Intervention de Bruno Lasserre

Réunion du 21 juin 2016 à 17h15
Commission des affaires économiques

Bruno Lasserre, président de l'Autorité de la concurrence :

Je répondrai, autant que possible, de manière groupée à ces interrogations, dont certaines se rejoignent, en commençant par les sujets institutionnels et procéduraux.

J'ai été interrogé par M. Jean-Claude Mathis sur l'efficacité procédurale des nouveaux outils que nous donne la loi Macron. Est-ce qu'en réalité cette efficacité accrue ne se fait pas au détriment du droit des entreprises ? Je ne le crois pas : au contraire, sur le plan procédural, cette loi accélère et met nos délais en matière d'examen des concentrations en cohérence avec ce qui se fait au niveau européen. De plus, elle nous donne un nouvel outil, à savoir la possibilité de conclure une transaction avec les entreprises. Nous imposons des sanctions souvent très élevées. Il est donc normal que les entreprises comprennent comment sont calculées nos sanctions, surtout lorsqu'elles s'élèvent à plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de millions d'euros. Nous avons donc publié une ligne directrice qui explique très clairement comment nous calculons les sanctions. Aujourd'hui, les entreprises peuvent obtenir des réductions de sanctions si elles ne contestent pas les griefs, mais elles ne peuvent pas transiger sur un montant de sanction. Ce que nous permettra la loi Macron, c'est de pouvoir converger avec l'entreprise sur un montant de sanction qui ne sera pas contesté. Cela renforcera la clarté et la prévisibilité pour les entreprises, qui seront donc, à mon avis, gagnantes, et cela accélérera le traitement des affaires. Des procès longs et coûteux visant à contester les sanctions que nous avons prononcées devraient ainsi être évités. Je crois donc que c'est une réforme gagnant-gagnant, dont tout le monde profitera.

Une question a été posée sur le lien avec l'Union européenne. Procédons-nous à une harmonisation au niveau européen dans la conduite des affaires, dans l'appréciation des marchés pertinents et dans la définition des sanctions ? Depuis 2004, nous fonctionnons en réseau, la Commission européenne et les 28 autorités nationales, pour appliquer de manière convergente le droit européen de la concurrence. Nous nous répartissons les affaires. Je prends un exemple : nous avons traité, avec nos collègues italiens et suédois le cas des clauses de parité imposées par Booking.com aux hôteliers, mais nous avons laissé à la Commission européenne l'investigation sur le moteur de recherche Google, investigation qui a évidemment une portée européenne, et que nous n'allions pas dupliquer au plan national. Nous nous répartissons les affaires, et veillons à ce que les décisions que nous prenons soient cohérentes les unes avec les autres. La Commission européenne a conduit une consultation publique, à laquelle beaucoup d'entreprises, d'États, d'autorités et de groupes d'intérêts ont répondu, pour franchir une nouvelle étape vers l'harmonisation des outils dont disposent les autorités nationales. Il s'agit également de mieux protéger l'indépendance des autorités nationales, de veiller à ce que les sanctions soient définies de manière plus homogène, à donner aux autorités nationales la même boîte à outils procédurale, pour qu'elles puissent appliquer avec la même effectivité le droit de la concurrence. Nous soutenons cette initiative, qui a d'ailleurs fait l'objet d'un avis favorable de la commission des affaires européennes du Sénat. Il me semble qu'elle doit être soutenue car elle va permettre aux entreprises françaises de bénéficier, notamment lorsqu'elles contestent le pouvoir de marché d'entreprises nationales dans d'autres pays européens, d'avoir recours à des autorités de la concurrence qui auront les mêmes pouvoirs, la même indépendance et les mêmes outils que l'autorité française, ce qui constituera une protection.

