Mission de réflexion sur l'engagement citoyen et l'appartenance républicaine

Réunion du 5 mars 2015 à 9h00

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • inscription
  • participative
  • processus
  • quartier
  • électeur
  • électorale

La réunion

Source

La table ronde débute à neuf heures.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Mesdames et Messieurs les parlementaires, Messieurs les représentants des fondations, je suis très heureux de vous accueillir pour cette troisième séance d'auditions de notre mission de réflexion sur l'engagement citoyen et l'appartenance républicaine. Aujourd'hui, nous allons nous intéresser tout particulièrement aux nouveaux processus d'engagement associatif et militant.

Lorsqu'on évoque la notion d'engagement, c'est le plus naturellement du monde que l'on pense immédiatement au militantisme et aux associations, qui en sont pour nous l'incarnation probablement la plus évidente.

La France est l'un des pays européens où la société civile est la plus structurée et organisée, avec plus d'un million d'associations de tous ordres. Être engagé, c'est aller au-delà de l'individualisme pour oeuvrer concrètement à l'amélioration de la société et au développement de la collectivité.

Certains, aujourd'hui, évoquent une crise de cet engagement associatif, qui serait liée à un climat global délétère, à un désinvestissement de la jeunesse, à une société hyperindividualisée et ultra-connectée, où le collectif et la solidarité se déliteraient.

Pourtant la France compterait 16 millions de bénévoles associatifs, et 1,8 million de salariés d'une association. Un Français sur deux de plus de 15 ans serait membre d'une association. Ces chiffres sont considérables et semblent témoigner de la vitalité de l'engagement des Français, alors que le Gouvernement avait fait de l'engagement associatif la grande cause nationale en 2014.

Si l'engagement associatif existe, les évolutions de la société et les crises – même si l'on pourrait épiloguer sur le terme de crise – économique, sociale qui la traversent peuvent avoir un impact sur son développement et les formes qu'il prendra à l'avenir. Qu'en est-il, par exemple, en 2015, à l'heure de la révolution numérique, de l'« engagement 2.0 » ? Existe-t-il des formes d'engagement plus ponctuelles que les autres ? Quelles sont les motivations des jeunes qui s'engagent aujourd'hui ? Notre système éducatif et universitaire valorise-t-il suffisamment cet engagement des jeunes et, si ce n'est pas le cas, comment l'encourager ? À ce sujet, je vous renvoie à notre dernière audition, celle de M. le directeur de l'École Polytechnique.

L'engagement militant révèle d'autres enjeux et semble, bien plus que l'engagement associatif, victime d'idées reçues voire de désapprobation. Que n'a-t-on entendu sur cette jeune génération qui serait globalement dépolitisée, voire carrément apathique ? Le militantisme, rouage essentiel de la démocratie, semble en effet traverser une crise durable. Les partis politiques et les syndicats ont de plus en plus de mal à recruter de nouveaux adhérents : 11 % seulement des salariés se déclarent syndiqués et, lors des dernières élections municipales, un désintérêt croissant envers la politique s'est traduit par une abstention qui a atteint 39 % des électeurs sur l'ensemble du territoire – c'est l'occasion pour moi d'évoquer la perspective des prochaines élections départementales.

La jeunesse, pour sa part, se tournerait davantage vers un engagement caritatif et des actions de proximité que vers un engagement politique. Comment, dès lors, lutter contre la défiance des jeunes à l'égard des partis et des syndicats ?

Dans les quartiers de la République désignés comme « difficiles » par une convention de langage que je trouve très ambiguë, la question de l'engagement politique et militant semble plus complexe encore. Ce phénomène n'est pas propre à la France, et des pays tels que le Royaume-Uni ou l'Espagne ont en réponse mis en place des dispositifs d'incitation au vote à l'intention des citoyens de ces quartiers. Nos intervenants pourront, s'ils le souhaitent, nous donner leur sentiment sur cette question. Il est essentiel que nous réfléchissions ensemble aux leviers concrets que nous pourrions activer pour favoriser la participation politique – notamment électorale – des personnes qui en sont aujourd'hui les plus éloignées.

L'élection ne doit pas pour autant être le seul moment de la participation à la vie politique de notre pays. Notre édifice institutionnel s'est enrichi au fil des années de dispositifs favorisant la consultation des habitants, dans une perspective de promotion de la démocratie locale et, plus généralement, de l'expression démocratique et citoyenne. Il serait intéressant pour nous de réfléchir à la façon de conjuguer l'engagement, la citoyenneté et, peut-être, les possibilités qu'offre la démocratie participative ainsi que la façon dont elle pourrait renforcer la démocratie représentative.

Voilà quelques-uns des thèmes sur lesquels nous serions très intéressés d'entendre les quatre intervenants d'aujourd'hui.

Pour cette séance, nous adoptons un nouveau format d'audition : nos trois premiers intervenants participeront ainsi à une table ronde sur les nombreux sujets qui sont les leurs, à savoir les comportements électoraux, les formes de la démocratie participative ou encore les questions de discrimination.

Nous aurons ensuite le plaisir d'accueillir Mme Valérie Becquet, maître de conférences en sociologie à l'Université de Cergy-Pontoise, qui nous parlera plus particulièrement de l'engagement des jeunes.

Je vais brièvement présenter nos trois premiers invités.

Monsieur Reda Didi, vous êtes adjoint au délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme depuis le début de cette année. Auparavant, vous aviez fondé le cercle de réflexion Graines de France, qui travaille sur les questions posées par les quartiers populaires et vise à leur redonner goût à la chose publique. Vous y avez travaillé notamment sur les questions de l'« empowerment » et de la relation entre les citoyens et le corps policier. En tant que consultant indépendant, vous avez développé une expertise sur les discriminations et la diversité en entreprise. Enfin, vous avez, pendant sept ans, dirigé des structures pour la jeunesse. C'est avec intérêt que nous vous écouterons nous faire part de ces nombreuses expériences, qui touchent au coeur de notre sujet.

Monsieur Loïc Blondiaux, vous êtes professeur de science politique et chercheur au Centre européen de Sociologie et de Science Politique. Vous avez fondé le groupement d'intérêt scientifique « Participation du public, décision, démocratie participative » et présidez son conseil scientifique. Vous êtes, par ailleurs, membre du conseil scientifique du programme « Concertation, décision, environnement » du ministère de l'écologie. À plusieurs reprises, vous avez évalué et assisté à des processus participatifs tels que des débats publics locaux, ou encore des conseils de quartiers. Votre analyse de l'état de la participation politique nous sera précieuse pour comprendre les nouvelles logiques de l'engagement militant.

Monsieur Antoine Jardin, vous êtes chercheur associé au Centre d'études européennes de Sciences-Po Paris, et vous enseignez dans plusieurs masters de cette école. Spécialiste de la participation électorale, des comportements politiques et de la ségrégation urbaine, vous avez écrit votre thèse sur la participation électorale et les dispositifs d'encouragement dans les zones touchées par les violences urbaines collectives. C'est avec grand intérêt que nous allons écouter votre analyse de l'engagement politique sous toutes ses formes dans les quartiers populaires et son impact sur le renforcement du sentiment citoyen. Nous entendrons aussi votre avis sur les dispositifs d'incitation au vote mis en place ces dernières années, et sur l'instauration du vote obligatoire.

Permalien
Antoine Jardin, chercheur associé au Centre d'études européennes, Sciences-Po

). J'ai travaillé sur les différentes dimensions de la participation politique, plus particulièrement sur l'inscription électorale et le vote. Au sujet des nouveaux processus d'engagement associatif et militant, on a trop souvent dit que, ces dernières années, les habitants des quartiers les plus marginalisés s'étaient mis en retrait de la participation et qu'ils avaient fait défaut. Lorsque l'on regarde les chiffres, on constate un fort taux d'inscription des nouveaux électeurs au cours des dix dernières années. Aussi, l'inclusion dans le corps électoral des nouveaux Français, notamment des descendants de l'immigration qui habitent dans les quartiers populaires, progresse. C'est cependant un processus chaotique, qui connaît des avancées et des reculs en fonction des inégalités de territoire et des groupes sociaux.

L'accès à l'inscription sur les listes électorales ne se traduit pas toujours par le vote. L'image est donc contrastée et l'enjeu n'est pas de dire que, d'un côté il y aurait recul et de l'autre, inclusion parfaite mais de voir où se forment les lignes de fracture, quels sont les groupes qui parviennent à une participation régulière – et pas seulement pour l'élection présidentielle. D'autres groupes font preuve d'une participation plus irrégulière et sont plus susceptibles de se retirer.

Depuis le début des années 2000, 95 % des électeurs inscrits dans ces quartiers ont voté au moins une fois ; en revanche, très peu d'électeurs participent à toutes les élections, particulièrement aux élections européennes ou départementales. Les itinéraires de participation sont difficiles à retracer car les listes d'émargement, parfois détruites, sont peu accessibles. Par recoupement, on peut estimer à 30 % des populations concernées les participants réguliers aux scrutins, y compris aux élections locales et intermédiaires. Il me semble que l'enjeu est moins celui de l'accès à la participation, dans le sens où il y aurait une coupure entre participer ou non, mais celui de la stabilisation de la participation politique et électorale afin que celle-ci devienne plus régulière au fil du temps.

Le processus est en cours, il ne faut pas se fonder sur les données récentes pour y voir quelque chose d'achevé. J'en veux pour preuve la façon dont les jeunes sont accueillis dans les bureaux de vote, où ils se rendent assez souvent en groupe. Certains viennent en famille et c'est là l'encadrement qui pèse le plus sur le rapport à la participation, car on s'inscrit individuellement dans un cadre social plus contraignant pour l'individu. Il y a ainsi des parents qui vérifient que leurs enfants ont voté, au besoin en consultant les assesseurs. D'autres groupes sont formés par des jeunes, surtout des femmes qui, lorsqu'elles en ont, viennent avec leurs enfants. Il y a là un élément de transmission du rapport au vote car il s'agit d'une pratique acquise et l'on voit de plus en plus d'enfants qui intègrent ce processus avant même d'être en âge de voter. J'y vois la formation d'électeurs futurs, ce qu'il faut encourager. La situation est différente pour les groupes de jeunes hommes, dont la présence suscite des tensions et des attitudes ambivalentes de la part des personnels des bureaux de vote ; on constate une moindre valorisation. Les comportements y sont divers : certains veulent voter, d'autres préfèrent rester en retrait ; certains ont le droit de vote, d'autres non. Voter demande alors un effort supplémentaire pour s'extraire du groupe et l'on est moins accompagné par ses pairs à l'intérieur du bureau de vote. La pratique est ainsi rendue plus difficile et c'est l'ensemble de ces tropismes locaux, in situ, qui peuvent faire la différence.

