Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Réunion du 26 mai 2016 à 14h30

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

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La réunion

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La séance est ouverte à 14 heures 30.

Présidence de M. Georges Fenech.

Audition, à huis clos, du général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire (DRM), Mme Lorraine Tournyol du Clos, adjointe au directeur, chargée de la stratégie, et du colonel N, assistant militaire.

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Nous accueillons le général de corps d'armée Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire, accompagné de Mme Lorraine Tournyol du Clos, adjointe au directeur, chargée de la stratégie, et du colonel N, assistant militaire.

Mon général, nous vous remercions d'avoir répondu à la demande d'audition de notre Commission d'enquête relative aux moyens mis en oeuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier 2015.

Nous allons achever avec vous nos investigations dans le domaine du renseignement, en nous intéressant aux indispensables apports du renseignement militaire pour notre défense et notre sécurité, et, bien sûr, outre les moyens humains et techniques dont vous disposez pour mener à bien vos missions, à la coopération et à la coordination entre votre direction et les autres services de renseignement.

Cette audition, en raison de la confidentialité des informations que vous êtes susceptibles de nous délivrer, se déroule à huis clos. Elle n'est donc pas diffusée sur le site internet de l'Assemblée. Néanmoins, et conformément à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, son compte rendu pourra être publié en tout ou partie, si nous en décidons ainsi à l'issue de nos travaux. Je précise que les comptes rendus des auditions qui auront eu lieu à huis clos seront au préalable transmis aux personnes entendues afin de recueillir leurs observations. Ces observations seront soumises à la Commission, qui pourra décider d'en faire état dans son rapport. Je rappelle que, conformément aux dispositions du même article, « sera punie des peines prévues à l'article 226-13 du code pénal toute personne qui, dans un délai de vingt-cinq ans divulguera ou publiera une information relative aux travaux non publics d'une commission d'enquête, sauf si le rapport publié à la fin des travaux de la commission a fait état de cette information ».

Conformément aux dispositions de l'article 6 précité, je vais vous demander de prêter le serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure. »

Le général Christophe Gomart, Mme Lorraine Tournyol du Clos et le colonel N prêtent successivement serment.

Mon général, nous avons préparé des séries de questions regroupées sous deux chapitres : la situation au Levant et en Libye et la coopération interservices.

Quelle est votre analyse de la situation au Levant et quelles évolutions avez-vous constaté ces derniers mois ? Que représente aujourd'hui Daech en termes d'effectifs, d'équipements et de moyens d'action ? Comment jugez-vous l'efficacité des frappes aériennes ? Quels changements avez-vous pu constater depuis leur intensification en septembre 2015 ? Comment choisissez-vous vos cibles ? Quelles régions privilégiez-vous ? De quels moyens disposez-vous pour cela ? Quels résultats avez-vous obtenus ? Que représente la participation de la France dans l'activité totale de la coalition mondiale ? Comment s'effectue la coopération avec les autres pays de la coalition ? Quels sont les outils ou cellules de coordination dont vous disposez ? Comment s'effectue la « déconfliction » avec la Russie ? Comment s'effectue la coopération avec les troupes irakiennes et kurdes ? Comment s'effectue le partage des tâches avec la DGSE ? Comment jugez-vous votre coopération ? Pouvez-vous présenter la cellule Hermès, son fonctionnement, la participation de chacun des services et les résultats obtenus ? Quelle est votre appréciation de la situation en Libye et quelles évolutions avez-vous constaté ces derniers mois ?

En ce qui concerne la coopération interservices, quelle est la valeur ajoutée, pour la DRM, de la cellule Allat ? Quelle contribution y apportez-vous ?

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, messieurs les députés, permettez-moi tout d'abord de vous dire l'honneur qui est le mien de m'exprimer devant vous aujourd'hui.

Je centrerai mon propos sur la DRM, les moyens qu'elle met en oeuvreen soutien de l'opération Chammal et ses relations avec les autres services de renseignement, avant de dresser un état de la situation au Levant.

La mission de la DRM est de fournir du renseignement d'intérêt militaire (RIM). Le RIM est la partie du renseignement qui s'intéresse aux parties des forces vives – États, organisations militaires ou paramilitaires, ou encore guérilla – et de l'environnement qui sont susceptibles d'avoir des conséquences sur nos forces et nos intérêts vitaux. Par le RIM il s'agit donc d'éclairer la décision des responsables politiques – le ministre de la défense, dont le DRM est le conseiller RIM – et des chefs militaires – chef d'état-major des armées (CEMA), auquel est subordonnée au premier chef la DRM – et d'appuyer nos forces armées dans leur manoeuvre en opérations et lorsqu'elles se préparent à être déployées.

Le défi de la DRM est donc de couvrir un spectre large : appuyer directement les opérations en cours – Barkhane, Sangaris, Daman et Chammal – en participant à la conception et à la conduite de la manoeuvre des forces engagées par la connaissance de l'adversaire – combien sont-ils, comment sont-ils organisés, quelles sont leurs capacités, leurs faiblesses ? –, maintenir une capacité d'anticipation pour planifier les opérations potentielles et être vigilants sur les théâtres potentiels d'opération dans des zones « crisogènes » – Libye, Nigeria, Ukraine, Yemen, Syrie où l'on s'apprêtait à bombarder fin août 2013 –, enfin contribuer à la veille stratégique indispensable à la définition des outils de notre dissuasion nucléaire et à la conception de nos armements par la connaissance des grandes puissances militaires potentiellement adverses.

Pour accomplir ses missions, la DRM dispose aujourd'hui de 1 800 personnes, dont un quart de personnel civil, réparties sur trois emprises principales : le site Balard à Paris – 150 personnes –, Creil – 850 personnes – et Strasbourg – environ 150 personnes au Centre de formation interarmées au renseignement (CFIAR), qui doit être déménagé à Creil dans un avenir proche. L'organisation de la DRM repose sur trois sous-directions – recherche, exploitation et appui –, un pôle stratégie qui travaille de manière transversale de façon à améliorer l'efficacité et la pertinence de la Direction, et un centre de coordination du cycle du renseignement.