Beaucoup de questions ont porté sur la concentration, ou l'oligopole, qui règne dans la grande distribution, et ses centrales d'achat. Il est indéniable que la grande distribution en France est concentrée. Six grandes enseignes se partagent environ les trois quarts du marché français. C'est toutefois moins qu'ailleurs : le marché au Royaume Uni est encore plus concentré. Mais on peut estimer que c'est beaucoup, et nous avons certainement atteint un niveau qui ne peut plus être dépassé. Nous sommes aujourd'hui, à notre avis, à la limite de l'acceptabilité en termes de concentration. Il faut bien reconnaître aussi que cette grande distribution est aujourd'hui exposée à une concurrence qui n'existait pas il y a dix ou quinze ans, en raison du développement de la vente en ligne. Quand Amazon annonce cette semaine qu'il va offrir un service de livraison en une heure ou deux pour ses abonnés, c'est indéniablement une concurrence nouvelle qui va s'imposer à la grande distribution alimentaire, parce que les produits alimentaires font clairement partie des cibles de cette annonce. Nous n'avons donc pas affaire, non plus, à un oligopole figé, qui se trouverait protégé par des barrières à l'entrée. Aujourd'hui, de nouveaux acteurs internationaux sont en train d'entrer sur ce marché et d'exercer une pression concurrentielle.

Comment ne pas dégrader les choses ? D'abord en étudiant et en examinant de manière scrupuleuse les alliances conclues entre ces enseignes pour mettre en commun leurs politiques d'achat. C'est tout le sens de l'avis que nous avons rendu le 31 mars 2015 à la demande du Gouvernement, mais également du Sénat, dans lequel nous avons fait une cartographie très précise des risques concurrentiels associés à ces alliances. Ces risques concurrentiels sont des deux côtés : du côté des marchés aval, qui mettent en relation les consommateurs avec les magasins, parce que ces alliances peuvent conduire à des échanges d'informations sur les promotions ou l'assortiment, et favoriser la collusion entre les enseignes, puisque des informations obtenues lors d'achats en commun on peut déduire des informations sur la politique commerciale menée par chaque enseigne ; mais nous avons aussi identifié des risques concurrentiels sur les marchés amont, qui mettent en relation les fournisseurs et les distributeurs, parce que sur certaines lignes de produits, certaines alliances confèrent à ceux qui les nouent une position de force vis-à-vis de fournisseurs, notamment de PME dans le secteur de l'agro-alimentaire.

Nous avons fait deux propositions sur ce sujet dans notre avis de mars 2015. La première proposition est une proposition de procédure : nous avons constaté que ces alliances n'étaient pas contrôlables ex ante parce qu'il ne s'agissait pas de concentrations mais d'alliances ou d'accords. Nous n'avions pas le pouvoir de regarder les conséquences de ces alliances avant qu'elles ne soient mises en oeuvre. C'est l'objet de la loi Macron, qui impose une obligation d'information préalable avec une clause de standstill de deux mois avant que cette alliance ne soit mise en oeuvre. C'était d'autant plus choquant que ces alliances ont été conclues en pleines négociations commerciales avec des distributeurs, qui les ont découvertes au moment même où ils entraient dans ces fameux box de négociations, dans lesquelles je n'aimerais pas entrer avec plaisir ! La deuxième proposition que nous avons faite est que si ces alliances à l'achat renforcent les risques d'éviction de certains fournisseurs, notamment des PME, ne faut-il pas revoir les règles qui gouvernent l'état de dépendance économique et permettre à l'Autorité de réprimer non pas les abus de position dominante mais la face inverse de la médaille, c'est-à-dire les abus de dépendance économique subis par les entreprises qui en sont victimes, parce qu'elles n'ont pas le même pouvoir de négociation que les distributeurs avec lesquels elles négocient ?

