Intervention de Danielle Auroi

Réunion du 18 octobre 2016 à 17h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDanielle Auroi, Présidente de la Commission :

Les 9 et 10 octobre derniers, je me suis rendue à Tirana avec une délégation du bureau de la commission des Affaires européennes composée de Jérôme Lambert et Marietta Karamanli. L'objet de ce déplacement était de faire le point sur les perspectives européennes de l'Albanie et, en particulier, sur les réformes préalables à l'ouverture des négociations d'adhésion de ce pays à l'Union européenne.

En préalable, je voudrais faire quelques rappels sur l'histoire des relations entre l'Albanie et l'Union européenne.

Elles remontent à 1991, immédiatement après les premières élections libres. Le 1er décembre 1992 est en effet entré en vigueur un accord de commerce et de coopération économique dont le préambule ouvrait à l'Albanie des perspectives d'adhésion. Après être devenue membre à part entière du Conseil de l'Europe en 1995, l'Albanie fait part de sa volonté d'entamer le processus de pré-adhésion via la signature d'un accord ambitieux avec l'Union européenne. Toutefois, l'évaluation faite cette année-là par la Commission ainsi que les irrégularités flagrantes dans le déroulement des élections législatives en 1996 (et la crise politique qui s'en suivit) ont gelé toute perspective d'approfondissement des relations politiques bilatérales.

En revanche, les relations économiques ont continué à se développer. En 1999, l'Union européenne a autorisé l'accès au marché unique, sans droits de douane, des exportations albanaises et a apporté à ce pays une aide financière d'un milliard d'euros, notamment par le biais du programme PHARE.

Cependant, il est rapidement devenu évident, à la suite de la guerre en ex-Yougoslavie (1991-1995) comme de la crise du Kosovo (1999) que la stabilité des Balkans était une condition de la sécurité en Europe. L'Union européenne a donc proposé aux pays des Balkans occidentaux (l'Ancienne République Yougoslave de Macédoine, l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la République Fédérale Yougoslave) d'instituer un nouveau cadre à leurs relations politiques et économiques, à savoir un Accord de Stabilisation et d'Association (ASA) leur donnant une perspective d'adhésion à long terme lorsque les critères définis à Copenhague seront remplis. Cette proposition a été rapidement acceptée par l'Albanie et, en juin 2001, la Commission a donné un avis favorable à la négociation d'un tel accord. L'ASA a été signé le 2 juin 2006 et est entré en vigueur le 1er avril 2009.

Parallèlement à l'ASA, l'Albanie a progressivement confirmé son statut de candidat à l'adhésion à l'Union européenne. Après avoir été reconnue comme candidat potentiel en juin 2000, elle est devenue candidat officiel en 2014. Une demande en ce sens avait été présentée en 2009 mais elle avait été rejetée en 2012 en raison d'une démocratie non stabilisée et du non-respect des douze points que l'Union jugeait indispensables avant de reconnaître ce statut. Par ailleurs, l'Albanie est devenue membre de l'OTAN en 2009.

Voilà pour les rappels historiques. J'en viens maintenant au coeur de notre sujet, à savoir les perspectives européennes de l'Albanie et les réformes qu'elle met en oeuvre aujourd'hui afin d'obtenir l'ouverture des négociations d'adhésion. Notre déplacement à Tirana a mis en évidence quatre points sur lesquels je voudrais attirer l'attention de notre commission.

Le premier point, c'est la très forte aspiration du peuple et de l'État albanais à l'Union européenne. Alors que le Royaume-Uni en sortira dans des conditions qui s'annoncent difficiles et que l'Union européenne est confrontée à plusieurs crises graves, il est toujours réconfortant de constater qu'elle reste un idéal pour les pays candidats.

Aujourd'hui, 94 % des Albanais et la totalité des partis politiques soutiennent l'adhésion à l'Union européenne. Les Albanais se sentent européens et veulent faire partie de la famille européenne. Ils sont convaincus que leur destin est en Europe et que seule l'adhésion à l'Union européenne est susceptible d'améliorer la situation de leur pays, sur le plan des institutions et de leur fonctionnement et sur le plan économique. De plus, l'Albanie ne joue pas double jeu en misant, parallèlement, sur la Russie. Comme nous l'avons entendu à plusieurs reprises, il n'y a pas de plan B : c'est l'Union européenne ou rien.

Notre délégation a pris note de cette forte aspiration européenne de l'Albanie mais en retour, elle a demandé à ses interlocuteurs ce que l'Albanie pouvait apporter à l'Europe. La réponse a été très claire : des Balkans en paix, c'est une Europe en paix. Force est de constater que, depuis la chute du communisme, je l'ai dit, l'instabilité des Balkans a été à l'origine de deux guerres sur le continent européen : la guerre en ex-Yougoslavie et celle du Kosovo ; cette région est également en première ligne, aujourd'hui, dans la crise des réfugiés. Dans ces conditions, élargir l'Europe aux pays des Balkans occidentaux est un gage de stabilité et de sécurité pour l'Europe.

En outre, l'Albanie peut apporter deux autres choses à l'Europe : la première est la jeunesse de sa population, la plus jeune d'Europe, et l'autre son expérience dans la coexistence pacifique des identités et des religions. À ce propos, nous pourrions utilement nous inspirer de sa politique d' « albanisation » de l'Islam, incluant la formation en Albanie des Imams, leur subordination à un Grand Mufti et un contrôle strict sur les lieux de culte.