En termes de moyens, je dispose de cinq centres d'expertise : le Centre de formation et d'interprétation interarmées de l'imagerie (CFIII) pour le domaine image, le Centre de formation et d'emploi relatif aux émissions électromagnétiques (CFEEE) pour le domaine électromagnétique, le Centre interarmées de recherche et de recueil du renseignement humain (CI3RH) pour la recherche humaine, le Centre de renseignement géo-localisé interarmées (CRGI) pour le renseignement géospatial et le Centre de recherche et d'analyse cyber (CRAC) pour le renseignement d'origine cybernétique. Je mets en oeuvre des moyens de recueil qui me sont dédiés : je dispose de neuf centres d'interception satellitaires, d'un bateau de recueil électromagnétique, le Dupuy de Lôme, de régiments dédiés à la recherche humaine, comme le treizième régiment de dragons parachutistes, de satellites d'observation, ou encore d'avions légers de surveillance et de reconnaissance (ALSR) qui sont aujourd'hui principalement déployés au profit des opérations Chammal et Barkhane et combinent des capacités de recueil d'images et de recueil électromagnétique. Je peux également disposer des moyens mis à disposition des armées, comme les Rafale, les ATL2, les bateaux de la marine nationale et les régiments de transmission.

Dans le domaine capacitaire, je souhaite enfin évoquer les lois du 24 juillet 2015 et du 30 novembre 2015 relatives au renseignement. Elles ont offert à la DRM des possibilités d'utilisation de techniques de recueil de renseignement sur le territoire national sous le contrôle du groupement interministériel de contrôle (GIC) et de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Cela me permet notamment d'assurer la surveillance de communications émises ou reçues par des cibles situées à l'étranger.

À la suite des attentats qui ont frappé notre sol en 2015, il a été décidé d'augmenter les effectifs de la DRM au même titre que les autres services de renseignement. Pour ce qui concerne la DRM, le renforcement en effectifs est de 432 personnes supplémentaires sur la période 2016 à 2019 dans le périmètre du CEMA, et ce en deux vagues : 212 personnes suite aux attentats de janvier 2015 visant Charlie Hebdo et 220 personnes, ainsi que des financements supplémentaires, à la suite des attentats du 13 novembre 2015, le Président de la République ayant décidé de stabiliser les effectifs au sein des armées tout en demandant de poursuivre les efforts de réorganisation au bénéfice des forces opérationnelles, du renseignement et de la cyberdéfense.

Cet effort budgétaire nous permet par exemple de développer nos systèmes d'information et de communication pour mieux partager le renseignement avec les unités militaires qui appartiennent à la fonction interarmées du renseignement mais surtout avec les services partenaires de la communauté nationale du renseignement, de nous doter de moyens supplémentaires de traitement des données, de développer la capacité de cybernétique essentielle pour la DRM, ce qui nous permettra de continuer à nous adapter aux nouvelles applications qui ne cessent d'être mises sur le marché ou encore de renforcer nos capacités d'investigation du Web, de disposer d'ALSR en plus grand nombre, des avions que nous louons, les armées françaises n'en disposant pas en patrimonial à l'heure actuelle – l'achat de deux ALSR en patrimonial est planifié dans le cadre de la LPM.

Je vous propose à présent d'examiner la manière dont la DRM est organisée pour répondre aux besoins de l'opération Chammal au Levant.

Le suivi de la crise au Levant nécessite une approche fine en termes de renseignement en raison de la complexité de la situation. Nous devons mettre en oeuvre des moyens adaptés afin de disposer d'une appréciation autonome.

La stratégie renseignement de la DRM au Levant repose sur quatre axes : une organisation optimisée autour d'une nouvelle structure, le plateau Levant, que j'ai créée en janvier 2015, un dispositif de capteurs dense fondé sur la complémentarité des capteurs, humains et techniques, complétés par des moyens de surveillance, d'acquisition d'objectifs, de renseignement et de reconnaissance (SA2R) déployés sur le terrain, le développement d'échanges avec les pays accueillant les détachements renseignement ainsi qu'avec d'autres partenaires comme les États-Unis, et le travail en inter-agences au sein de la communauté nationale du renseignement.

Sur le plan organisationnel, tout d'abord, la DRM a mis en place au niveau stratégique une structure intégratrice du renseignement appelée « plateau Levant », située à Paris, au sein du J2, c'est-à-dire du bureau de renseignement du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), de façon à améliorer l'efficacité du cycle de renseignement et mieux répondre aux besoins des opérations. Ce plateau intègre en un même lieu, au plus près de ceux qui conduisent les opérations, les spécialistes de la recherche et les analystes de l'exploitation de façon à échapper à la logique de silo qui prévalait auparavant. Il permet ainsi de combiner les différentes expertises liées à l'analyse, au renseignement à fin de ciblage et à l'orientation des capteurs, le renseignement inter-agences, avec la cellule Hermès, dont je reparlerai, ainsi qu'une cellule de coordination et d'analyse du renseignement d'origine électromagnétique basée à Balard et qui couvre également la Libye dans une logique de suivi transversal de Daech.

Ce plateau a pour mission d'exploiter les renseignements recueillis sur le théâtre, puis de les croiser, de les synthétiser et de les diffuser. Il est également responsable des briefings aux hautes autorités militaires et de la diffusion des points de situation aux différents organismes militaires ou politiques. De plus, le plateau DRM appuie tous les jours les opérations conduites par la force Chammal en orientant la recherche et en manoeuvrant les capteurs de niveau stratégique pour au final frapper avec la plus grande justesse possible le groupe Daech.

