Délégation aux outre-mer

Réunion du 30 mars 2016 à 17h00

Résumé de la réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 17 heures 20.

Présidence de M. Jean-Claude Fruteau, président.

La Délégation procède à l'audition de MM. Nicolas Roinsard, maître de conférences en sociologie à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, et Marcel Dorigny, maître de conférences en histoire à l'Université Paris VIII, à l'occasion du 70ème anniversaire de la départementalisation.

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Il y a soixante-dix ans et onze jours, la loi du 19 mars 1946 érigeait en départements la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et La Réunion. Le rôle de la Délégation aux outre-mer de l'Assemblée nationale étant d'attirer l'attention de la représentation nationale sur les particularités de nos territoires, j'ai souhaité qu'elle participe, dans l'exercice de ses compétences, à l'évocation de cet anniversaire.

Soixante-dix ans donc après la disparition du statut colonial dans ces quatre départements, il est important que l'on se pose les questions suivantes : Le passage de la colonie au département a-t-il été l'instrument d'une réelle émancipation ? S'est-il agi au contraire d'une simple substitution de vocabulaire, laissant subsister les anciens rapports de domination ? Ou la vérité se situe-t-elle entre ces deux positions extrêmes et, le cas échéant, où placer le curseur ?

Pour nous aider à répondre à ces questions, nous avons fait appel au concours d'un historien et d'un sociologue. Monsieur Marcel Dorigny, vous êtes maître de conférences en histoire à l'Université de Paris VIII, et vous représentez la Société française d'histoire des outre-mer – anciennement société d'histoire des colonies françaises, fondée en 1912. Vous avez axé vos recherches sur l'histoire de l'esclavage et des Antilles depuis le XVIIIe siècle, et vous ne manquerez pas de nous aider à resituer les enjeux de la départementalisation dans une perspective historique de long terme.

Monsieur Nicolas Roinsard, vous êtes maître de conférences en sociologie à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand et travaillez sur la transformation de la société à La Réunion et à Mayotte, entre permanences et évolutions.

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Marcel Dorigny, maître de conférences en histoire à l'Université Paris VIII

La départementalisation de 1946 n'est en réalité pas la première mais la seconde, la première transformation des colonies en départements remontant à 1795 et à la Constitution de l'an III, première constitution républicaine appliquée en France, jusqu'au coup d'État de Bonaparte.

La Constitution de l'an III est extrêmement claire : il n'y a plus de colonies, mais des départements d'outre-mer. La départementalisation est radicale. Saint Domingue – aujourd'hui Haïti – est transformée en cinq départements ; les autres territoires, la Martinique, la Guadeloupe et ses dépendances, la Guyane, Saint-Louis du Sénégal, La Réunion, l'Île de France – l'actuelle île Maurice –, les Seychelles et les comptoirs de l'Inde également. Le mot colonie est proscrit et, à l'issue de la transformation de ces territoires en départements, la loi devient la même partout, de Paris au Calvados, jusqu'outre-mer : c'est l'isonomie républicaine.

Cette évolution, qui pourrait surprendre aujourd'hui, est la conséquence de l'abolition de l'esclavage quelques mois plus tôt, par la loi du 4 février 1994 – 16 pluviôse, an II, dans le calendrier républicain. Les révolutionnaires en effet pensaient – sans doute un peu naïvement – qu'en transformant les colonies en départements, ils rendraient impossible le retour de l'esclavage puisque, la loi étant la même partout, rétablir l'esclavage dans les îles aurait signifié pouvoir le rétablir dans les départements métropolitains. C'est la première tentative de constitutionnalisation du principe de la liberté générale. Reste que la loi n'a pas été appliquée partout, notamment à La Réunion, où les colons n'ont pas accepté, pas plus qu'à la Martinique, alors sous occupation anglaise.

Lorsque Bonaparte prend le pouvoir en 1799, après son coup d'État, il va rédiger une nouvelle constitution, la Constitution de l'an VIII, dont l'article 91 précise : « Le régime des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales. » Ce dernier terme, s'il autorise, sans le nommer explicitement, le retour de l'esclavage, a aussi permis à Toussaint Louverture – ce que n'avait pas anticipé Bonaparte – de rédiger pour Saint-Domingue sa propre constitution, prélude à l'indépendance de l'île.

