi justes que : « La France, sans les juifs, n'est plus la France », ne courons-nous pas en effet le risque terrible d'un message contraire ? Ne peut-on y voir une sorte d'injonction paradoxale consistant à dire aux juifs que leur place est en France mais qu'ils ne peuvent pas manger casher ? Des maires de tous bords – François Pupponi à Sarcelles, Claude Goasgen dans le XVIe arrondissement de Paris, Anne Hidalgo à Paris, Christian Estrosi à Nice – réalisent de gros efforts à l'endroit de chaque partie de la communauté nationale – qui est une –, font en sorte que la communauté juive se sente heureuse – « heureux comme un juif en France », dit le proverbe. Empêcher un juif de manger casher, n'est-ce pas l'empêcher d'être lui-même ?

Je ne viens donc pas ici défendre l'abattage rituel, mais le principe de laïcité, défendre devant vous, avec vous l'idée d'une France bienveillante, celle dont nous rêvons tous.

2 commentaires :

Le 26/10/2016 à 14:26, laïc a dit :

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"Empêcher un juif de manger casher, n'est-ce pas l'empêcher d'être lui-même ?"

Il peut manger tous les légumes casher qu'il veut, mais la condition animale, c'est autre chose.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 26/10/2016 à 14:34, laïc a dit :

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"Si par malheur on en venait à ne pas pouvoir produire de viande provenant de l'abattage rituel – c'est le cas en Suisse et en Suède, pays modèle pour certains footballeurs mais pas forcément dans d'autres domaines –, on serait obligé d'aller la chercher ailleurs."

Pourquoi "par malheur" ? Par bonheur plutôt, car le bonheur est dans la laïcité, et si M. Korsia entend défendre la laïcité, alors il doit nécessairement et logiquement défendre un abattage indépendant des coutumes religieuses, un abattage de viande républicain, qui ne s'occupe pas de religion.

La France, c'est aussi la laïcité, il n'est pas possible de prévoir de dérogations, sinon il n'y a plus de laïcité, et là où il n'y a plus de laïcité, alors il n'y a plus de France non plus.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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