Il est en lien permanent avec le niveau opératif situé à Abu Dhabi, par l'intermédiaire d'un adjoint au renseignement issu de la DRM, qui dispose d'une structure renseignement dédiée, appelée « J2 Chammal » et armée par du personnel des armées et de la DRM. Cet adjoint conseille le COMANFOR, coordonne les efforts de tous les acteurs du renseignement du théâtre – mis à disposition par les armées – et de la DRM en veillant au bon fonctionnement de la chaîne de renseignement.

Enfin, j'ai mis en place un officier de renseignement auprès du général français à Tampa, au central command américain en charge des opérations américaines au Levant.

En termes de capteurs, je dispose de moyens propres tels que les satellites d'observation, comme Hélios et Pléiades, et recours également aux satellites allemand SAR-Lupe et italien COSMO-SkyMed. J'ai par ailleurs un lien avec la National Geospatial-Intelligence Agency américaine. Parmi les autres moyens propres, je dispose de centres d'interceptions satellitaires fixes tout autour du monde, du bateau de recueil Dupuy De Lôme, d'un ALSR doté de capacités de renseignement d'origine image (ROIM) et électromagnétique (ROEM), d'un détachement spécialisé en ROEM, d'un détachement auprès de l'Iraqi Counter Terrorism Service (ICTS) à Bagdad, de renforts en ambassade à Beyrouth et Amman, d'un Centre de recherche et d'analyse cybernétique (CRAC), à partir de Creil, qui se charge notamment de l'exploitation des sources ouvertes.

Je dispose également des moyens aériens, terrestres et maritimes mis en oeuvre par les armées et déployés à proximité du théâtre. Il s'agit par exemple d'un détachement et d'un C-160G « Gabriel », de baies d'interceptions COMINT embarquées sur des bâtiments de la marine nationale en Méditerranée orientale et dans le Golfe arabo-persique, d'un avion AWACS, ainsi que d'un ATL2 avec communication intelligence (COMINT), et, dans le domaine du renseignement image, de Rafale air et marine lorsque le groupe aéronaval (GAN) est déployé, ainsi que d'un autre ATL2 en Jordanie.

Il est indispensable pour moi de combiner tous les types de renseignement et donc tous les types de capteurs, distants ou de proximité, pour pouvoir caractériser l'activité ennemie.

Ainsi, malgré une maîtrise par Daech des techniques de dissimulation vis-à-vis des capteurs images – à Raqqah, par exemple, ils ont couvert les rues de bandes de tissu qui empêchent nos satellites et nos avions de reconnaissance de voir ce qui se passe au-dessous –, une discipline notable dans l'emploi des moyens de communication et une migration vers des systèmes numériques chiffrés, voire filaires – ils reprennent les bons vieux téléphones –, Daech reste régulièrement intercepté sur des réseaux VUHF, de courte portée, ce qui prouve l'opportunité de déployer nos moyens d'interception dans cette gamme de fréquence. À ce titre, le dispositif déployé au Kurdistan revêt une très grande importance car il permet de s'approcher du front entre Daech et les Peshmerga et d'obtenir du renseignement de contact en complément des moyens distants.

Depuis le déclenchement des opérations au Levant, la DRM, via son centre image de Creil, le CF3I, et sa composante spatiale optique et radar, a produit plus de 2 200 dossiers de renseignement image. De même, les pods de reconnaissance de nouvelle génération de l'armée de l'air et de la marine ont permis la réalisation de 5 160 dossiers image sur l'Irak et 1 020 dossiers image sur la Syrie depuis le début de la crise.

L'imagerie, les écoutes, le renseignement humain ou le cyber ont ainsi permis d'élaborer une analyse systémique de Daech qui permet de mieux comprendre les modes opératoires de cette organisation au Levant et se révèle précieuse en Libye. Cette analyse systémique a également conduit à l'élaboration de dossiers militaires de ciblage utilisés par la France et également par la coalition.

Pour satisfaire les besoins en renseignement de l'opération Chammal, la DRM s'appuie également sur un vaste réseau d'alliés et de partenaires. Ces coopérations permettent à la DRM d'alimenter ses données sur l'ennemi et de disposer de renseignements complémentaires à ceux collectés par nos propres capteurs. Les échanges de renseignements s'effectuent de manière fluide au sein de la coalition de pays participant aux frappes contre Daech. Ainsi, des dossiers de renseignement à fins de ciblage sur Daech en Irak et en Syrie sont régulièrement échangés, la DRM fournissant par ailleurs un grand nombre de dossiers images à la coalition, plus de 3 400 sur l'Irak et 600 sur la Syrie.

La présence d'insérés et d'officiers de liaison de la DRM auprès de chacune des structures de la coalition contribue également à la fluidité des informations dans ces lieux privilégiés pour l'échange de renseignement. À titre d'exemple, la DRM dispose d'un inséré au sein de la Coalition Intelligence Fusion Cell (CIFC) du Combined Air Operation Center (CAOC) d'Al-Udeid au Qatar. Cet organisme produit des points de situation sur toute la zone de responsabilité et développe des dossiers d'objectifs dans sa zone de responsabilité située dans l'Ouest Anbar. En résumé, la CIFC est le point de rencontre principal du personnel renseignement des Five Eyes et alliés du CAOC. Elle représente donc un lieu privilégié pour l'échange de renseignement et la constitution de dossiers d'objectifs. Les renseignements mis à disposition par la France sont intégrés dans les différentes productions de cet organisme. Nous n'en avons pas forcément un suivi précis.

Je développe parallèlement des échanges bilatéraux avec certains de mes partenaires, sur des points spécifiques et en fonction des compétences développées par certains pays sur des thématiques ou connaissances pouvant être utilement exploitées.

