Intervention de Manuella Frésil

Réunion du 22 juin 2016 à 16h15
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Manuella Frésil, réalisatrice du documentaire Entrée du personnel :

Avant ce film, j'avais réalisé Si loin des bêtes, un documentaire sur les élevages industriels pour Arte. Entrée du personnel est né de là car, comme vous le faisiez remarquer pour votre commission, on se pose initialement la question des bêtes. Dans Si loin des bêtes, il s'agissait de comprendre comment des éleveurs engagés dans un système industriel pouvaient se revendiquer paysans. Comment acceptez-vous de faire ça aux bêtes ? Cette question que je leur posais, j'ai voulu l'adresser aussi aux ouvriers des abattoirs. C'est comme ça que j'ai commencé.

Nous étions alors dans les années 2000, à une époque où ce n'était pas très compliqué d'entrer dans les abattoirs car les acteurs de la filière n'en étaient pas à cacher l'origine animale de la viande. À la sortie de la crise de la vache folle, l'agro-industrie était surtout préoccupée par l'hygiène et les nouvelles normes européennes sur la traçabilité de la viande et le bien-être animal. Elle avait vraiment besoin de prouver son savoir-faire – qui est réel – dans ces domaines : il n'y a plus d'accident sanitaire majeur comme il y a pu y en avoir dans les années 1990.

Je suis donc entrée dans les abattoirs où j'ai posé cette question aux salariés : qu'est-ce que ça vous fait de faire ça aux bêtes ? Ils m'ont répondu que ce n'était pas la question pour une raison simple : peu de gens travaillent à la tuerie, appelée le secteur sale. Pour la plupart, les salariés sont dans le secteur propre où ils effectuent un travail de boucherie, d'emballage et de mise en barquette de la viande. Par mesure d'hygiène, les ouvriers des deux secteurs entrent par des portes différentes dans l'abattoir, et ils ne passent pas de l'un à l'autre. Dans leur majorité, ils me disaient n'avoir affaire aux bêtes que de façon lointaine et un peu fantasmatique. Cela étant, il apparaissait dans leurs propos qu'elles étaient là et qu'elles les hantaient. Certains m'ont raconté qu'ils rêvaient la nuit de carcasses accrochées en imaginant que c'était des corps humains. Comment ne pas être hanté quand on sait la proximité anatomique qui existe, par exemple, avec les carcasses de porc ? Ça contamine.

Ils m'ont aussi dit qu'ils avaient mal aux doigts, aux articulations, aux muscles, aux os. C'est ce qui a déclenché le désir de ce filM. C'est ce qui m'a donné l'énergie de me battre pour faire ce film qui m'a pris énormément de temps et qui a été réalisé dans des conditions économiques particulièrement difficiles. Par une espèce d'ironie, les ouvriers ont mal là où ils coupent les bêtes. « Je coupe la dinde là et j'ai mal là », m'a dit l'un d'eux. J'ai décidé de faire le film pour essayer de comprendre cette contagion, alors que l'univers des abattoirs se refermait et qu'il devenait de plus en plus difficile d'y entrer. Les ouvriers refusent de parler de ce sujet qui hante pourtant tout l'abattoir.

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