Le grand projet des révolutionnaires de 1795 qui avaient transformé les colonies en départements par souci d'égalité et d'uniformisation législative n'aura donc duré qu'un peu plus de cinq ans, Bonaparte choisissant d'imposer le retour à l'ancien système. Ce qui va caractériser, partant, notre longue histoire coloniale jusqu'en 1962, c'est la division législative entre la métropole et les colonies. Si l'Algérie est divisée en départements, leur contenu n'a rien à voir avec les départements métropolitains, et l'assemblée algérienne qui sera mise en place après la Seconde Guerre mondiale octroiera au million de Français d'Algérie et aux neuf millions d'indigènes le même nombre de députés, ce qui évidemment n'aboutit pas à la même représentativité.

L'idée d'isonomie républicaine étant morte, la loi n'est plus la même selon les lieux et selon les personnes. Il existe en Algérie un statut de l'indigénat qui va durer fort longtemps et, dans les colonies, alors même que le code civil est entré en vigueur en 1804, s'applique également le code noir, qui restera en application jusqu'au décret d'abolition de l'esclavage du 27 avril 1848, malgré son incompatibilité juridique avec le code civil.

Le statut colonial va perdurer, au moins juridiquement, jusqu'en 1946, date à laquelle, pour la seconde fois, les colonies seront transformées en départements. Il ne saurait être question en effet pour les constituants de 1946, empreints de l'esprit de la Résistance, pas davantage que pour les grandes figures de l'anticolonialisme que sont Raymond Vergès et Aimé Césaire, qui jouèrent un grand rôle dans le projet de départementalisation, de maintenir le statut colonial. À cette réserve près que la loi de départementalisation du 19 mars 1946 ne va s'appliquer qu'aux « anciennes colonies », c'est-à-dire aux territoires colonisés avant 1830 : ni l'AOF, ni l'AEF ni l'Indochine ne sont concernées.

Aux termes de la loi, la législation applicable en métropole le sera également dans les nouveaux départements d'outre-mer, c'est-à-dire à la Martinique, à la Guadeloupe, en Guyane et à La Réunion – ainsi qu'à Mayotte depuis très récemment, mais Mayotte, du fait d'un droit coutumier très vivace, constitue un cas particulier.

Toute la question, soixante-dix ans après, est de savoir si cette départementalisation a porté ses fruits et contribué à l'intégration républicaine des anciennes colonies. La réponse est certes inégale selon les territoires et les populations concernées, mais il me semble que, dans deux domaines au moins, elle a constitué une avancée positive, je veux parler de l'aménagement du territoire mais surtout de l'éducation.

On peut certes spéculer sur le fait de savoir si cela aurait été le cas sans la départementalisation, mais il est indéniable qu'avec l'application des lois de la République, le niveau scolaire moyen s'est élevé dans les départements d'outre-mer. Il faut rappeler en effet que, jusque dans les années cinquante, malgré les lois Ferry, une très forte proportion de la population ultramarine n'était jamais allée à l'école, ainsi que le montre le documentaire Les 16 de Basse-Pointe, qui met en scène seize coupeurs de canne noirs inculpés d'un meurtre à la fin des années quarante, et dont aucun ne sait ni lire ni écrire.

Néanmoins, la départementalisation a posé un problème majeur à l'échelle macroéconomique. En effet, les départements d'outre-mer n'en appartiennent pas moins à l'Europe, dont ils appliquent la législation sociale et dont ils partagent la monnaie, l'euro, une monnaie forte, ce qui engendre des inégalités économiques considérables avec les territoires voisins, lesquels appartiennent au tiers-monde. L'exemple le plus flagrant en est l'économie du tourisme : ainsi, la première destination touristique des Caraïbes est-elle la République dominicaine, où les Français de métropole peuvent s'offrir deux semaines de vacances pour le prix d'un aller simple vers la Martinique.

Il faut donc être bien conscient que, si l'égalité juridique induite par la départementalisation peut incontestablement être considérée comme un progrès, elle a créé au plan local des difficultés qu'on ne doit pas sous-estimer.