C'est le cas du partenaire majeur que sont les États-Unis, auprès desquels la DRM est présente au travers de ses d'officiers de liaison. Je dispose ainsi d'officiers de liaison auprès des commandements américains opérationnels, à Tampa, j'en ai parlé, mais également au United States European Command (EUCOM) à Stuttgart, des officiers de liaison qui sont intégrés aux structures américaines et apportent une réelle plus-value aux échanges de renseignement.

La signature, en novembre 2015, de special instructions avec les Américains a eu pour effet de renforcer ce partage de renseignements dans le cadre de la lutte contre le terrorisme notamment. À ce sujet, les entretiens avec les autorités américaines se sont multipliés : douze visites ou réceptions de haut niveau avec les partenaires militaires américains ont eu lieu entre le 16 novembre 2015 et le 11 mai dernier, date à laquelle je me suis réuni avec le sous-secrétaire d'État au renseignement, M. Marcel Lettre, pour le premier comité Lafayette faisant le point sur les six mois passés. De nombreuses actions bilatérales sont planifiées pour les prochains mois. Cela s'inscrit dans une dynamique sur un long terme qui porte déjà ses fruits : globalement, la DRM est largement gagnante.

En parallèle, des accords spécifiques signés récemment offrent à la DRM accès à de nombreuses informations dans le domaine de l'imagerie et du ROEM. Aujourd'hui, les Américains nous communiquent du renseignement très secret défense, ce qui n'était pas le cas auparavant.

La DRM intervient également en appui de nos alliés sur le terrain, les forces irakiennes, par exemple, à qui elle fournit des renseignements sous diverses formes, susceptibles d'être exploités à des fins d'action pour neutraliser l'ennemi. Les relations de confiance ainsi créées permettent à la DRM et, au-delà, à la France de bénéficier de relations privilégiées avec ces partenaires, en termes d'accès à du renseignement de terrain.

En ce qui concerne la Russie, des pistes d'échanges se mettent en place depuis les rencontres entre les ministres de la défense ainsi que les chefs d'état-major des armées de nos deux pays, sur certains sujets spécifiques, tels que les combattants étrangers, russophones et francophones, dans les rangs de Daech. Il y a environ 4 000 combattants russophones en Irak et en Syrie – des Tchétchènes, des Daguestanais… – que les Russes suivent de très près.

Le partage des tâches entre les services de la communauté du renseignement découle de leurs champs de responsabilité respectifs, défini dans le plan national d'orientation du renseignement. La DRM, service de renseignement des armées françaises, est chargé du renseignement d'intérêt militaire. Dans le cadre de l'opération Chammal, je suis, dans la mesure où une force est déployée, responsable de la manoeuvre du renseignement. La DRM est dans ce cas qualifiée de « menante ». Elle est par ailleurs appuyée les autres services français, dont la DGSE, qui sont alors qualifiés de « concourants ».

Au lendemain du 13 novembre, l'ensemble des acteurs du renseignement français ont constitué des dossiers d'objectifs qui ont permis au Président de la République de décider des frappes, les 15, 16 et 17 novembre, sur la ville de Raqqah et à proximité, à la suite d'interceptions.

Face à la nouvelle menace constituée par Daech, qui brouille la distinction entre sécurité intérieure et opérations extérieures, le travail en interservices est plus que jamais indispensable. En effet, seule une fusion efficace du renseignement issu de toute la communauté nationale peut permettre de détecter en amont les projets d'attaque contre le territoire, nos forces ou nos intérêts à l'étranger. Le partage de l'information est crucial.

Cet enjeu a donc conduit à créer de deux cellules inter-agences, Hermès et Allat. Sur mon initiative, la première cellule de renseignement inter-agences regroupant la DRM, direction de la protection et de la sécurité de la Défense (DPSD), la DGSE, la DGSI, la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), Tracfin et le commandement des opérations spéciales (COS), a vu le jour le 1er octobre 2014. Hébergée au sein du CPCO, son but est d'enrichir le renseignement nécessaire à la planification et à la conduite des opérations en zone Levant et d'améliorer la connaissance des services de renseignement dans leurs domaines d'expertises autour de thématiques transverses : organisation et activités de Daech et des autres groupes insurgés.

Depuis le 1er février 2016, la cellule a été rattachée au plateau Levant, pour contribuer le plus efficacement possible à l'action des armées au Levant, en participant au recueil, à l'exploitation et à la diffusion du renseignement d'intérêt militaire issu des partenaires nationaux. Hermès permet de décloisonner les services, de regrouper les spécialistes de tous les domaines du renseignement et les analystes sur une même thématique, de renforcer les synergies et de favoriser le partage du renseignement.

Initialement, les combattants étrangers francophones présents au Levant étaient le fil d'Ariane unique permettant de mieux comprendre notre ennemi et d'agir contre lui dans le cadre de l'opération Chammal, tout en contribuant par ricochet à la défense de l'intégrité du territoire national. Cette thématique demeure prégnante.

Toutefois, les apports se sont progressivement diversifiés, permettant une connaissance plus approfondie de l'ennemi, une analyse systémique de ses forces et faiblesses aussi bien qu'une étude très précise d'objectifs. Si nécessaire, et en accord avec le service à l'origine du renseignement, celui-ci est transmis à la coalition au sein de laquelle nous opérons, notamment au sein de dossiers de renseignement à fins de ciblage, comme pour les frappes qui ont suivi les attentats du 13 novembre.

À titre de réciprocité, la DRM, ou la coalition via la DRM, transmet à la communauté le renseignement élaboré ou non, recueilli sur les théâtres d'opération et susceptible d'intérêt, ce qui se fait dans le cadre d'une autre structure, la cellule Allat.

Cette dernière, créée et activée le 15 juin 2015, regroupe au total huit services de renseignement : les six services composant la communauté et deux autres services du ministère de l'intérieur. Chaque service a un représentant permanent. La DRM est présente au travers d'un binôme d'officiers de liaison afin d'assurer une présence permanente. Cette cellule était opérationnelle lors des attentats de Paris du 13 novembre 2015.