Malgré l'assouplissement introduit par la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) de 2001, l'état de dépendance économique – qui est une notion qui existe dans notre code de commerce – a fait l'objet d'une définition jurisprudentielle restrictive, au point qu'il est difficile, en droit, de prouver son existence. Les propositions que nous avons faites consistent à assouplir les conditions caractérisant l'état de dépendance économique, notamment parce que la condition exigeant que celui qui se plaint d'un état de dépendance économique doit voir le maintien de son activité mis en cause et ne doit pas avoir de solution de remplacement lorsqu'il se trouve victime d'une rupture de relation commerciale caractérisant l'état de dépendance économique n'est pas très réaliste. En effet, une solution de remplacement n'existe jamais tout de suite. Il faut toujours du temps pour trouver des solutions de remplacement et il serait logique que cette solution de remplacement ne soit mobilisable qu'à moyen terme. Le code de commerce gagnerait donc à être précisé. C'est le sens de la proposition de loi que vous avez citée, mais ce n'est pas la solution miracle. Le ministre de l'économie et la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) disposent déjà d'un arsenal de mesures. En cas de déséquilibre significatif, le ministre peut, de sa propre initiative, se substituer aux acteurs de la négociation pour imposer ou demander au tribunal de commerce des sanctions. Je vous le dis franchement, le problème n'est pas tellement de perfectionner notre outil normatif. Quand vous lisez le code de commerce, vous voyez que tous ces problèmes sont traités par des pouvoirs donnés notamment à la DGCCRF. Le problème est que les PME n'osent pas s'en servir par peur des représailles de la grande distribution. Car entre gagner un procès et se voir privées d'un débouché dans la grande distribution, l'arbitrage est vite fait. Elles préfèrent se taire que de se priver d'un débouché qui est vital pour le maintien de leur activité.

On peut certes perfectionner la règle de droit, on se heurtera toujours à cette peur de mobiliser ces outils. Je ne sais pas s'il faut à chaque fois ajouter des couches législatives pour protéger certains acteurs ou encadrer la négociation. La vérité est qu'il faut aussi traiter le problème de fond et accepter un certain regroupement des acteurs parce que c'est cela qui leur donnera du pouvoir. Mais souvent les acteurs ne le veulent pas : ils veulent à la fois être plus forts et rester seuls. Or, c'est comme le mariage, on est plus forts si on accepte de limiter un peu sa liberté pour construire un projet avec une autre personne. Il faut aussi faire passer ce message. On voit que les coopératives agricoles, par exemple, se renforcent. C'est une tendance qu'il faut encourager parce que c'est cela qui donnera le contre-pouvoir nécessaire et non la protection législative, qui ne pourra pas répondre à toutes les situations.

Je parle à mes collègues britanniques, allemands ou néerlandais : je constate qu'il y a aussi en France un problème particulier. Les gens que l'on emploie dans la politique d'achat – et ce n'est pas seulement vrai dans la grande distribution, c'est également une réalité dans l'assurance, dans les industries et les services – sont des tueurs. On envoie des jeunes avec des objectifs démesurés, déraisonnables, ils sont bons et payés avec les réductions de coûts qu'ils obtiennent pour leurs entreprises. Or cette politique est une politique de court terme parce que si on ne respecte pas le partenaire avec lequel on doit vivre et si le prix de la réduction de coûts est la disparition du fournisseur avec lequel on travaille, qui a gagné au bout du compte ? Il y a en France une culture de la politique d'achat qui est mortifère. Je ne comprends pas que l'on ne puisse pas s'en rendre compte. Le respect d'un partenaire et d'un partenariat de long terme qui doit être gagnant-gagnant doit être pris en compte dans le recrutement et les objectifs qui sont donnés aux acheteurs.

On a parlé de beaucoup de sujets, notamment des notaires et des abattoirs. Les notaires seraient furieux si on les traitait dans le même paragraphe que les abattoirs ou les sociétés d'autoroute mais je ne voudrais pas me perdre dans tous ces sujets.

Monsieur Éric Straumann, ne parlez pas de pauvres qui prennent l'autocar. Je ne crois pas, quand même, que l'on mette huit heures entre Paris et Strasbourg. Je l'ai fait en voiture et j'ai mis moins de temps que cela.

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