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Nicolas Roinsard, maître de conférences en sociologie à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand

J'interviens donc ici en tant que sociologue, qui travaille depuis près de dix-huit ans sur la société réunionnaise et depuis trois ou quatre ans sur Mayotte, à partir d'enquêtes de terrain, qui permettent de mieux comprendre le mode de vie des populations. J'ai surtout travaillé sur les questions de pauvreté, de chômage et sur la mise en oeuvre des politiques publiques.

Avec la départementalisation, le 19 mars 1946, des quatre « vieilles colonies », l'objectif de l'État français est de mener dans ces territoires d'outre-mer une politique de rattrapage, d'assimilation législative et de remise à niveau par rapport à la métropole. Il s'agit, pour reprendre les termes de l'époque, de rompre avec l'ère coloniale en s'assurant notamment que les indices économiques et sociaux de ces nouveaux départements d'outre-mer se rapprochent progressivement de la moyenne nationale.

La littérature spécialisée a tendance à beaucoup mettre en exergue les changements spectaculaires survenus dès lors, soulignant que La Réunion aurait, en cinquante ans, accompli ce qui avait demandé un siècle et demi à l'Europe, en termes de transition sanitaire, démographique et de développement.

Si l'on s'attache à tous les progrès réalisés au plan de la santé, du droit, de la couverture sociale, de la démographie, de l'instruction, de l'habitat et, plus largement, des infrastructures, on ne peut nier en effet que des changements spectaculaires se sont produits. De même, si l'on observe les transformations du paysage sociologique sous l'angle du passage d'une société traditionnelle et rurale à une société moderne dominée par une économie tertiaire, le constat d'une transformation radicale de l'organisation socio-économique est sans appel.

Cette transformation ne doit néanmoins pas masquer ce qui subsiste derrière le changement, et il convient de mettre en lumière, dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, l'existence d'inerties qui participent d'une certaine forme de reproduction sociale. Ces inerties, on les retrouve en effet dans l'étude de la structure sociale, c'est-à-dire de la distribution des classes dans l'espace social des anciennes sociétés de plantations coloniales.

Si ces sociétés ont connu, à partir de la départementalisation, un changement majeur avec l'avènement d'une classe moyenne salariée alimentée par la multiplication des emplois publics – lesquels ont d'ailleurs d'abord profité aux métropolitains –, l'observation des strates supérieures et inférieures de la pyramide sociale montre que les groupes historiquement dominés et dominants sont demeurés les mêmes.

Cette réalité est objectivée par certains travaux réalisés à partir de sources statistiques et des indicateurs de l'INSEE, lesquels ont malheureusement leur limite puisque les statistiques ethniques sont interdites, alors que la division sociale dans les colonies correspond souvent à une division raciale.

Il suffit alors pour pallier la défaillance de ces indicateurs d'observer ce qui se passe dans la rue. Je pense ici aux durs conflits sociaux qu'ont connus les cinq DOM au cours de ces dernières années. Largement couverts par les médias nationaux, ces conflits dénoncent invariablement la vie chère dans les outre-mer, où les prix à la consommation sont en moyenne de 20 à 30 % supérieurs à ceux de la métropole.

Pour autant, cette contestation sociale outre-mer ne saurait être appréciée à sa juste valeur en ne considérant que la question de la vie chère. Cela apparaît clairement avec le mouvement contre la profitation qui a secoué les Antilles début 2009, en aval d'un mouvement démarré en Guyane en 2008, et qui s'est ensuite propagé à la Réunion en mars 2009, sans parler des quarante-quatre jours de grève qu'a connus Mayotte en 2011. Aux Antilles, le débat social s'est ainsi rapidement focalisé sur la question des inégalités et notamment sur la reconduction des positions de dominants et de dominés dans l'espace social. Cette conflictualité interroge en pointillé les promesses égalitaires et républicaines de la départementalisation, et il n'est pas anodin qu'il ait fallu rebattre les cartes lors des états généraux de l'outre-mer.

Soixante-dix ans après la départementalisation, et pour reprendre les mots, visionnaires et désormais célèbres, d'Aimé Césaire, les sociétés d'outre-mer demeurent des départements à part davantage que des départements à part entière.