Les officiers de liaison de la DRM à Allat échangent des renseignements d'origine militaire et de capteurs uniquement DRM. L'officier de liaison doit être en mesure de préciser à la cellule Allat le capteur, le contexte et les conditions de recueil. Ces renseignements sont bruts ou élaborés, en fonction du degré d'urgence.

J'ai ainsi apporté le signalement de Français radicalisés susceptibles de rejoindre le territoire national, notamment de sept Français de retour du Yémen en transit à Djibouti. L'intérêt de transmettre ce type de renseignement à la DGSI est que celle-ci peut alors suivre les individus s'ils reviennent sur notre sol. J'ai également signalé des étrangers susceptibles de conduire des actions terroristes sur le territoire national. Je suis en outre des individus potentiellement dangereux en transit dans l'espace Schengen, à l'instar d'un certain individu repéré en Libye et répertorié comme combattant étranger qui s'apprêtait à entrer sur le territoire français a fait l'objet d'un signalement à Allat. Je fournis par ailleurs des renseignements relatifs à des menaces ou projets d'actions terroristes concernant le territoire national, commandités ou en lien avec le théâtre d'opération Chammal : en 2016, près de quatre actions de ce type ont fait l'objet d'un traitement interservices suite aux renseignements DRM.

Je peux également apporter un éclairage via les savoirs de la DRM ou la mise à disposition de nos capteurs. Cette implication s'est notamment traduite par la transmission de renseignements sur la provenance d'armes, sur des explosifs, sur des éléments de contexte en Irak et en Syrie. La DRM offre en outre son concours au suivi d'objectifs à l'étranger ou encore à l'évaluation de sources et de la fiabilité des renseignements fournis. Au moins trois sources évoquant des sites de Daech dans plusieurs villes syriennes ont ainsi pu être évaluées grâce au capteur et aux connaissances DRM. En retour, ces échanges permettent de recouper et de confirmer des renseignements sur les théâtres d'opération.

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Je n'avais pas entendu parler de ce ressortissant brésilien qui s'apprêtait à commettre des attentats contre la délégation française aux Jeux olympiques. Comment pouvez-vous le savoir ?

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Par nos partenaires.

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Pas encore. J'utilise les satellites Helios, Pléiades, ce dernier à la fois civil et militaire, et, en termes d'imagerie radar, car nous ne disposons pas de cette capacité en France, l'Italien COSMO-SkyMed et l'Allemand SAR-Lupe, dans le cadre d'échanges de partenariat. Il est très difficile, pour prendre l'exemple de l'avion d'Air Egypt qui s'est crashé en Méditerranée, de trouver des éléments flottant sur l'eau avec de l'imagerie optique seulement. L'imagerie radar permet de produire un écho radar avant d'appliquer alors l'imagerie optique de manière plus ciblée. Cela avait été le cas également après le crash de l'avion de la Malaysia Airlines dans l'océan Indien.

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Considérez-vous que nos frappes aériennes en Syrie et en Irak ont des effets concrets ? Vous avez rappelé notre modeste participation, à hauteur de 5 %, à la coalition internationale. Depuis novembre, nous avons cependant intensifié nos frappes en Syrie. Avez-vous des éléments chiffrés ? Les frappes sont-elles suffisantes pour éradiquer Daech ou bien faudra-t-il passer à une étape supérieure ?

Hier, BFMTV a divulgué des informations concernant le contenu de l'ordinateur de Salah Abdeslam, qui comportait des éléments sur sept cibles d'attaques potentielles en France. Ces sept sites étaient sortis dans les médias en janvier 2016 sur France 3 Midi-Pyrénées et seraient issus d'un travail d'analyse des messages sur internet réalisé par la DRM. Cette fuite pose la question du rôle de la presse. Existe-t-il un document de la DRM sur ces sept sites ?

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Ce genre d'articles et de reportages dans les médias donnent à nos adversaires beaucoup de renseignements et, au bout du compte, ceux-ci nous connaissent mieux que nous ne les connaissons. Nous avons eu beaucoup de mal, au départ, à savoir ce qu'était Daech. Nous en avons aujourd'hui une bonne vision : nous savons qui est le chef, qui sont les chefs intermédiaires…

Dans l'affaire Salah Abdeslam, il ne s'agit pas du tout d'une note de la DRM. France 3 a parlé, à l'époque, de renseignement militaire, et j'ai été mis en cause. En réalité, ces éléments sont issus d'un exercice monté par un état-major dans le Sud-Est, dans lequel les personnes impliquées avaient réfléchi aux sites qui pourraient être visés par Daech en France. D'où ces sept sites, qui peuvent en effet constituer des cibles intéressantes. Salah Abdeslam, après avoir vu le reportage de France 3, a fait des recherches sur internet au sujet de chacun de ces sites.

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Il est question d'un travail d'analyse de messages sur internet.

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Ce n'est en tout cas pas le travail d'un professionnel de service de renseignement.

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Il n'y a pas un document de la DRM qui parle de ces sites ?

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Non.

En ce qui concerne les bombardements, la coalition a frappé 12 685 fois depuis les premières frappes jusqu'au 6 mai 2016 : 8 775 fois en Irak et 3 910 fois en Syrie.

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Cela dépend du type de bombe. La GBU-12, par exemple, une bombe de 500 kilos avec un simple guidage laser, coûte plusieurs centaines de milliers d'euros.

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Quelle est la part prise par la France dans ces frappes ?

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Le chiffre dont je dispose est de 675 frappes françaises.

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Je n'ai pas le chiffre. Si je fais un raccourci, la coalition frappe en Irak et la Russie frappe en Syrie. La coalition a cependant beaucoup frappé en Syrie aussi, par exemple à Raqqah après le 13 novembre.

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Combien de frappes ont conduit les Russes ?

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Je ne dispose pas de cette information.