Dans le domaine de la forme et de l'encadrement du processus, deux situations sont souvent rencontrées.

Le premier cas est celui où quelqu'un se présente, avec ses amis, dans un bureau où il n'est pas inscrit ; alors qu'il a fait l'effort de venir, il est plus ou moins sèchement éconduit par les membres du bureau. Celui-là, très souvent, n'ira pas voter ailleurs, en tout cas pas pour ce scrutin : cela constitue une forme mécanique d'éloignement de la participation. La question de l'encadrement de ces personnes afin qu'elles puissent exercer leur droit de vote se pose.

De son côté, le rapport à la carte électorale est très spectaculaire. Beaucoup ne l'ont pas sur eux lorsqu'ils se présentent pour le scrutin. Ils disent ne pas savoir où elle se trouve ou ne pas l'avoir reçue. Très peu savent qu'il est possible de voter en présentant sa carte d'identité et ne viennent pas voter dès lors qu'ils n'ont pas leur carte électorale. D'autres s'impatientent des procédures nécessaires pour vérifier qu'ils se trouvent bien dans le bon bureau de vote.

Ces petits faits, souvent écartés de la réflexion et de l'analyse, peuvent peser sur la participation électorale de ceux qui, précisément, font la démarche de venir voter et sont donc les plus engagés. Nous pourrions facilement, et à très court terme, agir dans ces domaines, certes sans réduire de façon spectaculaire l'abstention mais en facilitant les choses pour ceux qui sont déjà dans le processus d'inclusion électorale.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

L'évocation que vous faites d'électeurs éconduits parce qu'ils n'ont pas les documents nécessaires ou qu'ils se sont trompés de bureau de vote ne paraît pas correspondre à la réalité telle qu'on peut la connaître en tant que scrutateur. Dans ces quartiers difficiles, où le taux de participation est si bas, on est si contents de les voir – a fortiori lorsqu'ils sont jeunes – qu'ils sont, au contraire, pris en charge d'une façon très positive.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je tiens à corriger l'impression que vous donnez à l'instant. On essaie d'autant moins d'éconduire l'électeur qu'à certains scrutins on en voit peu, et on fait le maximum pour les orienter. Vous faites état d'un manque de connaissance des procédures : le fait que l'on peut substituer un document officiel avec photographie à la carte d'électeur ; le fait que les électeurs sont répartis par bureau et que l'on peut habiter le même quartier – par hypothèse « difficile » – sans pour autant voter dans le même bureau, même à proximité ; le fait qu'il existe un bureau centralisateur à même de vous indiquer votre bureau de vote. Ces informations sont simples et nous les diffusons régulièrement à l'échelon communal. Une information du ministère de l'intérieur – et pas seulement au cours des semaines précédant un scrutin – serait bienvenue. Avez-vous conduit une réflexion à ce sujet ?

Enfin, depuis l'année 2000, année de référence de vos travaux, savez-vous quelle élection a connu la plus grande participation des électeurs issus de l'immigration ? J'avoue avoir une idée sur la question mais je préfère que vous le disiez en tant qu'expert.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Vous êtes-vous penché sur la participation des jeunes issus des quartiers à la tenue des bureaux de vote ? Ne serait-ce pas là la meilleure façon de désacraliser la chose, car il y a une réelle appréhension devant l'institution et l'on hésite à franchir la porte du bureau. Des expériences de ce type ont-elles été conduites ?

Par ailleurs, comme mes collègues, je veux dire que nous sommes toujours très contents de voir des jeunes venir voter et qu'on les accompagne de notre mieux, lorsque l'on ne les félicite pas…

Permalien
Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique

Il ressort de vos propos que l'accomplissement de l'acte électoral, comme un rituel, participe d'une forme d'intégration. Dans un tel contexte, une dimension essentielle est celle de la volonté de faire les choses. L'introduction d'une obligation légale de voter, à la lumière de ce que vous avez observé, vous semblerait-elle de nature à faire évoluer favorablement ou, au contraire, défavorablement, le sentiment d'engagement citoyen et d'appartenance républicaine ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous constatons dans nos bureaux de vote que les réactions épidermiques surviennent surtout lorsque les personnes se présentent sans pièce d'identité valable. Ce sont souvent les mêmes dans nos communes et nous sommes conduits à refuser le vote. En revanche, je ne constate pas que les gens ne viennent pas lorsqu'ils n'ont pas leur carte d'électeur.

Permalien
Gilles Finchelstein, directeur général de la fondation Jean-Jaurès

Vous avez indiqué que le problème résidait moins dans l'inscription sur les listes électorales que dans l'exercice régulier du droit de vote. Vous avez étudié, en France et au Royaume-Uni, les politiques d'incitation. Pouvez-vous nous dire quels en ont été la forme et les effets ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je reste très attaché au vote traditionnel avec isoloir et vérification d'identité. D'autres formes d'expression ont été expérimentées, comme aux États-Unis, avec quelques aléas. Ces modes vous semblent-ils prometteurs ou à écarter ?

Permalien
Véronique Rabin

En tant que maire, j'ai voulu travailler sur l'avant-vote et instituer une sorte de rite de passage par la remise des cartes d'électeur. J'ai été atterrée l'année où, sur quatre-vingt-dix jeunes, cinq seulement sont venus chercher le document. Par ailleurs, nous pourrions réfléchir à la formation des employés municipaux ; celle-ci porte sur l'urbanisme, le droit ou les marchés publics mais pas sur l'accueil et l'état civil. Enfin, les élus locaux devraient être rassurés sur le périmètre légal de leur action. Ainsi, à l'occasion d'un scrutin, j'ai voulu créer un service de transport pour conduire les gens vers leur bureau de vote sans vraiment être assurée d'en avoir le droit.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je vous ai bien entendu dire, monsieur Jardin, que si la participation peut être bonne, on n'en choisit pas moins son élection. Une organisation différente du calendrier électoral – même si je n'ignore rien des difficultés que cela impliquerait – ne vous paraîtrait-elle pas susceptible de favoriser une meilleure compréhension de l'enjeu des élections nationales et locales ?

Notre dispositif d'inscription sur les listes électorales est déficient. Que penseriez-vous d'une mesure qui conditionnerait la délivrance de documents d'identité à l'inscription sur les listes électorales ? Il pourrait y avoir là la création d'un lien solidaire de citoyenneté.

Enfin, la dictature du guichet est toujours paralysante pour les nouveaux arrivants d'une commune : on ignore où se trouve l'école où sera le bureau de vote, on ne s'est pas approprié les lieux. Le rôle des élus et des administrations est important pour faciliter ce contact. Mais nous sommes ici à l'aval du dispositif ; en amont, la question – si vous me permettez l'expression – est : comment amorcer la pompe citoyenne ?

Permalien
Antoine Jardin, chercheur associé au Centre d'études européennes, Sciences-Po

En ce qui concerne l'accueil et les tensions dans les bureaux de vote, tout dépend de l'enjeu du scrutin. Si celui-ci est très compétitif et que chaque voix compte, les assesseurs sont soucieux du respect des procédures. Cela m'avait marqué à l'occasion des élections cantonales de 2011, au cours desquelles la participation avait été très faible et le contrôle très fort. À l'occasion d'élections présidentielles, où la participation est beaucoup plus importante, l'atmosphère est plus décontractée. À l'occasion d'une élection à enjeu local important et participation moindre, j'ai vu un directeur de bureau de vote dire à une personne dûment inscrite, mais qui avait déménagé dans une commune limitrophe, qu'elle n'aurait pas dû voter dans ce bureau. Il y avait là une intervention qui limite le rapport au vote : la personne a pu voter, mais on constate que, parfois, la disjonction est perçue de façon négative.

Il existe des procédures pour accompagner les électeurs, mais elles ne sont que de peu d'effet car coûteuses et parfois mal comprises lorsqu'il y a un groupe, car les gens ne comprennent pas pourquoi ils ne peuvent pas tous voter dans le même bureau.

Si les nouveaux arrivant sont source de problèmes, les anciens résidents, inscrits depuis longtemps dans le bureau de vote et qui ont déménagé, en posent bien plus. Ces personnes reviennent pour voter dans leur ancien quartier où ils sont toujours inscrits, principalement parce qu'elles y ont conservé des liens familiaux et amicaux. Cela inclut le vote dans une démarche spécifique qui éloigne l'électeur de son domicile. Le suivi des inscriptions sur les listes électorales des personnes qui déménagent constitue une difficulté. L'enquête de l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE), Vie de quartier, a montré la très forte mobilité des personnes résidant dans les quartiers populaires, mais cette mobilité est dirigée vers des quartiers similaires. Cela rend difficile le déplacement le jour du vote car les moyens de transport sont peu commodes entre quartiers marginalisés. On constate une difficulté à faire une nouvelle inscription dans un nouveau lieu.

En ce qui concerne le calendrier électoral, la tenue de petites élections isolées et très peu mobilisatrices constitue un élément assez négatif de ce point de vue ; le couplage des cantonales avec d'autres scrutins a renforcé la participation. Au demeurant, l'exercice connaît des limites, le risque étant de voir les mêmes personnes élues dans beaucoup d'élections locales. L'enjeu de la politisation réside dans la relation à l'exécutif, à la personne du Président de la République, qui structure la relation au politique chez la plupart des personnes, surtout lorsqu'elles n'ont pas une identification politique de longue date. Quand on n'a pas l'habitude de voter pour un parti donné, on se détermine à partir d'individus que l'on regarde et que l'on juge. Les présidents de la République orientent le comportement électoral pour l'ensemble des scrutins. Cette dimension demeurera même si on essaie de coupler certaines élections entre elles.

La tenue des bureaux de vote est complexe car elle fait appel à des connaissances pratiques et techniques. En revanche, il est souvent proposé à des jeunes de participer au dépouillement en les assistant dans les procédures. Il est d'ailleurs curieux d'observer que les jeunes femmes sont trois fois plus sollicitées que les jeunes hommes. Au demeurant, cette pratique ne concerne que très peu d'électeurs, même si elle ne peut qu'inciter à la participation.

