Intervention de Pierre-Franck Chevet

Réunion du 22 juin 2016 à 9h30
Commission des affaires économiques

Pierre-Franck Chevet, président de l'Autorité de sûreté nucléaire :

Je suis accompagné de Mme Anne-Cécile Rigail, directrice des centrales nucléaires à l'ASN.

Je commencerai par quelques éléments de cadrage général sur notre vision de la sûreté nucléaire et de la radioprotection en France, en reprenant les termes de la présentation de notre rapport annuel que j'ai faite devant l'OPECST il y a quelques semaines, ainsi que la loi le prévoit. J'aborderai ensuite certains des points que vous avez évoqués, Madame la présidente.

L'ASN estime que la sûreté de l'exploitation des installations nucléaires en France est globalement bonne. Cependant, nous jugeons le contexte en matière de sûreté préoccupant à court et moyen termes. Par ailleurs, une vigilance s'impose dans la période actuelle en matière de radioprotection, en particulier dans le secteur médical.

Les résultats en matière de sûreté de l'exploitation des installations nucléaires sont globalement bons : il n'y a pas eu d'incident de niveau 2 au cours de l'année passée, ni depuis le début de cette année ; lorsque l'on examine la nature et la gravité des incidents constatés, rien ne sort de l'ordinaire. Cela ne signifie pas que toutes les installations fonctionnent parfaitement : il y a des marges de progrès. Par exemple, l'usine FBFC d'Areva, située à Romans-sur-Isère, a été placée sous surveillance renforcée de l'ASN il y a environ un an et demi, pour des problèmes de qualité d'exploitation. Même si des progrès ont été constatés, elle demeure sous surveillance renforcée. S'agissant des centrales nucléaires nous jugeons positivement un certain nombre d'entre elles en matière de qualité d'exploitation, notamment celle de Fessenheim. À l'inverse, celles de Cruas et de Gravelines sont plutôt en « queue de peloton » en la matière. Au-delà de ces cas, qui font l'objet d'une vigilance particulière de l'ASN, notre appréciation en matière de sûreté est, je le répète, globalement bonne.

Nous jugeons que le contexte en matière de sûreté nucléaire est préoccupant pour trois raisons.

Premier constat : les enjeux en matière de sûreté qui doivent être gérés dans les cinq ans à venir – nous sommes déjà entrés dans cette phase – sont absolument sans précédent au regard de ceux qui ont dû l'être au cours des dix ou quinze dernières années.

Premier enjeu, majeur : l'éventuelle prolongation de l'exploitation du parc de centrales nucléaires d'EDF au-delà de quarante ans. EDF a prévu d'investir 55 milliards d'euros dans l'opération de « grand carénage » – je ne me prononce pas sur ce chiffre –, ce qui donne une idée de l'ampleur du chantier qui l'attend. Il s'agit non seulement d'un enjeu industriel, eu égard notamment à la capacité de livrer l'ensemble des travaux, mais aussi d'un enjeu de sûreté, ces travaux devant bien entendu être réalisés au meilleur niveau de qualité. Nous menons des discussions intenses avec EDF depuis quelques années, de manière à pouvoir nous prononcer à terme sur la possibilité ou non de prolonger l'exploitation du parc et sur les conditions dans lesquelles une telle prolongation peut être envisagée. C'est un travail compliqué : quatre ou cinq grands enjeux de sûreté doivent être examinés avec beaucoup de précision et de rigueur. Nous estimons que nous pourrons nous positionner définitivement sur cette question de manière générique vers la fin de 2018 ou le début de 2019, sachant que le premier réacteur qui sera arrêté pour sa quatrième visite décennale, Tricastin-1, le sera en 2019. Le calendrier est donc extrêmement tendu. C'est un travail colossal, tant pour EDF que pour nous.

La prolongation de l'exploitation du parc étant un sujet majeur, nous nous attachons à mettre en oeuvre un processus de participation de l'ensemble des parties prenantes aussi large et ouvert que possible, et nous continuerons à le faire dans les deux ou trois années qui viennent. En avril dernier, nous avons rendu publique une lettre de position relative aux orientations en la matière. Avant d'être signée, cette lettre d'une centaine de pages a fait l'objet d'un processus d'information et de consultation du public.