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Au départ, les Russes ont frappé sur la Syrie pour consolider le terrain que tenaient encore les forces armées du régime de Bachar el-Assad. Ils frappaient davantage l'Armée syrienne libre, à savoir l'opposition modérée. Dans ces zones le régime de Bachar el-Assad se battait davantage contre l'opposition modérée que contre Daech, qui n'était pas présente aux mêmes endroits, si ce n'est à Palmyre, à Deir ez-Zor et du côté d'Idlib. Aujourd'hui, les Russes frappent Daech : Palmyre, région d'Alep, Deir ez Zor, à proximité de Raqqah ou encore de Manbij.

Vous avez parlé de « déconfliction ». Il existe une répartition entre Américains et Russes pour éviter que les avions se croisent en l'air. Il n'y a pas de coordination au sens que revêt ce terme dans une coalition, avec des fréquences radios partagées, et les uns et les autres ne savent pas où et quand volent les avions, mais c'est tout de même une collaboration.

Sur le terrain, le territoire occupé par le « califat » se réduit, tant en Irak qu'en Syrie. Les forces de sécurité irakiennes ont pris plusieurs villes situées sur l'Euphrate – à leur rythme. Leur prise la plus récente est celle de la ville de Rutbah, dans le sud-ouest irakien, qui a permis de rouvrir le lien entre l'Irak et la Jordanie. Nous pensions que la prise de Rutbah prendrait bien plus longtemps, mais les hommes de Daech ont quitté la ville pour éviter de se laisser piéger : en effet, au-delà de Rutbah s'ouvre le désert et, s'ils étaient partis trop tard, les avions de la coalition les auraient bombardés. Ils ont laissé derrière eux des merlons et des pièges, ainsi que des munitions. Les forces spéciales ont pris position dans Rutbah et libéré l'axe menant à la Jordanie.

Toute la rive méridionale de l'Euphrate est tenue par les forces de sécurité irakiennes. La situation est plus complexe sur la rive septentrionale : les forces irakiennes ciblent désormais Falloujah, qu'elles se sont donné quatre-vingt-dix jours pour prendre – soit d'ici à la fin août. Les premiers combats sont en leur faveur.

Les villes situées le long du Tigre ont peu à peu été reprises, à l'exception du verrou que constitue Qayyarah, au sud de Mossoul. Daech y a installé des défenses en profondeur pour empêcher les forces de sécurité irakienne de remonter vers le nord.

Mossoul a deux millions d'habitants pour une superficie équivalente à celle de Paris intra-muros. Tous les types de populations s'y trouvent : sunnites, chrétiennes ou encore chiites. On sait qu'une partie de la population de la ville a tenté de se soulever contre Daech, qui est plus dur à l'égard des populations qui se trouvent sous contrôle – en multipliant les exécutions sommaires – lorsqu'il recule.

De Mossoul, les hommes de Daech ont avancé vers le nord pour attaquer les peshmergas kurdes, dont ils ont dans un premier temps réussi à percer les lignes en utilisant toujours la même méthode : des véhicules-suicide sont envoyés pour exploser dans les lignes ennemies, suite à quoi la troupe s'engouffre dans la brèche en profitant de l'effet de choc massif. Sans les frappes de la coalition, le front kurde était enfoncé. C'est d'ailleurs toujours le cas : à chaque offensive de la sorte, Daech réussit à percer sur quelques kilomètres et ce sont les frappes de la coalition qui l'empêchent d'emporter la victoire. De ce point de vue, ces bombardements sont extrêmement efficaces.

En Syrie, les Russes ont d'abord déployé des avions d'attaque au sol, les Soukhoï Su-25 dits Frogfoot, qui ont stabilisé le front. M. Poutine a ensuite annoncé que l'armée russe se retirait, son travail étant accompli. En réalité, elle a remplacé ses Soukhoï Su-25 par des hélicoptères de combat et d'attaque au sol, que l'on a davantage de mal à détecter puisqu'ils volent sous l'altitude de surveillance des radars déployés en Méditerranée orientale, parfois dans l'espace.

À Palmyre, les Russes ont bâti un véritable centre équipé d'un hôpital de campagne, de défenses sol-air et de canons, et y ont déployé des conseillers auprès des forces syriennes dans la perspective d'avancer vers Deir ez-Zor. Curieusement, cette ville tient encore après cinq années de guerre. La garnison de 1 500 à 2 000 hommes qui s'y trouve n'a jamais cédé, même s'il lui est arrivé de perdre un peu de terrain. Elle n'est ravitaillée par le régime que par avion.

Plus au nord se trouve la ville d'Alep, autour de laquelle s'étend une zone en forme de croissant que les Kurdes, alliés au régime, tentent de refermer – ce qui finira par être fait, même si ce combat urbain est très coûteux en munitions, en hommes et en temps. Tous les groupes prennent part à cette bataille : Daech, Jabhat al-Nusra, les Kurdes et les forces armées du régime, ainsi que tous les groupes de l'opposition modérée qui, en fonction de leurs objectifs locaux, s'allient avec les uns ou avec les autres – comme les Russes le constatent sur le terrain. Autrement dit, il est extrêmement difficile de savoir qui a été bombardé, de Daech, Jabhat al-Nusra ou d'autres. Les opposants, modérés ou non, tirent parti de notre méconnaissance – celle des Occidentaux, mais aussi celle des Russes – pour s'entraider.

En direction de Lattaquié se trouve la zone montagneuse de Jisr al-Choghour où le régime syrien occupe les positions dominantes pour progresser le long de la frontière turque et, ainsi, permettre aux Kurdes de faire le lien entre les cantons d'Afrin et de Jarabulus, soit une zone frontalière de quatre-vingts kilomètres par laquelle transite le ravitaillement de la ville d'Alep, mais aussi de Daech et des autres groupes qui combattent dans les environs.