Rappelons que l'inscription sur les listes électorales est obligatoire, même s'il n'y a pas de sanction. On n'est pas tenu d'être inscrit là où l'on réside mais il faut être inscrit. Rendre obligatoire la participation au scrutin induirait un rapport disciplinaire au vote. Si ce dernier devait constituer une injonction supplémentaire, cela réduirait la crise de la participation sans réduire celle de la représentation, sans non plus s'attaquer à la question de la défiance politique ni aux mécanismes politiques et sociaux qui sous-tendent la non-participation. Contraindre les gens à voter ne créera pas mécaniquement une mobilisation politique. Cela est d'autant plus manifeste que, lorsque l'enjeu est important, les gens se déplacent et s'inscrivent sur les listes électorales. Le débat est plus politique que scientifique et il anime beaucoup de chercheurs de par le monde, particulièrement les américains, au cours des dix dernières années.

Pour ma part, je suis opposé au vote obligatoire mais partisan de l'inscription automatique sur les listes électorales. Cela ne doit pas concerner uniquement les nouveaux électeurs mais aussi tous les autres, avec un suivi de la trajectoire résidentielle des individus. Cette proposition figurait dans un rapport du Conseil d'analyse stratégique de 2007 ; elle serait de nature à réduire les difficultés d'inscription.

Dans le domaine de l'incitation à la participation, plusieurs expérimentations ont été conduites dans des pays européens, dont la plus intéressante en Grande-Bretagne. Sur l'initiative des mairies, un temps soutenues par la Commission électorale, les employés municipaux sont rémunérés pour visiter les gens et demander aux familles si elles sont au fait de leur situation, si elles connaissent leur bureau de vote ou si elles sont au fait d'une élection prochaine. Ce contact direct a prouvé son efficacité, bien supérieure à une campagne de tracts ou d'affichage. Aux États-Unis, le porte-à-porte est pratiqué lors des élections afin d'inciter les gens à voter et l'on sait qu'il est d'autant plus efficace qu'il n'est pas partisan, lorsqu'il porte un message de civisme et pas un message de campagne.

En Grande-Bretagne, l'épisode du vote postal – par lequel les électeurs ont pu envoyer leurs bulletins à l'avance plutôt que de se rendre aux urnes – a causé la plus grande fraude électorale de l'histoire du Royaume-Uni. Il était possible de voter par correspondance tout en conservant le droit d'être inscrit collectivement. Des leaders communautaires ont alors récupéré les bulletins de vote auprès des familles ; ceux-ci ont été remplis dans des hangars dénommés factory voting puis adressés aux bureaux centralisateurs. Une commission d'enquête a été constituée et une réforme est en cours qui obligera les électeurs à s'inscrire individuellement sur les listes et à envoyer individuellement leur bulletin de vote. Cela sera très préjudiciable à l'inscription sur les listes électorales au Royaume-Uni et on attend la disparition de trois millions d'électeurs inscrits.

Le vote électronique ou par machine se révèle souvent plus complexe car il suppose le dépaysement d'une partie des électeurs habitués au vote par correspondance sans forcément gagner de nouveaux inscrits. Il suscite également une plus grande méfiance quant à la sincérité du scrutin et à la capacité à recompter les bulletins. Les expériences américaines montrent que le taux d'erreur n'est pas moins élevé qu'avec le vote postal.

L'effet des cérémonies de remise de cartes électorales est difficilement mesurable : elles présentent l'inconvénient majeur de ne s'adresser qu'aux nouveaux électeurs, alors que c'est le bloc des 25–35 ans qui est le plus irrégulier et participe le moins aux scrutins. L'inscription automatique pour tous, que j'ai évoquée, permettrait d'inclure dans les cérémonies de remise de cartes les personnes inscrites en cours d'année.

D'autres populations électorales sont moins bien connues, comme celle que forment les détenus, dont les conditions de vote sont variables puisque certains votent et d'autres non, sur leur lieu de détention ou non. La question de la réinscription des personnes précédemment déchues de leurs droits civiques est assez mal renseignée. De même que les données manquent au sujet des personnes qui acquièrent la nationalité française après avoir atteint l'âge de dix-huit ans ou des personnes réintégrées dans le corps électoral, qui sont assez mal inscrites.

Enfin, la comptabilité des électeurs ne résidant pas dans leur commune d'inscription pose problème. C'est un phénomène important aujourd'hui puisque, dans certains quartiers, 50 % des inscrits ne sont plus résidents. L'INSEE ne dispose pas de l'outil permettant de faire le lien entre le lieu de résidence et les registres électoraux. Si vous êtes inscrit à Paris et que vous résidez à Marseille, il n'y a pas de moyen de le savoir. Cela pose la question de la mesure de la « mauvaise inscription » électorale et de l'attitude à adopter face à ce phénomène.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Je crois que vous n'avez pas répondu à ma question relative à l'évolution de la participation au vote dans les quartiers difficiles depuis 2000.

Permalien
Antoine Jardin, chercheur associé au Centre d'études européennes, Sciences-Po

L'élection la plus mobilisatrice demeure l'élection présidentielle. La mesure de la participation varie selon qu'elle est fondée sur le nombre des inscrits ou sur celui de la population théoriquement en situation de voter, c'est-à-dire la population française de plus de dix-huit ans. Il est, par ailleurs, difficile de mesurer à l'échelon d'un quartier le nombre des personnes privées de leur droit de vote. Si l'on retient le critère de la population en situation de voter, l'élection présidentielle de 2012 a été plus mobilisatrice que celle de 2007 car l'inscription électorale a continué de croître au cours de la période séparant les deux scrutins. Ce qui peut surprendre, c'est qu'en 2012, l'inscription électorale était à son sommet dans les milieux populaires et au point le plus faible des inégalités de mobilisation électorales selon les groupes sociaux.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Quid du vote des personnes dépendantes : a-t-il un impact particulier à l'occasion de scrutins serrés en cas de détournement de vote ?

Permalien
Antoine Jardin, chercheur associé au Centre d'études européennes, Sciences-Po

J'ignore si des chiffres existent. La théorique classique de la sociologie électorale considère les personnes âgées dépendantes comme massivement et très régulièrement abstentionnistes. Le fait d'être très âgé éloigne beaucoup du vote, qui fait souvent l'objet de procurations par le biais de la famille – lorsque celle-ci est présente. Les procédures de procuration ont été simplifiées mais demeurent un peu difficiles du fait du recours à internet. En ce qui concerne les personnes très âgées, la tenue des registres électoraux est assez mauvaise : dans les données agrégées de l'INSEE, il y a 300 % d'inscription pour les personnes de plus de quatre-vingts ans, c'est-à-dire qu'il y a trois fois plus d'inscrits que de personnes résidant en France métropolitaine.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

J'avoue mal comprendre le chiffre de 300 %.

Permalien
Antoine Jardin, chercheur associé au Centre d'études européennes, Sciences-Po

Si vous calculez le taux d'inscription par tranche d'âge, d'après les données de l'INSEE et le taux d'émargement sur les scrutins, vous avez trois fois plus d'électeurs inscrits qu'il n'y a de personnes vivantes dans la catégorie des personnes âgées de plus de quatre-vingts ans en France.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous sommes confrontés à un double débat : celui de la participation au vote dès lors que l'envie existe et l'obstacle au vote rencontré par ceux qui découvrent dans le bureau de vote qu'ils ne sont pas inscrits sur les listes. Ces deux aspects de la question entrent dans le cadre des propositions que nous serons amenés à formuler et ils sont différents.

Il y a un problème d'inscription et d'élaboration des listes électorales qui est loin d'être nouveau. Je l'ai vécu comme maire d'un grand arrondissement parisien comptant 156 000 habitants et 80 000 électeurs avec, chaque année, 5 000 inscriptions et autant de radiations. Parce que les populations sont mobiles, il vaut mieux être propriétaire que locataire si l'on ne veut pas être radié des listes électorales. Et, effectivement, si l'on meurt – et où que l'on se trouve en France –, on peut demeurer inscrit pendant cinq ou dix ans. Nous pourrions faire des propositions au sujet des listes électorales car le système ne correspond plus à la réalité d'aujourd'hui, les changements de domicile étant plus réguliers qu'auparavant.

Le second problème est « comment donner envie de voter ? ». Les campagnes électorales ne ressemblent en rien à ce qu'elles ont été par le passé et vous avez vanté les mérites du porte-à-porte neutre ; mais le porte-à-porte partisan peut aussi donner envie de voter, même si ce n'est pas pour vous.

Il s'agit de deux thèmes qui contribuent à encourager l'engagement citoyen.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Ces questions sont très précises et nous avons dû modifier l'ordonnancement de cette table ronde du fait des obligations de M. Jardin mais les prochaines interventions élargiront le champ de nos investigations. Je vais passer la parole à M. Loïc Blondiaux dont je vous rappelle qu'il a publié en 2008 un ouvrage intitulé Le nouvel esprit de la démocratie, ce qui va nous permettre d'entrer de façon plus large dans notre table ronde.

Permalien
Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre Européen de Sociologie et de Science Politique

Mon collègue Antoine Jardin a évoqué la forme reine, la plus répandue et la plus reconnue de la participation. Pour ma part, je parlerai de la participation institutionnalisée, c'est-à-dire de toutes les formes d'association des citoyens ordinaires au processus de prise de décision. Je ne parlerai pas des participations informelles ou des mobilisations qui viennent d'en bas. Je vais parler de l'offre de participation, de ce qu'on appelle la démocratie participative, et je pense que Reda Didi complétera nos deux interventions par un regard plus « ascendant » que le mien.

Je développerai mon propos en trois temps.

Le premier évoquera la démocratie participative, au sens de participation institutionnalisée qui devrait s'imposer comme une évidence dans nos démocraties contemporaines.

En second lieu, je mentionnerai qu'il s'agit d'une promesse largement non tenue et tenterai de donner quelques pistes pour comprendre pourquoi.

Enfin, je parlerai des expériences qui fonctionnent – car il y a eu des réussites dans le domaine de la démocratie participative.

La démocratie participative se présente comme une évidence si l'on considère que la démocratie est la possibilité égale pour chaque citoyen d'influencer les choix collectifs. Cette définition, je l'emprunte à mon collègue américain Robert Dahl. Il y a évidemment d'autres critères tels la liberté politique ou la séparation des pouvoirs, mais la participation me paraît primer. On peut se poser la question de savoir si, aujourd'hui, ce critère est vivant dans nos démocraties représentatives. Dans un sens, on peut dire que oui : les citoyens ont tous une possibilité égale d'influencer la décision au travers de l'élection. Cependant, on a vu que, selon les catégories sociales, la capacité à faire usage de ce moyen diffère car il y a des groupes qui, électoralement, participent moins et comptent moins que d'autres aux yeux des gouvernants. Que se passe-t-il dans l'intervalle qui sépare les élections ? Peut-on considérer que tous les citoyens disposent de la même capacité à faire valoir leur point de vue auprès des décideurs ? La question est posée. La science politique a montré que les citoyens les plus favorisés au plan économique ont aujourd'hui une capacité d'influence sur les politiques publiques plus importante que les autres.

