Intervention de Dalil Boubakeur

Réunion du 16 juin 2016 à 11h00
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Dalil Boubakeur, recteur de la grande mosquée de Paris :

Je ne suis pas vétérinaire mais on aborde, avec la question de la conscience et de l'inconscience de l'animal, tout le problème lié à la structuration, chez les mammifères, des fonctions du système nerveux dont les unes sont conscientes et les autres inconscientes. La structure consciente, chez l'homme, est le cortex, la partie superficielle de l'encéphale, lieu de la sensibilité consciente ou de la motricité consciente. La conscience, chez l'être humain, est très certainement différente de la conscience chez l'animal, dans la mesure où elle s'exprime. Dans l'islam, c'est par la conscience que nous sommes réunis à la nature de Dieu. Dans notre religion transcendante, notre conscience ne peut parvenir à le définir ni à lui donner une forme – et surtout pas anthropomorphique, ce qui est du reste interdit ; par contre, Dieu est connu grâce à ses quatre-vingt-dix-neuf attributs, caractéristiques compréhensibles par notre conscience.

Aussi, tout ce qui peut nous rendre inconscient nous éloigne-t-il de Dieu. Et si le premier interdit est le vin, c'est tout simplement parce qu'il rend la conscience trouble au point de conduire à l'erreur. Un des compagnons du prophète avait cité, pour la prière, un verset du Coran particulièrement ardu en se trompant au point de lui faire dire le contraire de ce qu'il signifiait, montrant par là que sa conscience était complètement troublée – d'où l'interdiction de l'alcool. Il est dit dans le Coran de ne pas entrer dans une mosquée alors qu'on est saoul. Au-delà, ce sont tous les éléments chimiques et biochimiques, qui vont rendre la conscience difficilement accessible à la clarté de la vision de Dieu, qui sont interdits par l'islam, et uniquement, j'y insiste, parce que les drogues, quelles qu'elles soient – LSD, cocaïne, psychotropes, psychodysleptiques… –, empêchent de connaître Dieu. La conscience est donc un élément fondamental du vivant.

Pour ce qui est de l'inconscience, je vais rappeler une expérience que beaucoup ont dû réaliser à l'école primaire : une grenouille décérébrée, quand on la soumet à un peu de courant électrique, réagit ; mais elle réagit inconsciemment. Les formations végétatives, sous-corticales, comme le thalamus, fonctionnent malgré tout ; les cheveux d'un cadavre poussent, de même que ses ongles ; mais cette vitalité apparente n'est plus la vie.

Aussi la différence entre conscience et inconscience répond-elle à une définition anatomique de la physiologie humaine et animale.

Le sacrifice d'un animal est un témoignage religieux. Or on ne peut sacrifier un animal déjà mort, ou dans un état qui ne donne pas à sa fin un caractère sacré. Dès lors que l'on va, d'une certaine manière, dégrader cette vitalité en mort apparente, en passant par l'inconscience, nous ne disposons pas d'éléments religieux nous permettant d'affirmer que nous opérons sur un animal halal ou casher.

J'en viens à la dernière question du président sur le verset 5 de la sourate V du Coran. Oui, l'islam évoque l'aliment casher, mais aussi l'aliment des chrétiens. À la naissance de l'islam, le prophète a commencé par croire qu'en s'adressant aux croyants chrétiens mais surtout aux tribus juives de La Mecque, il allait être aussi juif que le plus juif des pratiquants et aussi chrétien que le plus chrétien. Il y avait quantité de moines et de monastères en Arabie à cette époque, et pas seulement de l'église byzantine : l'église arianiste, l'église nestorienne, l'église monophysite étaient présentes aussi, chacune avec sa propre vision de la religion, différentes de celle de Byzance qui les considérait comme hérétiques, mais dont s'accommodaient très bien les peuples arabes. Et leurs aliments étant considérés comme tout à fait licites, tout comme ceux des Sabéens qui ne sont ni juifs ni chrétiens mais croyants, gnostiques.

Ce qui compte, en l'occurrence, est la foi en un Dieu unique. Les juifs, sur le sujet, sont très stricts et nous avons beaucoup appris d'eux en matière théologique, beaucoup plus qu'on ne pense. Je demanderais d'ailleurs volontiers à M. le grand rabbin de m'envoyer quelques rabbins pour enseigner la théologie à mes étudiants, à l'école de formation des imams ; ce serait très intéressant… Les juifs sont donc nos maîtres en théologie et pour ce qui est de la rigueur de la réflexion sur Dieu. L'interdit du porc nous vient du judaïsme comme nombre de nos interdits. C'est dire la grande proximité entre nous aux débuts de l'islam : le prophète a été se réfugier parmi les tribus juives pour échapper à ses propres compatriotes arabes qui venaient l'ennuyer, voire le tuer. Le fondement de l'islam est judéo-chrétien. Le respect de Mahomet pour le judaïsme a été exemplaire et c'est Virgil Gheorghiu, l'auteur de La vingt-cinquième heure, qui, dans sa biographie de Mahomet, affirme qu'il n'y avait pas d'homme plus tolérant que le prophète de l'islam. Nous avons malheureusement beaucoup régressé depuis… Lorsque le convoi d'un défunt juif est passé devant l'assemblée des musulmans où siégeait Mahomet, ce dernier s'est levé, et à ses compagnons lui ont demandé pourquoi, il a répondu : « C'est une âme qui passe. » Pour nous, l'âme est sacrée, de quelque individu qu'il s'agisse, de quelque race à laquelle il appartienne. L'âme est, si l'on peut dire, une émanation de Dieu ; elle est un privilège de l'homme qui lui permet de se mettre en rapport avec Dieu. Et nous estimons que Dieu a donné peut-être un peu de ce trésor à l'animal pour qu'on le respecte.

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