Cette singularité des outre-mer dans l'espace national se mesure, d'une part, par le poids des inégalités internes à ces sociétés, inégalités aggravées par un chômage de masse, et, d'autre part, par le poids des inégalités externes, dans la mesure où tous les indicateurs de vulnérabilité – seuil de pauvreté, taux de chômage, recours aux minima sociaux ou à la CMU – montrent un écart important entre les DOM et la métropole. Je vous propose donc de discuter ici des limites de la promesse égalitaire de la départementalisation à La Réunion, à travers le prisme d'une analyse de la pauvreté, des inégalités et des mécanismes de reproduction sociale qui y président.

Après la loi de 1946, les premières politiques publiques se déploient principalement dans le domaine de la santé, des infrastructures – habitat, hôpitaux, écoles, route, électrification, réseaux d'eau potable. Ce n'est que dans un deuxième temps, dans les années soixante et soixante-dix, que l'État va engager une seconde série de mesures susceptibles de modifier la structure sociale. Je pense en particulier à la réforme foncière, à la scolarisation, à la mise en oeuvre de la protection sociale et au développement des emplois publics.

La Réunion va dès lors être marquée par une triple évolution : le déclin de sa société rurale, la montée du chômage, la tertiarisation de l'économie avec l'accroissement de l'emploi public. En l'espace d'une seule génération, l'agriculture est passée d'une position dominante dans l'emploi local – 43 % de la population active en 1961 – à une position marginale – 7 % en 1990. Le déclin des emplois agricoles a pour corollaire l'envol du chômage : mesuré pour la première fois en 1967, son taux est déjà de 11 % – taux qui doit être ramené à 23 % si l'on inclut les seize mille personnes considérées en sous-emploi –, il atteindra le taux record de 36,5 % en 2000, au sens du BIT, et de 42 % au sens du recensement, avant d'être redescendu aujourd'hui à 26,4 %, sachant, là encore, que les indicateurs de l'INSEE ne sont pas nécessairement appropriés pour décrire le marché du travail réunionnais, marqué par un sous-emploi et un travail informel importants et dans lequel de nombreux chômeurs découragés ne sont pas inscrits sur la liste des demandeurs d'emploi.

Cela étant, le chômage à La Réunion est marqué par deux caractéristiques importantes : c'est un chômage de longue durée – la durée moyenne de chômage est de trente-six mois – et qui touche massivement les jeunes, puisque le taux de chômage des 15-24 ans avoisine les 60 % depuis une dizaine d'années.

Une des premières causes de ce chômage endémique est la pression démographique que connaît l'île depuis un demi-siècle. À titre d'exemple, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, la population active croît deux fois plus vite que le niveau de l'emploi. L'écart s'est aujourd'hui resserré, mais pas suffisamment pour inverser la tendance : entre 2006 et 2011, l'emploi a augmenté de 8 %, ce qui est plutôt une bonne performance puisqu'il n'augmente que de 2 % en métropole sur la période, mais la population active augmente, elle, de 10 %.

Cette pression démographique risque de peser quelques années encore sur La Réunion. Les projections réalisées par l'INSEE estiment en effet à plus d'un million le nombre d'habitants en 2030, ce qui signifie que la population active devrait croître de moitié en l'espace de vingt-cinq ans.

Deux autres facteurs expliquent le chômage endémique à La Réunion. En premier lieu, la forte croissance de l'activité féminine, qui a doublé en l'espace de trente ans ; en second lieu, le niveau de qualification exigé au sein du secteur tertiaire, qui a longtemps pénalisé et pénalise encore les chômeurs réunionnais, en majorité peu ou pas qualifiés. L'économie de l'île s'est en effet fortement tertiarisée avec la mise en place des nombreux équipements publics et des services administratifs, lesquels ont généré de nombreux emplois, contribuant ainsi à faire émerger une société de consommation et le développement d'activités commerciales axées autour de l'import et de la distribution.

Ce passage d'une économie dominée par le secteur primaire à une économie dominée par le secteur tertiaire est relativement atypique. Jean Benoist, anthropologue qui a beaucoup travaillé sur La Réunion et les Antilles, qualifiait ainsi La Réunion de société pseudo-industrielle, n'ayant pas connu de phase intermédiaire entre une économie primaire et une économie tertiaire. C'est en ce sens que le chômage a également une origine historique, les mutations de l'appareil productif ayant laissé en marge une masse de travailleurs ruraux, que les emplois publics n'ont pu absorber, ayant été, jusque dans les années quatre-vingt, majoritairement dévolus à des métropolitains –, ces derniers qui n'étaient que 3 200 dans l'île en 1961, étaient 37 400 en 1990 et 80 000 en 2006. Or la surreprésentation des métropolitains dans le corps des fonctionnaires d'État au cours des quarante premières années de la départementalisation est flagrante et plus encore dans les catégories socio-professionnelles supérieures : au recensement de 1982, les métropolitains ne représentaient que 4 % de la population réunionnaise mais 53 % des cadres de la fonction publique.