Poser la question de la démocratie participative revient à poser celle de l'égalité devant la participation dans nos démocraties. Il existe deux manières de l'écarter : la première consiste à dire que la démocratie représentative joue effectivement son rôle ; la seconde consiste à dire qu'il faut la remplacer, lui substituer des formes beaucoup plus directes, fondées sur le tirage au sort et non plus sur l'élection – ce qui n'est pas la conception que j'adopterai ici.

J'adopterai le point de vue selon lequel la démocratie participative, au sens de participation institutionnalisée des citoyens, peut approfondir le lien entre les citoyens et les élus. La démocratie participative est aussi une évidence parce qu'elle a une histoire. Le terme apparaît pour la première fois en 1962, aux États-Unis, dans le cadre des mouvements civiques d'étudiants. On sait qu'il y a eu un âge d'or de cette thématique à travers, notamment, les groupes d'action municipale dans les années 1960 ainsi que le débat sur l'autogestion. Un recul très marqué a caractérisé les années 1980. On constate depuis lors un retour dans à peu près tous les pays. Aujourd'hui, la question de la participation citoyenne se pose à presque tous les régimes occidentaux, y compris les régimes autoritaires. La Chine souhaiterait développer la démocratie délibérative, au sens où elle aspire à légitimer la décision auprès des citoyens par des formes de discussion élargie qui renvoient à notre concept.

La démocratie participative est également une évidence parce qu'il existe un droit de la participation – et même un droit à la participation –, notamment dans le domaine environnemental. Je souhaite rappeler que la Charte de l'environnement, texte à valeur constitutionnelle, dispose que les citoyens ont un droit à participer à l'élaboration d'une décision lorsque celle-ci a une influence sur l'environnement. Il existe d'autres réglementations que vous connaissez sûrement, comme la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, qui a créé les conseils de quartier.

La pratique de la démocratie participative est extrêmement répandue et s'appuie sur des dispositifs très nombreux. Nous n'avons pas de problème d'outils dans ce domaine, en France. Souvent, on me demande ce qui marche, ce à quoi je réponds : « à peu près tout ». On assiste à une professionnalisation : les jurys de citoyens fonctionnent, les forums ouverts aussi. Tout cela existe. Ce qui manque, c'est la volonté politique d'utiliser ces outils afin qu'ils produisent leurs effets. Il existe un décalage entre la professionnalisation du champ de la participation et de la concertation et l'impression ressentie d'une certaine forme de stagnation, voire d'échec.

La démocratie participative s'impose pour des raisons de fait. Aujourd'hui, les citoyens ont changé, ils sont de plus en plus informés et il n'est pas rare de rencontrer, dans les débats publics, des gens qui connaissent aussi bien, ou mieux, les dossiers que les élus ou les techniciens qui en ont la charge. Il y a des citoyens qui ne comprennent plus qu'ils ne puissent pas s'exprimer sur un certain nombre de questions, qui sont toujours plus informés dès lors qu'ils sont intéressés par un sujet. Et, sans dire qu'il y a une demande explicite de participation de l'ensemble des citoyens – ce que je ne crois pas –, j'observe une allergie à l'absence de participation sur les questions qui les préoccupent.

Sur certains enjeux de plus en plus complexes – je pense à toutes les controverses socio-techniques –,les experts ne sont pas forcément d'accord et la question de l'expertise profane se pose : les citoyens ont une connaissance de ces phénomènes et exigent qu'elle soit reconnue.

En outre, il devient de plus en plus difficile de passer en force, comme on a pu le constater avec le barrage de Sivens. On ne peut plus imposer la décision par l'argument d'autorité : c'est une issue aux controverses de moins en moins praticable.

Je terminerai ce premier point en affirmant que la démocratie participative s'impose également pour des raisons politiques fondamentales qu'il ne faut jamais oublier. La première est qu'une démocratie sans citoyens actifs a toutes les chances de ne plus rester longtemps une démocratie. Il est difficile de considérer que nous sommes en démocratie lorsque les citoyens se désintéressent de la chose publique, lorsqu'ils se transforment en purs « consommateurs » de politique. Selon moi, la démocratie participative a une valeur intrinsèque : celle de politiser, même si cela rend le mandat politique assurément plus compliqué. Reste que cette « contre-démocratie » dont parle Pierre Rosanvallon est indispensable à la survie des démocraties.

Ensuite, la démocratie participative – ou ce que nous appelons la démocratie délibérative – renforce la légitimité de la décision. L'enjeu, cette fois, est que les citoyens acceptent la décision : il paraît difficilement admissible de considérer qu'il n'est pas nécessaire de vérifier leur consentement ou de les amener à s'exprimer sur des décisions qui les concernent.

La démocratie participative est une promesse très largement non tenue, en particulier en France. La pseudo-participation est la norme et la participation véritable, l'exception. Certaines opérations relèvent en effet davantage d'une communication d'un nouveau type que d'un exercice de construction collective de la décision. La plupart des expériences menées sont d'une portée dérisoire dans le processus de décision. Il ne s'agit pas d'affirmer que la démocratie participative devrait se substituer à la démocratie représentative, mais il faut vérifier que la première ait tout de même une petite influence sur les processus, ce qui n'est pas le cas la plupart du temps – au point qu'on peut parler de simulacre participatif.

Comment expliquer cet échec ? La réticence des acteurs est très forte, à commencer par celle des élus qui se montrent très ambivalents. Pour eux, la seule autorité politique légitime est celle issue de l'élection, toute autre forme de légitimité étant vécue comme une concurrence. Les élus craignent que la participation ne leur prenne le pouvoir qui leur reste. De surcroît, la participation implique une surcharge de travail, avec de nombreuses réunions le soir – vous vous souvenez de ce qu'Oscar Wilde disait à propos du socialisme : « Trop de réunions le soir. » Il ne faut pas négliger la complexification de l'activité des élus, des techniciens et des experts au niveau local. Les techniciens et les experts sont eux aussi, en effet, affectés par le sentiment que leur compétence est remise en cause dans ces arènes de participation ; déstabilisés par cet impératif de participation, ils font souvent preuve d'inertie.

Les associations – interlocuteurs traditionnels des élus – sont elles aussi réticentes car pouvant se sentir court-circuitées. Enfin, on note un malaise des citoyens, qui ont souvent le sentiment que la décision a déjà été prise et qu'on les fait discuter de la couleur du papier peint du centre social.

Il faut par ailleurs prendre en compte un arrière-plan culturel très compliqué : celui, en France, d'une culture autoritaire du pouvoir, le débat se réduisant souvent à un dialogue de sourds. Donner le sentiment que l'autre vous a convaincu est très souvent perçu comme un échec : on refuse de perdre la face. Nous n'avons pas la culture de la délibération démocratique. Le fonctionnement de l'école est, à cet égard, très emblématique : l'école n'enseigne pas ce que mon collègue Philippe Breton appelle les compétences démocratiques, à savoir la capacité de s'exprimer, de travailler en groupe, d'écouter l'autre. La très forte personnalisation des rôles – ajoutée à une conception verticale du pouvoir – a des effets à tous les échelons institutionnels.

Même si les dispositifs participatifs posent des problèmes en eux-mêmes, en matière de reproduction des inégalités par exemple, la démocratie participative fonctionne. Certaines expériences montrent, en effet, qu'on peut soumettre une décision à la discussion. Un instrument émerge qui, lorsqu'il est utilisé de manière rigoureuse, produit des effets : le budget participatif. La mairie de Paris l'a mis en place et a recueilli 3 000 projets évalués par les services organisés à cet effet. Cette expérience ne peut être assimilée à celle menée à Porto Alegre il y a quelques années, mais s'apparente aux pratiques d'autres grandes villes et villes moyennes dans le monde.

Relevons également les expériences de community organizing, tradition relativement ancienne qui nous vient des États-Unis et qui vise à améliorer la participation des catégories populaires par le biais de l'organisation de ces catégories à travers leur empowerment. Cette expérience implique l'existence de regroupements communautaires – non pas au sens ethnique du terme mais au sens de collectif d'habitants –, et suppose qu'il y ait des leaders considérés comme tels au sein de la population considérée.

Certaines expériences concernent le Parlement. Ainsi, l'Assemblée nationale française a organisé une consultation des citoyens à l'occasion de l'examen du texte sur la fin de vie. Il est intéressant de constater que les réactions ont été immédiatement hostiles et, à ce titre, elles sont emblématiques des réactions classiques des journalistes ou des acteurs politiques français. Or, on peut imaginer que, dans le cadre du processus législatif, à un moment ou à un autre, on ouvre la possibilité au citoyen de s'exprimer. Des plateformes numériques fonctionnent relativement bien, comme « Parlement et Citoyens ». Utilisons ces outils pour prendre en compte un apport citoyen dans le processus législatif, à condition de choisir le bon moment et d'agir sérieusement.

Sans pour autant s'être converties à la démarche participative, un certain nombre de collectivités locales considèrent qu'elle constitue une plus-value pour la concertation ordinaire sur les projets envisagés et au regard du fonctionnement des services.

Nous devrions nous montrer relativement fiers d'une institution très originale et pourtant très critiquée : la commission nationale du débat public. Même si son fonctionnement peut poser problème lorsque la décision a déjà été prise, elle permet une mise à plat des principaux projets d'infrastructures avant le processus de décision.

Quelles sont les conditions pour qu'un tel dispositif fonctionne ?

La première est la clarté du cadre. Il ne faut pas laisser le citoyen croire en l'impossible. Lorsque les choix ont déjà été faits, il ne faut pas laisser entendre qu'il y aurait la moindre possibilité de les remettre en cause. Cela revient à limiter le recours à la démocratie participative au cas où il reste des éléments à discuter, à négocier.

Ensuite, la démocratie participative ne consiste pas à mettre des élus et des citoyens dans une salle et à attendre leur confrontation. La démocratie participative suppose une certaine réflexion et même une certaine professionnalisation. J'ai créé à la Sorbonne un mastère – dont le titre pourra surprendre : « Ingénierie de la concertation » – parce que je pense qu'il faut des spécialistes de ces questions, qui ne s'improvisent pas : tout doit être pensé. Il faut également prévoir la participation de tiers garants. Dans certains cas, il est en effet indispensable que celui qui organise le débat ne soit pas l'autorité politique ou le maître d'ouvrage ; il est important qu'il y ait des acteurs tiers capables de mettre chacun à égalité dans la discussion afin de produire un débat de qualité. Les élus doivent accepter la critique, le désordre. Il est évident que la crainte de l'instrumentalisation politique des instances participatives est une des clefs de cette réticence à les utiliser vraiment.