C'est là que se trouve la fameuse poche de Manbij, qui n'en est pas vraiment une : Manbij – où se trouvent des combattants francophones – est une ville située à l'ouest de l'Euphrate et au nord du barrage de Tichrine, lequel a été pris par les troupes kurdes, de sorte qu'elles ont pu traverser le fleuve – fait inacceptable pour les Turcs. Les Kurdes veulent désormais prendre le noeud routier majeur de Manbij – autre chiffon rouge pour les Turcs.

J'en viens à la ville de Raqqah, où se trouvent trois à quatre mille combattants de Daech, à quoi s'ajoutent deux mille autres qui peuvent venir de l'extérieur pour renforcer cette position. Il faudrait environ 20 000 soldats pour prendre Raqqah, étant entendu qu'en ville le rapport de forces doit être au moins cinq fois supérieur pour être efficace. Raqqah finira par tomber. À ce stade, toutefois, Daech dispose toujours de deux capitales, Raqqah et Mossoul, en dépit de la prise par les Kurdes de la ville de Sinjar, qui coupe l'axe logistique reliant ces deux villes. Les hommes de Daech ont en effet trouvé des voies de contournement.

La stratégie de combat de Daech s'appuie sur des forces spéciales qui se trouvent grosso modo sur la frontière irako-syrienne, et qui peuvent rapidement basculer par la route – puisque c'est leur seul moyen de déplacement – d'un point à un autre en fonction des faiblesses de l'adversaire.

Quoi qu'il en soit, Daech perd du terrain, même si ce groupe conserve de réelles capacités militaires. La question à se poser est désormais celle-ci : où iront les combattants étrangers si Daech est entièrement défait en Irak et en Syrie ? En Libye sans doute, mais aussi au Yémen, en Afghanistan, au Pakistan – comme c'est déjà le cas. Les Russes nous le disent : ils se préoccupent naturellement de Daech et de ses combattants russophones qui pourraient retourner sur le territoire russe, mais aussi de la Libye ainsi que de l'Afghanistan et du Pakistan. Dans la province afghane de Nangarhar, par exemple – dont la capitale est Jalalabad, où ont été stationnés des soldats français – se trouve la wilaya de Khorasan, qui se bat contre les Talibans et qui gagne peu à peu du terrain, même si elle reste très modeste.

Nous n'avons pas mesuré les flux de combattants de Daech, mais nous savons par exemple que des combattants tchétchènes se trouvent à Abou Grein, en Libye. Selon nous, il existe un véritable flux maritime entre les ports turcs et la Libye, en particulier Misrata. Outre son port de commerce, cette ville abrite un port métallurgique qui ravitaille Daech en Libye, ainsi que la ville de Benghazi. Des bâtiments mouillent au large de Misrata, déchargent leur cargaison sur des caboteurs qui rejoignent Misrata, d'où des caboteurs plus petits encore gagnent Benghazi.

Daech est très présent dans le sud de la ville de Benghazi, précisément, où se battent les troupes nationales libyennes du général Haftar. A Derna, Daech a quitté les lieux, mais Al-Qaida, en particulier le groupe Ansar al-Charia, demeure très présent. Tous ces gens se retrouvent dans la ville de Syrte, l'ancienne capitale de Kadhafi qui marque la limite entre le Maghreb et le Mashrek. S'y trouvent donc d'ex-kadhafistes et des combattants de Daech qui, de là, rayonnent dans une zone assez large en adoptant la stratégie suivante : prendre des grandes villes et détruire les puits de pétrole pour empêcher le gouvernement national et l'armée régulière d'en tirer des bénéfices. De surcroît, Daech a cherché à s'implanter en Tunisie, et a notamment tenté d'installer un califat à Ben Gardane – avec le soutien d'une partie de la population locale. Les forces de sécurité tunisiennes ont repoussé les hommes de Daech, dont un certain nombre ont regagné la région d'Abou Grein et de Syrte.

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Vous avez évoqué les hélicoptères russes ; avons-nous les capacités de conduire des activités de renseignement, voire des frappes, par hélicoptère ?

Le problème du filaire existe dans de nombreux conflits asymétriques. Comment pouvez-vous y remédier ?

Enfin, menez-vous des programmes spécialement destinés à repérer les combattants francophones sur le terrain, ou cette tâche relève-t-elle de la DGSE ?

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Sur ce point, vous est-il demandé de rechercher des cibles précises et, au-delà de nos capteurs, disposons-nous pour ce faire d'une présence humaine sur le terrain ? Des opérations sont-elles conduites dans le but d'éliminer des combattants francophones, voire français ?

Plus généralement, j'ai le sentiment que notre capacité de renseignement, initialement limitée, s'est peu à peu structurée et focalisée. Nous avons désormais une compréhension systémique de Daech, de ses actes et de ses mouvements, nous dites-vous. Nous pouvons évaluer ses forces. Je conçois qu'il soit très difficile de conduire une opération de destruction, mais je ne peux tout de même pas renoncer à vous poser la question suivante : avec vingt à trente mille combattants, Daech ne représente pas une force colossale et, qui plus est, nous connaissons ses modes opératoires, même si ses combattants se fondent aisément dans la population. Nous savons néanmoins identifier ses mouvements, et ses axes de circulation, comme nous l'avons constaté à la frontière turque. À défaut de détruire cette force, nous devrions donc pouvoir la réduire si nous le voulions vraiment ! Certes les jeux d'alliance changent constamment dans cette nébuleuse très complexe à laquelle s'ajoutent les puissances extérieures. Je m'interroge toutefois : avons-nous fait le choix politique et stratégique de ne pas détruire Daech, ce qui peut se comprendre afin d'éviter que ses combattants essaiment ailleurs, ou craignons-nous l'embourbement sans fin ? Entre ces deux hypothèses, où se trouve la vérité ?