Comment aurait-il pu en être autrement au vu des politiques éducatives alors mises en oeuvre à La Réunion ? Jusqu'aux années soixante-dix, époque où la majeure partie de la population créole est encore analphabète, les conditions sont loin d'être réunies pour que l'institution scolaire se développe à hauteur des besoins observés, l'essentiel de l'effort ayant été concentré sur le primaire, pour accueillir les enfants dans une société qui n'a pas encore achevé sa transition démographique. La population âgée de quinze ans et plus compte 9 % de diplômés en 1954, 11 % en 1961 et 13 % en 1974, soit une augmentation de quatre points en l'espace de vingt ans. En 1990, 70 % de la population de quinze ans et plus est encore dépourvue de diplômes, et 20 % possède un niveau de diplôme inférieur au baccalauréat.

Cette inertie du système scolaire a participé jusqu'aux années quatre-vingt-dix à la stabilité du système social. Si le rattrapage progressif du taux de scolarisation et l'allongement de la durée des études ont permis depuis une amélioration sensible, sinon remarquable, du niveau de formation de la population réunionnaise, celle-ci reste en deçà des indicateurs observés à l'échelle nationale, la proportion de bacheliers restant par exemple inférieure de dix points à la moyenne nationale. En 2012, on recense un Réunionnais sur quatre, âgé de quinze à trente-quatre ans, et un sur deux, âgé de quinze à vingt-quatre ans, qui ont terminé leur scolarité sans avoir obtenu de diplôme, soit deux fois plus qu'en France métropolitaine.

Cette sous-qualification de la population contribue à maintenir le chômage à un niveau élevé sur un marché du travail de plus en plus qualifié et qui, encore aujourd'hui, continue d'avantager les métropolitains, toujours surreprésentés dans les catégories professionnelles supérieures.

Dans l'ensemble, la structure des catégories socio-professionnelles (CSP) reste dominée à La Réunion par des positions appartenant aux catégories populaires et à la petite classe moyenne : un emploi sur cinq relève des métiers de service aux particuliers et le second type d'emploi dominant est celui d'ouvrier. Le salaire moyen est ainsi de 12 % inférieur à celui de la France métropolitaine.

Si les emplois occupés se situent en bas de l'échelle sociale, il ne faut pas perdre de vue en outre que près d'un Réunionnais sur deux appartient à la catégorie des inactifs, globalement constituée de personnes disposant de faibles ressources, notamment les personnes âgées, une grande partie des retraités ayant été faiblement insérés dans l'économie salariale et étant contraints d'avoir recours aux minima sociaux : en 2008, 45 % des personnes âgées de plus de soixante-cinq ans percevaient l'allocation vieillesse, contre 5, 4 % en métropole.

Cette structure de classe marquée par l'inégalité et la pauvreté se lit parfaitement dans les statistiques de l'INSEE. En 2008, 49 % des ménages réunionnais vivaient sous le seuil de pauvreté nationale, contre 13 % en métropole ; 36 % bénéficiaient de la couverture médicale universelle complémentaire, contre 6 % en métropole ; 20 % bénéficiaient du RMI, contre 3,4 % à l'échelle nationale, et, selon les données les plus récentes, un quart des ménages bénéficient des minima sociaux.

La sociohistoire de la départementalisation montre ensuite qu'il a fallu du temps pour que l'économie de transfert se mette en place et que les inégalités reculent. Jusque dans les années soixante-dix et quatre-vingt, les quelques prestations sociales et familiales versées dans les DOM étaient assez peu appropriées au contexte local.

Comme le précise l'article 73 de la Constitution de 1946 : « Le régime législatif des départements d'Outre-Mer est le même que celui des départements métropolitains, sauf exception déterminée par la loi ». Or des exceptions, il y en aura et, suivant le principe de la parité sociale, on mettra en place des critères d'éligibilité singuliers, des montants minorés, notamment en matière de politique familiale afin de contrer les tendances natalistes des DOM – je vous renvoie ici aux travaux d'Arlette Gautier.