Dernier point : les démarches participatives contribuent à reproduire des inégalités sociales que l'on rencontre déjà dans le cadre de la démocratie représentative, inégalités qui profitent à ceux qui ont des capacités d'expression, qui ont déjà accès aux politiques. Des solutions existent néanmoins pour aller chercher les catégories absentes du débat public traditionnel : on pense à l'opération « Croisement des savoirs » menée par ATD Quart-monde. Certes, ces solutions ont un coût et exigent d'instaurer de la confiance, ce qui peut prendre du temps mais, fort d'une volonté politique, on peut aller chercher ces populations pour qu'elles viennent participer à ces instances. Il faut toujours avoir la mémoire des absents – qu'on peut faire parler sous d'autres formes.

Ma conclusion sera très pessimiste. Il s'agit aujourd'hui de réunir les conditions d'un approfondissement du lien démocratique, d'une inclusion plus large des citoyens dans le débat politique, et ce dans un contexte d'inégalités sociales structurelles de plus en plus marquées – la distance entre ceux qui ont à la fois le sentiment d'avoir le droit de s'intéresser à la politique et de se faire entendre des politiques et ceux qui s'excluent très largement de la cité n'a jamais été aussi grande – ; dans un contexte d'apathie politique d'une population qui s'est habituée à la délégation – même si elle la critique – et qui s'intéresse beaucoup plus à la consommation et à son destin individuel qu'aux affaires publiques – système qui fait obstacle à la participation – ; dans un contexte de culture – voire de culte – de l'autorité ; enfin, dans un contexte où la place du politique dans la vie commune tend à se restreindre et où d'autres acteurs, d'autres pouvoirs, prennent peu à peu le pas sur les acteurs politiques.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Serez-vous aussi pessimiste dans votre conclusion, monsieur Didi ?

Permalien
Reda Didi, adjoint au délégué interministériel à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, fondateur et ancien délégué général du cercle de réflexion Graines de France

Je n'ai jamais été pessimiste, je suis plutôt de nature optimiste. À chaque fois que je reviens de l'étranger, j'éprouve une certaine fierté en mesurant tous nos atouts.

Je vous remercie, monsieur le président, de m'avoir invité à participer à cette table ronde. Je précise que je n'interviens pas au nom de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme et l'antisémitisme, mais en ma qualité de fondateur et d'ancien délégué général du cercle de réflexion Graines de France.

Nous faisons face à des jeunes très méfiants, éloignés de la politique et qui se rapprochent du secteur associatif. Le dernier sondage réalisé par OpinionWay et le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) montre la défiance vis-à-vis des élites, en particulier des élites politiques.

J'exposerai ce que nous avons voulu faire avec Graines de France. Au moment de sa création, en 2009, ce cercle de réflexion entendait traiter des problèmes liés aux quartiers populaires en poursuivant trois objectifs : rédiger des rapports et des notes ; former des leaders sur les questions d'empowerment – ou de participation des habitants, sans oublier l'éducation populaire ; et sensibiliser nos décideurs à la vision qu'on peut avoir des quartiers concernés. Nous avons privilégié quatre thématiques : la relation entre la police et la population, la laïcité, la participation, et les questions liées à l'altérité, au racisme et à la xénophobie.

Je tracerai à grands traits le bilan de notre action.

Certains habitants des quartiers populaires ont l'impression de vivre dans une société parallèle à la société dite « normale » ; ils ont du mal à trouver leur place ; ils n'ont qu'un souhait, celui d'être considérés comme des citoyens à part entière ; ils demandent que le principe d'égalité soit réel pour tous et partout. On relèvera dans ces territoires une ethnicisation des luttes sur les questions liées au racisme, une forme de repli communautaire et un rapport de plus en plus compliqué avec les administrations – avec une demande de traitement individualisé.

Il s'agissait pour nous de créer des outils pour aider les habitants à construire un agenda politique centré sur leurs conditions de vie. L'idée n'était pas de partir d'une théorie mais des problèmes rencontrés localement. C'est par l'action collective que les habitants de ces territoires peuvent sortir de l'entre-soi, que l'on peut les ramener dans le giron républicain. Les mobiliser à partir de leur quotidien et les aider à résoudre, à l'échelle de leur territoire, voire au-delà, des problèmes spécifiques permettra de recréer un lien de confiance et de faire croire à nouveau en la politique et en l'État. Ces problèmes peuvent être la fréquence de passage des bus, le squat de halls, des fermetures de classes, etc. Les projets envisagés peuvent également être ambitieux : ainsi des structures ont-elles impulsé – avant d'y participer – l'urbanisation du XIIIe arrondissement de Paris.

Cette méthode permet – j'y insiste – de faire croire à nouveau en la politique et en l'État comme sources de changement. Nous essayons de la sorte de remobiliser les Français en partant du bas, en essayant de toucher les populations les plus exclues des formes traditionnelles de participation politique. Reste, pour nous, un écueil : ce sont toujours les mêmes interlocuteurs qui s'assoient autour de la table, à savoir ceux qui sont informés, qui sont capables de prendre la parole et sont assez organisés pour savoir qu'il faut être présent. La question se pose de savoir comment chercher les plus éloignés.

Il faut toujours essayer de drainer des publics nouveaux, en l'occurrence les exclus. Certains jeunes veulent participer à la vie politique, notamment sur le plan local, lors des municipales, et montent des listes autonomes ; on l'a vu en 2014 : le nombre de listes dites « citoyennes » aux élections municipales a été l'un des plus importants. Pourquoi ces militants ne parviennent-ils pas à trouver leur place dans les partis classiques ?

Les primaires organisées par le parti socialiste lors de la dernière élection présidentielle ont été un très bel exercice et même une avancée mais, pour le coup, on n'est peut-être pas allé assez loin dans le processus : on a ouvert les portes et les fenêtres pour demander aux gens de désigner le candidat à l'élection présidentielle et, par la suite, on a trop peu fait participer la « société civile » à la prise de décision. Que faire, entre les campagnes électorales, pour gérer le quotidien dans une société où l'on constate de plus en plus de demandes de participation directe ? Comment être présent auprès des habitants qui demandent à participer un peu plus à la vie publique et quels outils met-on en place pour y parvenir ?

J'en viens à l'idée, qui commence à émerger, d'accountability, l'idée de rendre des comptes. Nous y avons travaillé dans le cadre de notre projet sur le rapport entre la police et la population. Nous avons organisé plus d'une vingtaine de débats au cours desquels les uns et les autres ont pu rendre des comptes sur leur travail et sur la façon dont ce dernier a été perçu par les citoyens. Nous avons réalisé cette expérience dans des territoires considérés comme « compliqués » comme Villiers-le-Bel, Bobigny, Aubervilliers, Asnières, Argenteuil, Sartrouville, Meaux, Nantes, etc. Le débat a été organisé en trois temps. Il s'agissait d'abord de permettre aux uns et aux autres de vider leur sac – les citoyens donnant leur vision du travail des policiers et ceux-ci précisant la manière dont ils percevaient l'attitude des citoyens. Ensuite, il a été question d'établir des comparaisons avec ce qui se faisait ailleurs – en Europe en l'occurrence. Enfin, dans une perspective de co-construction, nous avons tâché de savoir comment améliorer la relation entre les uns et les autres.

Nous nous sommes rendu compte que, pour pouvoir mener ce type d'action, il fallait non seulement un animateur à même de faire en sorte que la parole soit libre sans pour autant prendre part au débat, mais aussi, de la part des parties en présence, une certaine capacité d'écoute. Le plateau était toujours composé de représentants de la police, d'élus locaux – quand ils le souhaitaient – et de représentants associatifs. Les débats se sont toujours très bien déroulés, les habitants et la police finissant par échanger, de façon constructive, alors qu'on prétendait au départ que ce serait impossible. Nous avons proposé nos conclusions à l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et au comité d'orientation du contrôle interne de la police nationale (COCIPN) en présence de la patronne de l'IGPN et des patrons de la police nationale et ceux des différents syndicats de police – or nous avons été 95 % à partager le même constat.

Ainsi, grâce à des outils efficaces, la population est prête à débattre de tout, même des problèmes qui paraissent les plus compliqués. L'idée de rendre des comptes ne consiste pas à avoir un droit de regard sur le travail des administrations mais, pour ces dernières, de le présenter de manière pédagogique. Il s'agit de libérer la parole, de co-construire, de « lever » des informations et de retisser des liens de confiance entre la population et les administrations.

Je conclurai par l'énumération de quelques solutions.

Toutes les solutions doivent être discutées et adaptées à chaque territoire, chacun ayant une histoire et une culture différentes. Nous devons garder à l'esprit l'idée qu'il faut remobiliser les citoyens à partir du quotidien. Il faut repenser la formation des associations. Il faut libérer les freins à l'engagement – pour avoir été délégué général d'une association, je connais bien les difficultés en matière de gestion, de délais ; le financement étant souvent obtenu une fois le projet réalisé, alors que les associations n'ont pas forcément le fonds de roulement nécessaire pour avancer l'argent, ce qui signifie qu'il faudrait pouvoir établir avec elles des contrats triennaux afin de leur laisser plus de marge et de sécurité. Il faudrait songer à une sorte de Small Business Act pour les associations : on ne peut pas demander aux petites associations de répondre aux mêmes appels à projet que les grosses associations.

Pour créer du lien et du liant, il faut ouvrir les écoles, en matière d'éducation, aux associations et aux parents – ce qui n'est pas une idée nouvelle. Il faut réfléchir à l'idée de jumeler des territoires qui ne se connaissent pas – et je pense à trois types de territoires différents : l'hyper-urbain, le quartier populaire et le rural. En effet, avant de jumeler nos collèges et nos lycées avec des établissements étrangers, il faudrait recréer du lien entre nous. Pour finir, il faut développer l'idée de rendre des comptes et la formation au débat – ce dernier devant être, je le répète, animé par une personne neutre afin de libérer la parole et permettre la co-construction.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Des outils ont été mis en place dont vous n'avez parlé ni l'un ni l'autre, comme les conseils de développement, parfois instrumentalisés, certes, mais qui peuvent avoir un réel impact.

