Intervention de Raphaël Girardot

Réunion du 22 juin 2016 à 16h15
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Raphaël Girardot, réalisateur du documentaire Saigneurs :

Au préalable, je précise que je co-réalise avec Vincent Gaullier des films produits par Matthieu de Laborde d'Iskra. Nous travaillons ainsi depuis 2000, en nous épaulant sur le long terme. C'est la manière que nous avons trouvée pour faire ce genre de films pour lesquels les financements classiques sont inadaptés et qui naissent d'une conviction : à un moment donné, on a absolument envie de parler d'un sujet même s'il ne répond pas à la demande de chaînes de télévision ou à l'intérêt d'une commission parlementaire. Des années plus tard, le sujet peut révéler toute son actualité. Il faudrait que notre travail soit mieux reconnu auprès des financeurs à long terme.

Avant d'en venir à Saigneurs, je précise que l'important pour nous est de documenter, de restituer, d'être à une place où l'on fait les films avec les gens. Je ne fais pas un film sur un éleveur ou un étudiant, je le fais avec lui, avec ses questions. Cette perspective permet de faire évoluer notre réflexion, et nous espérons qu'elle produise le même effet sur les spectateurs. Avec Vincent, nous avons travaillé pendant neuf ans avec un éleveur laitier dans différentes situations mais, pour autant, nous ne sommes pas devenus des spécialistes de l'agriculture. Nous sommes avec lui, nous nous intéressons à ses questions et à son positionnement. Nous espérons que les spectateurs pourront s'identifier à lui à certains égards et, par empathie, mieux comprendre ses problèmes et le malaise qui peut exister dans l'agriculture. Cela étant, je le répète, je ne me considère pas du tout comme un expert en questions agricoles ou agroalimentaires, ni même en abattoirs ou en halls d'abattage.

Au départ, nous voulions documenter la classe ouvrière au travail. Comment les personnes qui travaillent à la chaîne parlent-elles de leur métier ? A-t-on le droit et la possibilité de les filmer ? Compte tenu de notre expérience de l'agriculture, nous nous sommes intéressés à l'agroalimentaire et notamment à un endroit particulièrement caché, honteux, interdit d'accès. Un documentariste aura d'autant plus envie d'aller dans ce lieu qu'on le lui interdit. À ce stade, nous nous demandions même pourquoi personne ne le faisait.

Tout en comprenant ceux qui opèrent en caméra cachée, nous ne pratiquons pas cette méthode. Nous sommes partis à l'assaut de ce que l'on nous disait impossible : filmer pendant un an dans un abattoir. C'était en 2009 ; nous avons terminé le film en 2015. Pourtant, au début, nous avions eu la chance d'être accueillis par un petit abattoir de Blois, les Établissements Gourault. Le tournage se passait très bien. Le film aurait été très différent parce que l'abattoir était vraiment beaucoup plus petit que SVA Jean Rozé. Nous étions en repérage depuis trois ou quatre mois quand les Établissements Gourault ont fait faillite. C'est aussi l'un des problèmes de ce travail à long terme : il faut trouver un endroit stable.

Nous avons connu ensuite une longue traversée du désert parce que tous les abattoirs nous fermaient leur porte. Nous en avons appelé une trentaine, notamment Bigard, Sicavyl et Abattoirs industriels de la Manche (AIM). Jean-Paul Bigard nous a même ri au nez, en nous disant que l'idée de tourner un film dans l'un de ses abattoirs était totalement contraire à sa politique qui vise à faire en sorte que le client ne fasse plus du tout le lien entre la vache et le steak. En vertu de cette politique, tout ce qui se passe dans l'abattoir doit rester dans une boîte noire. Pour un documentariste, cette idée est ahurissante. Comment cela pourrait-il être une bonne chose que ce lieu soit interdit d'image, que l'on ne puisse pas documenter ce qu'il s'y passe ? Cet endroit n'est pas hors de notre société. Nous devons y être, réfléchir avec les ouvriers qui y travaillent sur ce qu'il s'y construit.

Nous nous sommes donc adressés à M. Dominique Langlois, qui préside à la fois Interbev, l'organisation interprofessionnelle du bétail et de la viande, et la SVA Jean Rozé. Quand nous l'avons rencontré, il était conscient que la communication des abattoirs ne pouvait se réduire à de l'institutionnel – qui n'intéresse qu'un public restreint, notamment de personnes à la recherche d'un emploi – et à des films tournés en caméra cachée. Au départ, il a essayé de nous envoyer vers d'autres abattoirs que le sien, qui ont tous refusé de nous accueillir. Nous sommes donc revenus vers lui, au bout de six mois. Comme il avait accepté notre projet au départ, il a bien été obligé d'approuver notre demande d'aller chez lui. Il nous a donc accueillis pendant plus d'un an dans l'abattoir vitréen SVA Jean Rozé.

Tout ce cheminement fait que le film est ce qu'il est. Les ouvriers prennent eux-mêmes la parole sur leur lieu de travail. Il n'y a pas de commentaires. Les images montrent le travail des ouvriers, leurs gestes, la cadence. On entend le bruit. Nous avions plus de cent heures de rushes à la fin du tournage et, au montage, nous n'avons gardé que les moments représentatifs de cette année-là. Nous ne prétendons pas que le film est représentatif de tous les abattoirs ni même de ce qui s'est passé dans celui-là depuis dix ans. En revanche, il montre ce que ce métier a de pénible, de dangereux et de précaire, comme vous le souligniez, en raison notamment des cadences imposées dont se plaignent la plupart des ouvriers. On le ressent assez vite, au bout d'un mois, et l'impression est confortée par tous les témoignages qui arrivent au fil du temps.

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