Il faudra en fait attendre l'arrivée du RMI en janvier 2009 pour qu'une véritable protection sociale apparaisse dans les DOM. À La Réunion, un ménage sur deux demande le RMI, et un sur quatre en sera bénéficiaire à la fin de l'année.

Le revenu minimum d'insertion va donc devenir rapidement une composante importante de l'économie des pauvres, une économie de survie, qui va malgré tout permettre une amélioration sensible des conditions de vie. Vingt ans plus tard, le constat perdure et, en 2008, à la veille du remplacement du RMI par le RSA, 12 % des allocataires du RMI résident dans les DOM, alors que ces départements ne représentent que 3 % de la population française, soit un rapport de un à quatre.

On peut en conclure qu'avec, d'un côté, un sur-salariat porté par la fonction publique – lequel s'accompagne en outre d'une sur-rémunération qui, sur des territoires où les minima sociaux sont minorés ne fait que durcir les inégalités – et, de l'autre, un sous-salariat adossé à une situation de chômage de masse, la société réunionnaise demeure une société duale, comme l'était la société de plantations, divisée entre les grands propriétaires terriens et les « sans terre ».

Si ce statu quo social s'explique par les contraintes objectives déjà évoquées – chômage de masse, structure de l'emploi, pressions démographiques, faiblesse des qualifications – il s'explique aussi par des mécanismes de reproduction sociale particulièrement prégnants dans le cadre des anciennes sociétés de plantations coloniales, inégalitaires par essence et où les inégalités ont été érigées en habitus, pour reprendre la terminologie bourdieusienne, c'est-à-dire durablement intériorisées : avoir été gouverné pendant plus de trois siècles par un régime politique, juridique et économique aussi violent que l'était le régime colonial laisse des traces. Il est ainsi impossible de comprendre le poids et la mécanique du RMI à La Réunion sans faire le détour par l'histoire, qui donne les clefs de lecture permettant d'expliquer la manière dont est envisagée la fonction sociale du travail dans une ancienne société de plantations où le salariat est loin d'avoir été pourvoyeur de droits pour tous.

Globalement, l'économie mise en place dans le cadre de la départementalisation a donc davantage déplacé que supprimée les conditions originelles de production des inégalités. Aujourd'hui, ces fortes inégalités qui caractérisent la société réunionnaise, comme celles des autres DOM, posent évidemment un certain nombre de questions politiques économiques et sociales, avec, en ligne de mire, l'enjeu de maintenir une certaine cohésion sociale dans une société socialement fracturée.

Se posent en particulier un certain nombre de questions quant à l'avenir et aux conditions d'intégration de la jeunesse domienne, particulièrement touchée par le chômage et la précarisation de l'emploi.

Si les générations précédentes, encore marquées par la structure fondamentalement inégalitaire de la société de plantations, ont intégré dans leur mode de vie les situations de pauvreté et d'inégalité qui étaient les leurs, qu'en est-il des nouvelles générations ? Sont-elles prêtes à accepter une reproduction des inégalités ? La jeunesse actuelle est une génération charnière, coincée entre des aspirations de rupture avec les positions sociales inférieures des générations précédentes et des conditions contemporaines d'intégration économiques qui, dans bien des cas, les renvoient à ces mêmes positions sociales. Dans ces conditions les inégalités peuvent être perçues comme des iniquités, lesquelles constituent un terreau fertile pour la contestation et la violence sociales

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Personne ne peut contester le constat que vous avez dressé. La Réunion a évolué, même si cette évolution n'est pas exactement celle que nous aurions souhaitée, mais nous n'avions pas la main. Ce qui importe le plus cependant à notre délégation parlementaire, ce sont les difficultés que vous envisagez pour l'avenir, car notre rôle est précisément de faire en sorte d'aplanir ces difficultés. Or ce que je retire de vos propos c'est que, si la départementalisation a eu, dans certains domaines, des effets bénéfiques, elle semble s'être essoufflée. Pour dire les choses plus brutalement, à part quelques améliorations en matière d'infrastructures ou de protection sociale, elle n'a pas changé grand-chose, et nous devons aujourd'hui ouvrir de nouvelles perspectives pour l'avenir.