Deuxième enjeu, qui se pose peu ou prou dans les mêmes termes que le précédent : la prolongation ou non du fonctionnement d'autres installations nucléaires, de recherche ou du cycle du combustible, qui dépendent, pour l'essentiel soit du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), soit d'Areva. Il est logique qu'il en soit ainsi : ces installations ont été, pour la plupart, mises en service en même temps que le parc de centrales nucléaires afin de l'accompagner, voire un peu avant s'agissant des installations de recherche. Elles atteignent donc un âge respectable, de l'ordre de la quarantaine d'années, et même un peu plus pour les réacteurs de recherche. Pour donner une idée la mesure de la tâche qui nous attend, sur la centaine d'installations concernées, nous avons déjà reçu plus d'une vingtaine de demandes de prolongation assorties d'un dossier de sûreté. D'ici à la fin de l'année prochaine, nous en aurons plus d'une cinquantaine en stock, sur lesquels il nous faudra nous prononcer.

Troisième grand enjeu : le retour d'expérience de l'accident de Fukushima. Nous avons imposé un certain nombre de mesures, en deux phases, non seulement pour les centrales, mais aussi pour toutes les autres installations nucléaires. La première phase a consisté à déployer des moyens mobiles et flexibles. Elle a été mise en oeuvre : ces moyens sont désormais disponibles sur tous les sites. Elle s'est conclue à la fin de l'année dernière, avec la mise en place par EDF d'une force d'action rapide nucléaire (FARN), capable de faire face à un accident touchant six réacteurs simultanément – le seul cas d'application étant la centrale de Gravelines, seul site à compter six réacteurs. En mars dernier, nous avons procédé à une inspection pour vérifier que la FARN était effectivement capable d'intervenir dans le cas d'un accident de cette ampleur. L'inspection a donné des résultats satisfaisants. Cette première phase était, en réalité, la plus simple.

Pour la deuxième phase, l'ASN a demandé que les moyens mobiles et flexibles soient complétés par des moyens de même type mais « en dur ». Par exemple, si, pour la première phase, nous avions demandé l'installation d'un groupe électrogène à moteur diesel, plutôt de petite taille, sur le toit d'un bâtiment, afin de le mettre à l'abri des inondations, pour la deuxième phase, nous avons demandé l'implantation d'un groupe électrogène de grande capacité dans un bunker, afin de le protéger au maximum contre tout type d'agression. Le déploiement de ces moyens « en dur » sur l'ensemble des installations nucléaires exige des travaux importants et méthodiques, qui seront réalisés dans les cinq ou dix ans à venir. Cela suppose que nous analysions, au préalable, les propositions faites par les exploitants à cette fin.

Quatrième et dernier enjeu : la construction d'installations nouvelles, qui sera d'ailleurs une contrepartie nécessaire si l'on ne prolonge pas l'exploitation des installations existantes. Un certain nombre de chantiers sont en cours en France : le réacteur Jules-Horowitz à Cadarache, le réacteur thermonucléaire expérimental international (ITER) également à Cadarache et l'EPR à Flamanville. Tous ces chantiers connaissent des difficultés. La plupart sont sans impact sur la sûreté : ce sont avant tout des problèmes industriels, notamment des retards. Il y a cependant une exception : l'excès de carbone dans certaines zones de la cuve de l'EPR, qui peut fragiliser le métal. Il s'agit d'un problème majeur, qui touche à la sûreté. Nous avons rendu cette anomalie publique dès que nous avons eu confirmation de son existence, en avril 2015. Nous avons immédiatement demandé à Areva et à EDF de procéder à un retour d'expérience, en répondant à deux questions différentes.

Premièrement, nous leur avons demandé un retour d'expérience technique. Il s'agissait de vérifier si d'autres composants étaient susceptibles d'être concernés par une anomalie telle que des ségrégations de carbone ou un excès de carbone dans certaines zones ; cela peut notamment toucher les pièces de volume important. À ce stade, le retour d'expérience a conduit à mettre en évidence des anomalies touchant notamment certains générateurs de vapeur. Ainsi, on a identifié dix-sept réacteurs équipés de générateurs de vapeur dont au moins l'un des composants, notamment dans la partie basse de ces générateurs, est susceptible – c'est une quasi-certitude – d'être affecté de ségrégations de carbone. La présence de ségrégations ne signifie pas nécessairement que la situation est inacceptable en termes de sûreté, mais il faut examiner et traiter l'anomalie. Les analyses sont en cours. EDF a apporté un certain nombre d'éléments allant dans le sens d'une absence d'impact sur la sûreté. Nous sommes en train d'examiner et de vérifier de manière systématique que toutes les anomalies sont traitées correctement. Ce retour d'expérience technique se poursuit.