Je pense à une autre solution sans pouvoir en mesurer l'efficacité : procéder au tirage au sort pour améliorer la représentativité des conseils citoyens. Il conviendrait, surtout, de donner à ces derniers des moyens financiers. À l'approche des élections départementales, je constate que certains départements donnent des moyens financiers aux conseils de développement, ce qui se révèle très utile. Il n'empêche que les élus restent très dubitatifs sur ces conseils – parfois même ils en ont peur – alors qu'il faudrait conforter leur existence.

Vous avez évoqué les formes de participation qui marchent tout de même, comme le budget participatif. Il serait bon de s'interroger sur la manipulation de la part des élus – je suis très à l'aise pour en parler puisque je suis moi-même élue et que je me pose en permanence la question de savoir si je mène une concertation ou si je donne dans la manipulation.

Comment, ensuite, éviter l'écueil de « l'habitant professionnel », celui qui participe en permanence aux réunions ?

Un mouvement prend de l'importance, à l'Assemblée, à gauche, nommé Esprit civique, qui réunit des élus et des représentants d'associations. Nous avons la conviction que c'est en nous intéressant aux personnes les plus pauvres, économiquement et culturellement – car elles sont les plus éloignées du fonctionnement habituel de la société –, que nous réussirons à mieux faire participer l'ensemble de la société à la vie publique. Ces personnes nous disent que, quand bien même nous pouvons les nourrir via la soupe populaire, ce qu'elles veulent, c'est participer à la société et se nourrir comme les autres.

Vous êtes revenu sur le croisement des savoirs sur lequel je travaille beaucoup. Une association, en Île-de-France, Pouvoir d'agir, est très active en la matière.

Si nous commençons par-là, nous pourrons transposer des éléments de participation à la vie citoyenne de manière beaucoup plus forte. Comment réussir, comment entendre cette expertise d'usage ? Que pensez-vous de l'idée de s'attaquer d'abord à la question des plus pauvres afin de les associer pleinement à la participation, afin de ne pas passer à côté de ce qui est fondamental ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nos deux intervenants n'ont pas évoqué le référendum – dont on parle beaucoup et qu'on organise très peu souvent – ni le droit de pétition. Je tiens à souligner également l'importance, dans les communes, des délégués de quartier. Ces formes de participation me semblent intéressantes.

Permalien
Gilles Finchelstein, directeur général de la fondation Jean-Jaurès

Monsieur Blondiaux, vous avez souligné que la démocratie participative était une évidence, que les outils étaient à disposition et qu'en même temps il s'agissait d'une promesse non tenue. Les exemples d'expériences que vous avez donnés étaient tous locaux. Je relie ce point à un aspect de l'intervention de Monsieur Didi, l'organisation des primaires par le parti socialiste à l'occasion de l'élection présidentielle, pour souligner la distorsion entre l'importance de la participation à ces primaires et l'absence de consultation par la suite.

Un exercice de démocratie participative autour de l'engagement citoyen et du lien républicain, qui prolongerait les manifestations – au-delà des propositions concrètes qui pourraient résulter des travaux de la présente mission –, vous paraît-il possible sur un thème très large et à une échelle très large également et, dans l'affirmative, dans quelles conditions ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Le Président de la République a évoqué à plusieurs reprises la nécessité d'ouvrir le chantier de la démocratie participative. Or l'Assemblée nationale, après le Sénat, est en train d'examiner en séance le projet de loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) : c'est l'occasion d'intégrer des dispositions visant à établir des éléments de démocratie participative.

J'évoquerai quatre points.

Comment, concrètement, assurer l'indépendance des réunions de concertation ? On voit bien les difficultés rencontrées par les spécialistes de la démocratie participative formés au sein d'écoles comme l'Institut d'urbanisme de Paris ou au sein de l'Université, pour ceux qui suivent vos cours : lorsque, à la demande d'une collectivité territoriale, ils organisent une réunion, le maire vient avec les conseillers municipaux, créant ainsi des situations complètement folles. En effet, comment ces spécialistes, qui sont aussi des militants, peuvent-ils expliquer au maire que l'idée même de concertation exclut qu'il anime la réunion et qu'il ne peut guère, au mieux, que s'asseoir parmi les gens ? Il y a sur ce point une bataille culturelle et juridique à mener. L'idée n'est pas d'empêcher la présence de l'élu mais de lui faire comprendre que s'il préside la réunion, ce n'est plus de la concertation. L'indépendance, en outre, doit aussi être financière et envisagée à l'échelon national – tandis qu'aux États-Unis, chaque État précède le niveau fédéral, la communauté particulière est à l'origine de la société démocratique.

Mon deuxième point est sociologique. Je rejoins complètement l'engagement de Reda Didi – et notre collègue a très bien fait d'évoquer les gens pauvres. Quand, dans un quartier favorisé, un professeur est absent, en moins de quarante-huit heures l'ensemble des élus reçoivent un courrier, une pétition… Dans un quartier défavorisé, il faudra attendre quinze jours, voire trois semaines, pour que les parents interpellent les élus. Cette question d'empowerment est essentielle, mais comment y répondre ? En effet, là où il y a le plus besoin de démocratie participative, c'est là où il est le plus difficile de mobiliser les gens. Quelles sont vos propositions ?

J'évoquerai en troisième lieu la complexité. Comment parvenir à un processus qui permette de déterminer de manière objective l'existence d'éléments d'expertise qui nous soient communs ? Certains élus eux-mêmes peuvent être désarçonnés quand, sur des questions d'aménagement urbanistique, d'écologie, ils sont confrontés, parmi les habitants du quartier, à des spécialistes de dimension nationale voire européenne qui remettent en cause – à juste titre – leur expertise. Comment donc aboutir à une expertise qui ne soit pas discutable ?

Enfin, dernier point, l'intérêt général, dont nous sommes tous d'accord pour considérer qu'il ne correspond pas à la somme des intérêts particuliers. Or la démocratie participative, c'est : « moi, ma vie, mon quartier », ce qui ne correspond pas forcément aux intérêts de l'agglomération ou à ceux du pays. On le constate à l'occasion des débats sur le Grand Paris : tout le monde y est favorable mais dès qu'on annonce à une collectivité qu'elle aura plus de logements sociaux, elle est contre.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Comme nombre d'entre nous, j'ai été amené à mettre en oeuvre des dispositifs de participation au cours des mandats locaux que j'ai exercés. Une limite importante est la faible participation des jeunes de seize à vingt-cinq ans. La loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine prévoit l'organisation de conseils citoyens. Ne peut-on instituer le principe – un peu directif – de conseils citoyens jeunes, avec budget participatif, même si, par ailleurs, je me bats contre l'instauration de dispositifs spécifiques pour les jeunes ? S'engager dans ce type de processus créera en effet chez les jeunes un habitus qu'ils garderont pour beaucoup tout au long de leur vie.

J'aborderai ensuite la délicate question de la surreprésentation des retraités qui, malgré leurs qualités, n'ont pas le même point de vue que les jeunes. Nous devons trouver une manière de compenser ce phénomène. Je le dis un peu brutalement, sauvagement, mais on doit se poser la question.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

La démocratie participative est d'autant plus appréciée, quand elle est mise en place, qu'elle correspond à une attente. J'en fais l'expérience dans ma circonscription lorsque j'y organise des concertations sur des sujets spécifiques avec les acteurs locaux, qui deviennent dès lors une force de proposition, ce qui est agréable pour l'élu. Ainsi, avec Patrick Bloche, nous avons organisé une réunion sur la culture qui a bien fonctionné.

Il arrive que j'organise des concertations à la veille de débats parlementaires et j'ai remarqué que lorsque des amendements étaient rédigés avec nos concitoyens, ils étaient plus facilement votés – cela étant dit sans démagogie, car j'ai pu le constater à l'occasion de l'examen du projet de loi portant sur la refondation de l'école.

Plus généralement, la difficulté, que vous avez évoquée, est de faire participer ceux qui sont le plus éloignés du débat public. Pourriez-vous, sur le sujet, développer vos propositions ? Lorsque l'on va vers eux, qu'on se déplace et qu'on engage la discussion à un moment propice, la démocratie participative fonctionne ; c'est plus compliqué quand on leur demande de se déplacer.

Si l'on travaille dans les quartiers populaires sur certains sujets et, en particulier, si l'on parvient à développer le travail avec les parents, même ceux qui sont le plus éloignés de la question de l'éducation scolaire, on se rend compte que la démocratie participative est un outil à même d'amener progressivement les citoyens vers le débat public.

Dans les quartiers populaires, on se manifeste beaucoup moins auprès des pouvoirs publics, et plus on est déclassé, plus on a ce sentiment d'abandon de la part des politiques, moins on se manifeste. Je souhaite connaître votre avis sur ce blocage, au-delà des explications habituellement avancées – notamment en ce qui concerne le défaut d'outils adéquats.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

En vous écoutant, on se rend compte que la démocratie participative et la démocratie représentative sont confrontées aux mêmes défis et aux mêmes obstacles – paradoxe stimulant intellectuellement autant qu'il est préoccupant sur le plan civique et doit donc être mobilisateur : l'hyper individualisation des comportements, parfois une forme de confiscation du savoir, en tout cas du savoir tel qu'il est demandé à un moment donné et dans un espace donné, et une très grande technicisation des enjeux.

Aussi une dimension me paraît-elle un peu absente de vos interventions : celle des nouvelles technologies, qui suscitent elles-mêmes des formes particulières d'expression, de délibération, de participation. Comment envisagez-vous leur usage, non pas comme substitut au projet commun mais au service du projet commun ? Il a été fait allusion à l'initiative prise par le président de l'Assemblée d'organiser une consultation à l'occasion de la discussion de la proposition de loi sur la fin de vie : elle montre la volonté des députés d'essayer ces nouvelles techniques aux fins civiques et politiques que nous évoquions.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Nous connaissons les outils de la démocratie participative et il n'est pas question ici d'en concevoir de nouveaux ni, a fortiori, d'imaginer des structures permanentes supplémentaires. Reste que le problème se pose de la représentation de ceux qui participent régulièrement à ces structures de démocratie participative. Jean-Patrick Gille a rappelé qu'il s'agit avant tout de seniors, de retraités actifs, comme on dit. Comment, au-delà de l'aspect sociologique évoqué par Razzi Hammadi et Monique Rabin, prendre en compte toutes les générations – et en particulier la population active – ou, tout simplement, ceux qui ont une vie familiale – et qui, compte tenu du caractère chronophage de la démocratie représentative, ont autre chose à faire entre dix-neuf heures et vingt-deux heures, moment de la journée auquel se réunissent habituellement ce genre de structures ?