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Nicolas Roinsard, maître de conférences en sociologie à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand

Il faut en effet s'inscrire dans une perspective progressiste et poursuivre les progrès accomplis depuis 1946.

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Marcel Dorigny, maître de conférences en histoire à l'Université Paris VIII

Quel a été le rôle des politiques d'émigration dans ces sociétés ? Je sais qu'il a été massif aux Antilles, et il n'y a qu'à voir le nombre d'Antillais qui travaillent en métropole à La Poste, dans la gendarmerie ou la police, et dans les hôpitaux – ils représentent près d'un tiers des effectifs de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris – pour s'en convaincre. Ce sont souvent les enfants, voire les petits enfants, de personnes ayant émigré dans les années soixante et soixante-dix, dans le cadre des politiques soutenues par le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer (BUMIDOM), pour alléger la pression démographique outre-mer et combler en même temps les besoins de main d'oeuvre de la métropole.

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Nicolas Roinsard, maître de conférences en sociologie à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand

Des Réunionnais ont également émigré, mais beaucoup moins que les Antillais. Aujourd'hui d'ailleurs, le mouvement s'inverse, et de nombreux Réunionnais adhèrent au slogan « Vivre et travailler au pays ».

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Marcel Dorigny, maître de conférences en histoire à l'Université Paris VIII

D'autre part, y a-t-il une immigration à La Réunion, comme aux Antilles où les Haïtiens immigrent en masse, et en Guyane, où un tiers de la population est haïtienne ?

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Nous avons un problème du même ordre avec la migration des Mahorais et des Comoriens, qui se font passer pour des Mahorais.

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Marcel Dorigny, maître de conférences en histoire à l'Université Paris VIII

Les flux migratoires de l'île Maurice vers La Réunion sont-ils importants ?

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Marcel Dorigny, maître de conférences en histoire à l'Université Paris VIII

La situation est différente dans les Caraïbes où, avec dix millions d'habitants à Haïti pour 400 000 habitants à la Martinique – soit l'équivalent d'un faubourg de Port-au-Prince –, on a affaire à des transferts de population massifs, qui n'ont pas d'équivalent dans l'océan Indien.

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On estime aujourd'hui qu'il y a 17 000 Mauriciens à la Réunion.

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Marcel Dorigny, maître de conférences en histoire à l'Université Paris VIII

Et y a-t-il une émigration de La Réunion vers Maurice ?

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Il n'y a pas d'émigration économique, mais nous sommes les premiers clients de Maurice pour le tourisme. 150 000 Réunionnais vont en vacances à Maurice chaque année, ce qui est bien supérieur au nombre de métropolitains. On y trouve des séjours moins chers et plus luxueux.

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Marcel Dorigny, maître de conférences en histoire à l'Université Paris VIII

Cela rejoint ce que je disais tout à l'heure sur les différences considérables qui existent entre le niveau de vie à La Réunion – qui appartient à l'Europe – et dans les territoires voisins, où, parfois, on se contente de survivre, comme à Rodrigues.

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Ce sont deux systèmes qui ne s'interpénètrent pas.

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Marcel Dorigny, maître de conférences en histoire à l'Université Paris VIII

Il fut un temps où Maurice était le premier producteur de pulls, parce que les Européens y implantaient des usines, jusqu'à ce qu'ils délocalisent leur production vers la Chine, où la main d'oeuvre était moins chère. Les départements d'outre-mer sont de ce point de vue dans une situation très défavorisée, parce qu'ils appliquent la législation européenne.

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Notre appartenance à l'Europe ne peut pas avoir que des avantages ; nous devons également en assumer les inconvénients. Mais peut-on aller jusqu'à dire que nous n'avons pas tiré les effets bénéfiques de la départementalisation et que nous en supportons au contraire les conséquences négatives ?

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Nicolas Roinsard, maître de conférences en sociologie à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand

Il ne fait aucun doute pour moi que La Réunion a tiré de la départementalisation des effets bénéfiques en termes de développement. Il est difficile d'élaborer des scénarios prédictifs sur ce que serait devenue l'île sans la départementalisation, mais il est clair que le transfert de droits et les efforts de rattrapage par rapport à la métropole ont eu des incidences positives. Cela a néanmoins pris du temps, et l'on paie sans doute aujourd'hui le fait que certaines politiques aient été différées dans le temps.