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Quel est l'état de nos relations avec les services syriens ? Je me doute de votre réponse, mais pouvez-vous nous dire depuis quand cette relation est interrompue et ce qu'il est prévu à l'avenir ?

Pouvez-vous nous expliquer ce qu'est l'accord dit Five Eyes ?

Quelles sont nos capacités en matière de cyberintelligence et de pénétration des réseaux de Daech, y compris ceux qui touchent la France ?

Que pensez-vous qu'il s'est passé dans l'avion de la compagnie Egypt Air ?

Enfin, comment évaluez-vous l'implantation de Daech en France ? Son organisation s'appuie-t-elle sur trois niveaux, à savoir l'ordonnateur en Syrie, la cellule d'artificiers en Belgique et les petits soldats à Paris, ou bien des centres de commandement sont-ils en cours d'installation en Europe, et en particulier en France ?

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

L'hélicoptère, monsieur Lamy, est un outil formidable mais vulnérable aux tirs – je dirigeais le commando d'opérations spéciales au Mali lorsque l'un de nos hélicoptères y a été abattu ; l'équipage a pu être sauvé mais le pilote, le commandant Damien Boiteux, est décédé. Si les Russes utilisent désormais davantage d'hélicoptères en Syrie, c'est sans doute parce qu'ils les jugent plus maniables que leurs avions d'attaque au sol. Les hélicoptères, cependant, ne permettent pas de conduire des activités de renseignement ; ils peuvent avoir une fonction de reconnaissance.

Nous n'effectuons pas de bombardements ciblés sur des combattants francophones. En revanche, nous suivons leurs actions et leurs déplacements. S'il est si difficile de cibler Daech, c'est parce que ses combattants se fondent dans la population. Ils habitent dans les hôpitaux, installent leurs centres de commandements dans les écoles. C'est pourquoi la coalition bombarde davantage les troupes qui sont au contact de leur ennemi, car nous sommes certains, alors, d'avoir affaire à des combattants, et la probabilité d'erreur est beaucoup plus faible.

Il est exact, monsieur Lellouche, que nous n'avons aucune relation avec les services de renseignement militaire syriens.

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Serait-il utile de les rétablir, selon vous ?

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Tout dialogue est utile.

L'accord Five Eyesassocie depuis la fin de la deuxième guerre mondiale les services de renseignement de cinq pays anglo-saxons – États-Unis, Canada, Royaume-Uni, Australie, Nouvelle-Zélande. Cette communauté, à laquelle nous n'appartenons pas, a mis au point un système d'interceptions déployées dans le monde entier et échange des données de renseignement brutes, avant analyse – ce qui révèle les limites et les capacités des uns et des autres. Si nous ne partageons pas nos données brutes, c'est parce que nous connaissons nos faiblesses – et nos forces. La France souhaite néanmoins discuter avec ce « club », afin d'entretenir un dialogue plus direct avec les États-Unis, notamment, dans le cadre de la coalition.

J'en viens à la question de la cyberintelligence. Ma tâche ne consiste pas à effectuer des opérations de pénétration, mais plutôt à analyser le matériel recueilli sur le terrain – qu'il s'agisse de clefs USB, d'ordinateurs, d'appareils de photographie ou d'instruments de géolocalisation, par exemple – et d'effectuer des recherches ouvertes sur internet. Sans mener d'opérations de pénétration, nous disposons donc d'une grande quantité d'éléments, car tous les combattants de Daech communiquent, en particulier en cas de victoire. Les recherches ouvertes que nous conduisons permettent de récolter de très nombreuses informations que nous recoupons avec les renseignements issus de sources fermées et de capteurs, grâce à quoi nous pouvons dresser un tableau assez proche de la réalité.

Concernant le vol de la compagnie Egypt Air, l'hypothèse la plus plausible me semble être celle d'une explosion, même si nous n'en avons pas la confirmation. Nous avons participé aux recherches de l'épave par satellite, mais les boîtes noires n'ont pas encore été trouvées. La fumée apparue dans l'appareil n'a pu être produite que par un départ de feu, mais j'ignore ce que les capteurs de l'avion pouvaient encore détecter à ce stade. L'engin explosif, le cas échéant, a pu être embarqué dans un aéroport où l'avion a fait escale avant Paris.

L'évaluation de l'implantation de Daech en France relève davantage de la DGSI, avec laquelle il va de soi que je dialogue. De mon point de vue, il n'y a pas de base de Daech en France. Lors des derniers attentats, les ordres sont venus de Syrie, comme le directeur général de la sécurité intérieure, M. Calvar, vous l'a peut-être dit. Les combattants qui sont passés à l'action étaient infiltrés depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois. S'ils ont frappé à Bruxelles, c'est parce qu'ils ont dû agir plus vite qu'ils ne l'avaient prévu en raison de l'arrestation de Salah Abdeslam. Reste à savoir si toutes ces personnes ont été retrouvées ; il est tout à fait plausible qu'il reste des cellules dormantes.

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Vous êtes un militaire : pensez-vous que cette guerre peut être gagnée ? A-t-elle une fin ou risque-t-elle de durer pendant des années ? Même si Raqqah et Mossoul sont prises – encore faudra-t-il y occuper le terrain, ce qui est une autre épopée –, le cancer se répandra. Comment voyez-vous les décennies qui viennent ?

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Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire

Gagnera-t-on la guerre en Syrie et en Irak ? Oui. Après, en revanche, ces deux pays seront-ils capables d'instaurer un système politique viable et durable ? Quoi qu'il en soit, sur le plan militaire, nous parviendrons à gagner car la volonté et les moyens existent – même si l'on peut toujours souhaiter davantage d'avions ou de drones. Il faudra du temps, néanmoins, car Daech est une organisation résiliente qui se défend et qui est soutenue par une partie de la population. J'ajoute qu'outre le combat entre sunnites et chiites, il faut aussi tenir compte du combat entre sunnites.

La séance est levée à 16h15.