Guillaume Bachelay le soulignait à l'instant : la démocratie numérique peut être un élément pour « embarquer » non seulement les jeunes mais aussi les moins jeunes – 90 % de la population est désormais connectée. Aussi ceux qui ont une vie familiale pourraient s'impliquer. La démocratie de l'instant fait l'objet d'une forte demande : on est prêt à s'investir et à donner son avis à un moment donné sur un sujet particulier plutôt qu'à s'inscrire dans la durée, dans des structures permanentes amenées à être consultées sur des sujets divers et pour lesquels on a des intérêts variables.

En écoutant M. Blondiaux, je songeais à un débat vieux d'une quarantaine d'années sur une énième motion sur l'autogestion que n'avait pas adoptée le parti socialiste – c'est mon courant qui, à l'époque, la défendait ; il y était question du « mouvement d'en haut » et du « mouvement d'en bas ».

Reste la question de la légitimité de la décision publique. Je suis frappé par sa contestation. L'élu estime que, fort de la légitimité du suffrage universel, la plus grande qui soit en démocratie, c'est lui qui décide. Or, j'y insiste, ce schéma est contesté. Souvent, dans le cadre de l'exercice de la démocratie participative, les sujets de fond sont certes abordés mais que de temps passé à discuter de la méthode ! La méfiance est souvent le climat qui prévaut et il est très difficile d'instaurer la confiance. C'est ce que montre l'enjeu représenté par le compte rendu : y aura-t-il un compte rendu ? Qui le rédigera ? Pourra-t-on le corriger ?

Enfin, on a évoqué les associations et les enjeux de formation et de financement ; j'en ajouterai un troisième : quand les associations vont voir les élus, leur première demande est de savoir s'ils disposent pour elles de locaux – permanents ou non. L'État et, plus encore peut-être, les collectivités territoriales, ne pourraient-ils se montrer plus volontaires pour développer les pépinières associatives – sur le modèle des pépinières d'entreprises –, lesquelles pourraient assurer un bon soutien logistique à la vie associative, sachant du reste que ceux qui animent les associations sont souvent les conseillers de quartier ou ceux qui participent aux conseils de développement ou à tous les comités de suivi que nous mettons en place ?

Permalien
Dominique Reynié, directeur général de la Fondation pour l'innovation politique

Les différentes interventions montrent bien que la technicité de la décision publique résulte de nos exigences. Un processus historique est à l'oeuvre qui, y compris pour des raisons très vertueuses, exclut de la participation. La difficulté est de taille. Au regard de la tâche qui nous est confiée d'imaginer quelques propositions, je souhaite interroger Loïc Blondiaux et Reda Didi sur une autre tension : celle entre le propos antérieur d'Antoine Jardin et le leur. On peut en effet avoir le sentiment qu'existent, en simplifiant, deux systèmes démocratiques : la démocratie électorale et la démocratie participative – ou délibérative. Faut-il mettre l'accent sur la première et insister sur l'inscription sur les listes électorales et, surtout, sur la participation aux élections, ou bien faut-il mettre l'accent sur la démocratie délibérative ?

On peut bien sûr répondre qu'il faut mettre l'accent sur les deux, mais si l'on estime qu'il est déterminant d'être inscrit et de participer, il est difficile de laisser penser que les grandes décisions se prennent ailleurs et à un coût beaucoup plus élevé en matière d'investissement pour le citoyen. Cette idée n'a-t-elle pas un effet négatif sur la valeur de l'inscription et de la participation électorales ? N'est-on pas en train de dissuader les citoyens de s'inscrire et de voter si l'on met l'accent sur la participation à la délibération, et n'est-on pas en train d'expliquer que s'inscrire et voter, c'est facile, étant donné que tout le monde peut le faire et que cela requiert peu de compétences – on se contente de désigner les représentants –, l'essentiel étant la délibération qui exige, au contraire, temps et compétences ? N'y a-t-il pas, entre les deux, une forme de dissociation ? Comment réarticuler ces deux dimensions ?

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

À chaque fois que nous abordons cette question, c'est comme la langue d'Esope, cela peut-être la meilleure ou la pire des choses.

Nous posons la question de l'engagement citoyen pour renforcer l'appartenance à la nation. Or, les intervenants ont eu l'occasion d'y revenir, il a été question que chaque territoire ait sa forme de participation. Si dans chaque territoire il y a des lieux d'expression qui renforcent la citoyenneté et d'autres où règne le principe du « circulez, il n'y a rien à voir » et où, donc, le pouvoir est déjà établi, vous mesurez le problème posé à cette mission. Nous ne sommes pas en train de réfléchir aux territoires qui, d'un côté, seraient parfaits en matière de citoyenneté et, de l'autre, aux territoires délaissés.

Ensuite, une question me préoccupe : nous évoquons un sujet au moins aussi vieux que la politique de la ville – les premières réflexions sur la question remontent même aux années 1960. Or je suis surpris du faible nombre d'évaluations des politiques menées. Chaque nouvelle équipe municipale réinvente à chaque fois l'ensemble des processus, avec le côté désespérant qui peut en résulter pour une partie de la population.

Troisième point, comment concilier démocratie participative et unité nationale ? C'est difficile de bien utiliser les mots, c'est difficile pour une mère célibataire d'avoir le temps d'aller à une réunion de démocratie participative après vingt heures trente.

Par ailleurs, comment tient-on compte de la temporalité ? Dans le département que j'ai présidé, un exercice de démocratie participative a été conduit par mes prédécesseurs sur la construction des collèges, exercice impliquant les jeunes et les adultes, le personnel enseignant et non enseignant. Or, compte tenu du temps nécessaire pour réaliser un collège, lorsque nous sommes arrivés au moment du premier coup de pioche, les interlocuteurs n'étaient plus les mêmes et ils avaient facilement tendance à critiquer les décisions prises dans le cadre de la démocratie participative. Il ne faut pas laisser de côté cette question de la temporalité.

Pensez-vous qu'il existe une concurrence entre les différentes formes de démocratie, syndicale, politique, associative, participative ? Si c'est le cas, comment y remédier afin que l'appartenance citoyenne ne soit pas affaiblie ?

Je préside également un groupe de travail sur la réforme de nos institutions et je suis préoccupé par l'effet sur la démocratie participative du scrutin uninominal à deux tours, qui a induit une culture d'affrontement. Notre société est-elle bien préparée à une culture du compromis, qui n'est pas dans nos gènes démocratiques ?

Permalien
Loïc Blondiaux, professeur de science politique à l'université Paris I Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre Européen de Sociologie et de Science Politique

Je vais tâcher de répondre dans l'ordre à vos multiples questions.

Les conseils de développement sont un instrument intéressant qui pourrait organiser la participation à la bonne échelle – celle des intercommunalités – mais, dans la pratique, ils n'ont pas véritablement trouvé leur espace et hésitent entre différentes modalités. Certains se voient en conseils d'experts de la chose locale, d'autres – et c'est plus intéressant – se transforment en animateurs du débat public et cherchent des ressources ailleurs qu'en leur sein – le conseil de développement de l'agglomération bordelaise, par exemple, a pris ce dernier parti. C'est l'un des lieux où la vie démocratique peut être intensifiée, à l'échelle intercommunale. Les dix années d'existence de ces conseils ont été très intéressantes.

Le problème est politique : c'est celui de la confiance entre l'exécutif de l'intercommunalité et la présidence du conseil de développement. Sans confiance, il risque de se produire des frottements et des oppositions. Si, au contraire, le président du conseil de développement est un grand ami du président de l'intercommunalité, il peut y avoir doublon, et personne ne sera dupe.

En ce qui concerne la participation des plus pauvres, je confirme l'idée que la démocratie participative ne fait souvent pas mieux que la démocratie représentative, qui ne représente pas suffisamment ces populations. Les solutions exigent du temps, du professionnalisme, un très fort volontarisme politique de la part des acteurs. On a parlé du collectif « Pouvoir d'agir », du community organizing, etc. Ce sont des manières de permettre la structuration de la discussion.

Un autre élément me paraît essentiel : pour des populations dont l'arbitrage de temps est différent de celui des retraités des classes moyennes dont nous avons parlé, il faut qu'il existe un enjeu, du grain à moudre. Ces personnes ne doivent pas avoir le sentiment que cela ne sert à rien. Parce qu'il est beaucoup plus coûteux pour elles, à la fois matériellement et symboliquement, de se rendre dans ces lieux, il est impératif qu'elles aient l'espoir d'un retour. C'est tout particulièrement pour ces populations que les pseudo-participations sont humiliantes.

Je me suis concentré, dans mes recherches, sur la démocratie participative, c'est-à-dire la participation institutionnalisée hors démocratie électorale et hors référendum. Pour des raisons d'ailleurs obscures, dans le champ d'expertise qui est le mien, démocratie directe et semi-directe et démocratie participative sont séparées. Cela n'empêche pas que je sois un farouche partisan du référendum, de l'initiative populaire, ainsi que du vote obligatoire. Mes conclusions à cet égard sont très différentes de celles de mon collègue Antoine Jardin. Selon moi, le vote obligatoire est une voie possible de réintégration des catégories populaires dans la vie politique. L'aspect contraignant est au fond secondaire, en raison de la possibilité de voter blanc. Dans les pays où existe le vote obligatoire, le vote blanc n'est pas très élevé, mais cette possibilité permet d'exprimer une insatisfaction vis-à-vis de l'offre politique. Je constate par ailleurs que, dans des pays comme la Belgique ou le Brésil, la représentation continue de s'intéresser aux catégories populaires. Le lien entre vote obligatoire et maintien d'un État social n'a pas été validé scientifiquement, mais cela mérite d'être creusé. Dans l'état actuel des choses, l'initiative partagée, entre le Parlement et la population, est en France une caricature. Les référendums locaux, désormais décisionnels, ne sont pas non plus souvent utilisés.

Je ne crois pas que la démocratie participative soit un phénomène essentiellement local ; les nouvelles technologies rendent l'organisation de consultations nationales bien plus aisée. Il existe des plateformes, à l'instar de celle créée par Démocratie ouverte, « Parlement et Citoyens », qui montrent que cette participation est possible sur le travail parlementaire. Des systèmes de pétition au Parlement par voie électronique existent en Écosse et dans d'autres pays. Des expériences passionnantes ont été menées en Islande, sur l'élaboration de la Constitution islandaise, ou encore en Irlande, où une convention réunissant une moitié de politiciens et une moitié de citoyens tirés au sort a présenté des pistes de réforme de la Constitution de ce pays. Ces expériences montrent que peuvent être créés des dispositifs intéressants à portée nationale. Des débats sur les politiques publiques peuvent être plus facilement organisés, par exemple par le biais d'une instance telle que la Commission nationale du débat public. J'ai regretté que ce ne soit pas le cas dans le débat sur l'énergie.