J'observe malheureusement qu'à Mayotte, on est en train de reproduire les mêmes erreurs. On a commencé à mettre de l'argent dans l'école dans les années quatre-vingt-dix, faisant passer entre 2002 et 2012 la proportion de bacheliers dans une génération de 12 % à 49 %, mais avec un diplôme dont le niveau est inférieur à celui de la métropole, ce qui fait que les Mahorais qui s'inscrivent dans une université métropolitaine y rencontrent de grandes difficultés.

Pour les autres DOM, la vie s'y est globalement améliorée avec le temps, sans qu'on sache comment ils auraient évolué en devenant indépendants.

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Vous faites un parallèle entre la départementalisation et l'indépendance ?

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Nicolas Roinsard, maître de conférences en sociologie à l'Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand

S'interroger sur les effets de la départementalisation implique de se poser en creux la question des autres solutions possibles.

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À La Réunion, les progrès accomplis sont-ils liés à la départementalisation ou à l'afflux de crédits dus à l'action de certains hommes politiques comme Michel Debré, qui, quel que soit le jugement que l'on porte sur son action, a joué un rôle moteur dans le développement de l'île ? En d'autres termes, est-ce le système institutionnel ou est-ce la volonté politique qui prime ? C'est une question primordiale à mes yeux car, selon moi, c'est la volonté politique qui prime. Si elle est bridée par des systèmes politiques, il faut donc changer ces derniers ; dans le cas contraire, cela ne sert à rien.

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Je suis députée de Dordogne, autre département d'outre-mer, pourrais-je dire avec humour… Or je me demande savoir si on a laissé à ces départements la possibilité de valoriser tout leur potentiel et toutes leurs richesses. Dans le domaine énergétique par exemple, un grand nombre de ces DOM auraient eu la possibilité d'assurer leur autosuffisance mais en ont été empêchés, parfois par une législation trop restrictive.

La départementalisation a certes permis une hausse du niveau de scolarisation et la création d'infrastructures du niveau de celles de la métropole mais, dans le même temps, elle a placé ces territoires dans une forme de dépendance en matière d'énergie mais aussi en matière de denrées alimentaires, malgré d'importantes ressources locales, au rang desquelles il faut compter la population, car une population dynamique peut être un atout. Notamment en matière de tourisme, et c'est ici que le sort de la Dordogne rejoint en un certain sens celui des DOM : département métropolitain le plus visité, après Paris et les départements du littoral, la Dordogne est aussi l'un des plus pauvres ! Comment peut-on l'expliquer et comment faire en sorte de mieux valoriser le patrimoine touristique de ces territoires ?

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Messieurs, j'ai beaucoup appris en vous écoutant. Je partage votre idée selon laquelle notre priorité doit être la jeunesse. La Réunion ne tiendra pas avec un niveau de chômage aussi élevé chez les jeunes, d'autant qu'il y a parmi ses jeunes chômeurs une part importante de diplômés.

À l'autre bout du spectre, j'ai été dimanche célébrer une centenaire, témoignage vivant des progrès fulgurants fait dans l'île en matière de santé : en 1946, au moment de la départementalisation, l'espérance de vie à La Réunion était de cinquante ans à peine ; aujourd'hui, elle est de soixante-dix-sept ans chez les hommes et de quatre-vingt-trois ans et demi chez les femmes, soit presque aussi élevée qu'en métropole. Il y a eu l'an dernier soixante centenaires à La Réunion, et l'on estime à près de deux mille le nombre de nonagénaires ou plus, chiffre qui devrait être multiplié par six en 2040. Il y a donc eu d'indéniables progrès.

Reste que la logique de rattrapage par rapport à la métropole a pu, par certains aspects, être handicapante et qu'à cet égard la départementalisation a montré ses limites. Notre réflexion doit donc porter sur la construction d'un modèle à dimension régionale, porté par les Réunionnais. Cela ne remet évidemment nullement en cause le fait que nous sommes français. Nul sur l'île ne songerait à le contester, et nous savons ce que nous devons à la France.

La séance est levée à 18 heures 35.