Deuxièmement, dans la mesure où l'anomalie affectant la cuve a été détectée non pas à l'occasion des contrôles internes réalisés par Areva ou EDF, qui n'ont donc pas complètement fonctionné, mais parce que l'ASN a posé des questions et insisté pour qu'un certain nombre de contrôles soient faits, nous avons demandé à Areva de procéder à un audit rétrospectif des fabrications de l'usine du Creusot. Cet audit a été conduit progressivement et a mis en évidence des irrégularités de nature diverse. Par exemple, lorsque des écarts étaient constatés, un dossier dit « dossier barré » était ouvert et l'anomalie était traitée normalement, mais ce dossier barré ne sortait pas de l'usine du Creusot : il n'était transmis ni au client, ni à l'autorité de sûreté nucléaire compétente. Cette pratique est clairement inacceptable du point de vue industriel, sans même se référer à la réglementation, nucléaire ou non. Elle a prévalu depuis le début des années 1960.

Au total, sur les 10 000 pièces fabriquées par l'usine du Creusot au cours des cinquante dernières années, plus de 400 irrégularités ont été identifiées. Elles touchent aussi des pièces qui n'ont pas été fabriquées pour la filière nucléaire française. Pour la partie qui nous concerne, nous avons demandé à Areva et à EDF de traiter en priorité les irrégularités qui touchent le parc en exploitation. À ce stade des investigations, 85 anomalies ou irrégularités ont été détectées. Au vu des analyses qu'elles ont menées, EDF et Areva considèrent que 84 d'entre elles sont dépourvues d'impact sur la sûreté. La quatre-vingt-cinquième, qui affecte un générateur de vapeur du réacteur n° 2 de la centrale de Fessenheim, est en cours de traitement. Ledit réacteur a été arrêté il y a environ une semaine, notamment à cause de cette anomalie.

Les investigations doivent se poursuivre dans les deux champs, tant le retour d'expérience technique que la recherche des anomalies dans les méthodes de travail. L'audit continue à l'usine du Creusot, mais doit être étendu aux autres usines de fabrication d'Areva, notamment à l'usine d'assemblage des composants de Chalon - Saint-Marcel et à l'usine de Jeumont. Ce travail amènera peut-être la découverte d'autres anomalies. Notre but est qu'il soit aussi exhaustif que possible et que l'on s'attache ensuite à traiter chacune des anomalies détectées.

Le premier constat, sur le contexte préoccupant en matière de sûreté nucléaire, soulignait donc que les enjeux des cinq prochaines années sont sans précédent ; nous n'avons pas eu des dossiers aussi lourds à gérer au cours des dix ou quinze années précédentes.

Le deuxième constat consiste à observer qu'au moment où les enjeux s'accroissent, les industriels chargés de les gérer connaissent des difficultés économiques, financières, budgétaires – c'est notamment le cas du CEA – et techniques – je viens d'en donner quelques exemples.

Le troisième constat est que l'ASN et son appui technique, l'Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), ne disposent pas des moyens qu'ils estiment nécessaires pour accompagner pleinement et suivre complètement ces enjeux sans précédent.

Pour résumer, nous entrons dans une « zone de forte pression » : d'un côté, les enjeux montent ; de l'autre, le système chargé de les traiter est en difficulté, au premier chef les exploitants, premiers responsables de la sûreté, mais aussi l'ASN et l'IRSN. Tels sont les éléments qui fondent notre préoccupation concernant les années à venir.

Pour finir, une vigilance s'impose en matière de radioprotection, notamment dans le domaine médical. S'il n'y a pas eu, je l'ai dit, d'incident récent de niveau 2 dans les installations nucléaires, nous avons constaté une dizaine d'incidents de niveau 2, voire « 2+ », dans le secteur médical. Je citerai deux exemples en matière de radiothérapie. Premier cas : une femme atteinte d'un cancer à un sein qui devait recevoir un traitement de 28 séances de radiothérapie a subi les 25 premières séances sur l'autre sein. Cette « erreur de latéralité » a évidemment eu un impact. Second cas : deux patients ayant des tumeurs cancéreuses au cerveau ont été traités, l'un à l'avant de la tête, l'autre à l'arrière de la tête, alors que cela aurait dû être l'inverse. Dans ce second cas, il s'agissait de traitements hypofractionnés, avec un nombre de séance moins important, mais des doses délivrées très fortes. Ces traitements sont plus confortables pour le patient, mais, en cas d'erreur, les impacts sont très lourds.

Je rappelle qu'un accident majeur s'était produit à Épinal il y a une dizaine d'années, ce qui avait conduit à un renforcement du système de contrôle. Depuis lors, nous avons constaté certains progrès, mais la persistance d'incidents lourds montre que l'on doit impérativement maintenir un niveau de vigilance très élevé en la matière. Il ne faut surtout pas baisser la garde.

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