En revanche, je ne suis pas convaincu de la pertinence d'un exercice de démocratie participative sur la démocratie participative. Pour que les citoyens s'impliquent véritablement dans une telle démarche, il vaut mieux mettre en jeu des questions plus saillantes. Plus la perspective d'action paraît lointaine ou irréaliste, ou l'enjeu abstrait, et plus il est difficile de crédibiliser les processus de démocratie participative auprès des citoyens. J'ai siégé dans le comité de pilotage d'un sondage délibératif sur l'avenir de l'Union européenne : une telle perspective est extrêmement lointaine.

Il est stupéfiant que le débat sur la loi portant nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe) ait si peu abordé la question de la participation des citoyens. Cela m'a rappelé le raté de 1982 avec le passage à la trappe d'une troisième loi de décentralisation sur la participation. La loi NOTRe a posé la question de manière très indirecte, à propos de l'élection au suffrage direct des conseillers communautaires, alors que, dans le même temps, le projet de loi sur la ville, à l'occasion duquel avait été commandé un rapport à Mme Bacqué et M. Mechmache, a intégré l'idée des conseils de citoyens dans la politique de la ville, et que, dans le domaine environnemental, Mme Ségolène Royal vient de créer une commission sur le dialogue environnemental, qui débouchera peut-être sur une loi. Je rêve d'une véritable loi sur la démocratie participative qui fasse le lien entre ces différents secteurs de l'action publique.

Formant des spécialistes de la participation dans les collectivités locales, je sais à quel point la détresse de ces professionnels est grande. Ils se trouvent entre le marteau et l'enclume. D'un côté, ce sont des traîtres aux yeux des techniciens parce qu'ils se font les porte-parole du public, et, de l'autre, ils restent vis-à-vis du public des agents de la municipalité. Dans le cadre des sélections à mon master, je leur dis que leur vie professionnelle sera faite de sang et de larmes, et qu'ils ne peuvent y arriver que s'ils y croient, s'ils sont militants. Je caresse l'espoir que l'institutionnalisation de ces démarches conduira les autres acteurs à reconnaître la plus-value de la participation ainsi que la légitimité de ces professionnels.

Une des propositions du rapport de Mme Bacqué et M. Mechmache était le financement de ce que ce rapport appelle la « démocratie d'interpellation » par le versement de 1 % du financement des partis politiques à une fondation dont la vocation serait d'accompagner des projets citoyens. Nous manquons en France de telles fondations, au contraire des États-Unis ou de l'Allemagne. Le choix, chez nous, est soit de rester pauvre, soit d'être financé par les pouvoirs publics. C'est pourquoi nous allons lancer une conférence de consensus sur cette question, avec des responsables, des chercheurs, des journalistes, etc.

Il est évident, ensuite, que la concertation ne peut être envisagée sans un minimum de partage du diagnostic, ce qui pose une question plus large qui me tient beaucoup à coeur, celle de l'expertise publique. Le financement et la structuration de la recherche publique rendent de plus en plus difficile l'affirmation d'une expertise indépendante. Sur de nombreuses controverses, la recherche est financée par les industriels, ou se fait sous l'influence des maîtres d'ouvrage, et la contre-expertise par les associations. Les citoyens ne savent plus à qui se fier, car peu d'universitaires aujourd'hui ne sont pas incités à recueillir des financements privés. Cette faillite de l'expertise publique est un problème démocratique fondamental. Cela interroge l'avenir de la recherche et de l'université.

Sur les jeunes, beaucoup de choses ont été dites que je partage, mais je n'approuve pas l'idée d'un conseil de citoyens jeunes. Pour cette population, la question du temps est centrale : il faut que les retours soient rapides. Comme les catégories populaires, les jeunes ont bien d'autres choses à faire. Les modalités de la discussion doivent évoluer et s'adapter aux nouvelles technologies. N'oublions pas non plus le tirage au sort. Je ne suis pas un ayatollah du tirage au sort comme certains de mes collègues, mais cela peut permettre de faire intervenir des jeunes. Dans la politique de la ville, la moitié des membres des conseils de citoyens sont tirés au sort.

C'est dans le domaine des nouvelles technologies que les expériences ont été les plus intéressantes. Ces nouvelles technologies facilitent l'accès à l'information ; le mouvement d'open data se greffe ainsi sur la participation. En outre, les acteurs du numérique portent une culture du partage, de la collaboration, de la construction collective et du consensus parfaitement conforme à l'idéal de la démocratie participative. Je me réjouis de voir que l'État et l'administration vont dans ce sens. L'imagination politique peut puiser bien des choses dans ce domaine, au-delà même des technologies.

Si l'on parle beaucoup de participation politique, on ne parle plus en revanche de participation dans l'entreprise. Cette évolution est problématique. Les salariés des entreprises n'ont quasiment aucune voix au chapitre, et les réformes récentes sont à ce point de vue assez dérisoires. Prétendre que les gens seraient mineurs dans l'entreprise, majeurs en dehors, c'est un vrai problème.

Personne ne doute que le pouvoir politique reste en dernière instance aux autorités élues. Le danger que la démocratie participative absorbe les pouvoirs de la démocratie représentative est à mon avis trop lointain pour que la tension soit réelle. La question n'est théoriquement pas infondée, mais elle ne se pose pas en termes de choix entre l'une ou l'autre : démocratie représentative, participative, associative, syndicale doivent coexister. Les plus grands adversaires de la démocratie participative sont les syndicats, et cela crée des tensions qui sont autant d'entraves à la démocratie participative. Tout ce qui va dans le sens d'un rééquilibrage des pouvoirs dans notre société fait sens.

L'évaluation de la participation est très complexe. Sur quels critères cela doit-il se faire ? En tant que chercheurs, nous avons beaucoup de mal à identifier scientifiquement les causalités d'une décision publique. Nous pouvons rarement affirmer que la participation a été la raison d'un changement de politique. Par ailleurs, le poids du contexte, politique et historique, est fondamental, et les comparaisons d'autant plus difficiles.

Une théorie assez robuste, en science politique, due au Hollandais Arend Lijphart, oppose démocraties de majorité et démocraties de consensus. Cette différence repose sur des éléments à la fois culturels et institutionnels, dont le mode de scrutin fait partie. La France, comme l'Angleterre, sont des démocraties majoritaires qui fonctionnent selon le principe du Winner Takes All : le gagnant « prend tout », il n'a pas à discuter avec sa minorité, ce qui ne favorise guère la recherche d'un consensus. Dans les démocraties scandinaves, la question de la démocratie participative n'intéresse personne, car ces pays en font tout le temps : c'est dans leur histoire, dans leurs réflexes politiques. En France, nous sommes plutôt dans la verticale du pouvoir chère à M. Poutine : le Président a été élu, il fait ce qu'il veut.

Permalien
Reda Didi

La participation des pauvres est une question centrale. Dans une expérimentation menée à Sevran, des locataires ayant acquitté des charges excessives, une mobilisation organisée à partir d'outils d'éducation populaire a permis à ces gens, en se fédérant sur un sujet précis – avec, pour reprendre les termes de Loïc Blondiaux, du grain à moudre –, d'obtenir un remboursement. Cet exemple montre qu'il faut partir des problématiques concrètes des populations. Au passage, ce ne sont pas les pauvres seulement qui sont éloignés du processus démocratique : la question est bien plus large.

Les nouvelles technologies sont actuellement préemptées par la propagande raciste, antisémite et djihadiste. Il faut être plus présent et porter du contenu positif, voire neutre, sur ce terrain. Cela manque encore énormément.

Les pépinières d'associations sont une bonne idée. Cependant, les pépinières d'entreprises ne conduisent pas, en France, à des collaborations entre entreprises qui permettraient à celles-ci de collaborer pour attaquer de plus gros marchés ou de partager leurs compétences. Il conviendrait donc d'ajouter l'idée d'entreprises et d'associations « collaboratives ». Dans ma présentation, j'ai évoqué une ethnicisation des combats ; il faut à présent les faire converger.

Le référendum et les pétitions peuvent être développés grâce aux nouvelles technologies. Cependant, quand une personne a signé une pétition sur le Web, est-on certain que le sujet la touche véritablement ?

La concurrence entre la démocratie syndicale et la démocratie participative a bien été soulignée par Loïc Blondiaux. Le taux de syndicalisation français est l'un des plus faibles d'Europe. Cela pose la question de la représentativité.

Nos associations ont certes besoin de financements publics, mais l'État doit aussi créer les conditions pour que le privé s'implique davantage. Il me semble qu'à la suite des événements ayant touché Charlie Hebdo, un mouvement s'est fait jour en ce sens. La fenêtre est ouverte pour quelque temps, elle risque de vite se refermer : c'est le moment d'agir.

Enfin, je ne crois pas que les jeunes soient difficilement mobilisables. Cela dépend du sujet et de l'animateur. De même, certaines modalités de participation sont plus mobilisatrices que d'autres. Je ne reviens pas sur les nouvelles technologies, mais l'on pourrait évoquer les « Hackathons », des concours ouverts pour développer des outils en quarante-huit heures. C'est très mobilisateur.

PermalienPhoto issue du site de l'Assemblée nationale ou de Wikipedia

Merci. Le Président de la République nous a passé une commande : il s'agit de formuler des propositions permettant d'intervenir sur cette question de la citoyenneté. Si, après avoir entendu les questions des membres de cette mission, vous souhaitez formuler des propositions par écrit, elles seront les bienvenues.

La table ronde s'achève à onze heures trente-cinq.

Membres présents ou excusés

Mission de réflexion sur l'engagement citoyen et l'appartenance républicaine

Réunion du 5 mars 2015 à 9 heures.

Présents. – M. Guillaume Bachelay, M. Yves Blein, M. Jean-Luc Bleunven, M. Patrick Bloche, M. Xavier Breton, M. Jean-Louis Bricout, Mme Françoise Dumas, M. Jean-Patrick Gille, M. Razzy Hammadi, M. Michel Herbillon, M. Bernard Lesterlin, M. Didier Quentin, Mme Monique Rabin, M. Michel Renard, Mme Julie Sommaruga,

Excusés. – M. Jean-Jacques Candelier, Mme Marianne Dubois.