Le deuxième point sur lequel je voudrais attirer votre attention, c'est le processus de réforme en cours en Albanie afin de satisfaire aux critères préalables à l'ouverture des négociations. Nos interlocuteurs albanais, en effet, ne nous ont rien caché des problèmes auxquels est confronté leur pays. Ceux-ci sont particulièrement graves s'agissant du respect de l'État de droit et, plus généralement, des critères politiques et démocratiques. Parmi ces problèmes, deux apparaissent majeurs : la corruption et la criminalité organisée. Ces deux problèmes mettent en lumière un troisième problème qui est peut-être le plus grave car à l'origine des deux autres : la défaillance de la Justice, incapable de lutter contre le crime organisé et la corruption car elle-même très largement corrompue. De nombreuses histoires courent ainsi à Tirana sur la fortune de certains juges et l'impunité dont ils bénéficient.

La réforme de la Justice est donc la clé de voûte de l'ensemble des réformes que doit mettre en oeuvre l'Albanie. La Commission européenne ne s'y est pas trompée et plus d'une fois, elle a fait le lien entre réforme de la Justice et ouverture des négociations d'adhésion. La pression en faveur d'une telle réforme vient aussi du peuple albanais lui-même, première victime des dysfonctionnements d'une Justice largement décrédibilisée.

Les Albanais ont donc conscience des problèmes de leur pays mais ils s'attachent à les résoudre. Ils se sont donc attelés à une réforme profonde de la Justice qui, après des mois de négociations, a pu être adoptée à l'unanimité par le Parlement le 21 juillet dernier.

Cette réforme constitutionnelle a ensuite été déclinée en sept lois, dont l'une est particulièrement importante : adoptée le 31 août, elle crée en effet un processus d'évaluation des 800 juges et procureurs albanais actuellement en fonction. Sous l'oeil d'observateurs internationaux, notamment européens, une commission évaluera leurs compétences mais aussi leur patrimoine et celui de leurs proches.

Il faut bien sûr se féliciter de cette réforme, qui est fondamentale, mais – c'est le troisième point à retenir de notre mission – le plus dur reste à faire. En effet, il est toujours plus facile d'adopter des lois que de les mettre en oeuvre. Nous le savons aussi en France. Les difficultés ont d'ailleurs déjà commencé puisque l'opposition a décidé de saisir la Cour constitutionnelle de la loi organisant l'évaluation des juges et des procureurs. Elle estime en effet que cette loi, par le pouvoir qu'elle donne au Premier ministre quant à la nomination des membres de la commission d'évaluation, fait craindre une possible instrumentalisation de ce processus d'évaluation.

Il est difficile de savoir si cette soudaine opposition à la réforme de la Justice relève d'une manoeuvre politicienne ou de réelles préoccupations quant à l'impartialité de la future commission d'évaluation. Ce qui est certain, c'est qu'un retard dans la mise en oeuvre de cette réforme ou une mauvaise mise en oeuvre de celle-ci serait un très mauvais signal adressé à l'Union européenne comme au peuple albanais lui-même.

J'en viens maintenant au quatrième point qui nous a marqués lors de notre déplacement. C'est l'espoir très fort de nos interlocuteurs que la Commission européenne, dans son prochain rapport annuel sur l'Albanie qui sera publié en novembre, recommandera l'ouverture des négociations. Cette recommandation positive est en effet le préalable indispensable à la décision du Conseil européen d'ouvrir les négociations.

Cet espoir repose bien évidemment sur l'adoption de la réforme de la Justice. Il faut en effet bien saisir l'ampleur de cette réforme : 40 % des articles de la Constitution ont été réécrits, 800 juges et procureurs seront évalués et l'architecture globale du système judiciaire sera profondément réformée avec, notamment, la création d'un parquet spécial, totalement indépendant et dédié à la lutte contre la criminalité organisée et la corruption. Aucun autre pays candidat n'est allé, me semble-t-il, aussi loin en matière de réforme judiciaire.

Sur ce point, je ne peux m'empêcher de rappeler une chose. L'Union européenne exige beaucoup de l'Albanie et elle a raison d'être exigeante. Cependant, elle a été bien moins exigeante vis-à-vis des pays candidats dans le passé et, bien plus, certains États-membres pourraient utilement s'inspirer de la réforme albanaise pour améliorer le fonctionnement de leur Justice.

Nos interlocuteurs estiment donc que l'Albanie a rempli sa part du contrat. À la Commission et au Conseil européen de remplir la leur. En outre, ils soulignent le fait que l'ouverture des négociations d'adhésion ne présume en rien leur conclusion. Ils ont conscience qu'elles dureront des années et ne sont pas demandeurs d'une date d'adhésion. Dans ces conditions, il me semble nécessaire que l'Union européenne envoie un signal positif à l'Albanie. L'ouverture des négociations non seulement récompenserait les efforts déjà fournis mais, surtout, inciterait l'Albanie à les poursuivre, notamment en mettant effectivement en oeuvre la réforme de la Justice. À l'inverse, un nouveau report présenterait le risque d'affaiblir le processus de réforme.

L'Albanie a bon espoir que ses attentes soient satisfaites mais ignore encore la forme que prendra, si elle est faite, la recommandation d'ouverture des négociations : sera-t-elle reportée après les élections ? Limitée à certains chapitres ? Conditionnelle ? À vrai dire, peu importe car l'important pour l'Albanie est surtout d'avoir une date pour l'ouverture de ces négociations.

En conclusion, je voudrais insister sur l'utilité de ces déplacements. Certes, l'élargissement n'est plus d'actualité mais loin des feux médiatiques, le processus continue néanmoins. Des réformes fondamentales sont adoptées dans les pays candidat touchant à des domaines essentiels comme la Justice. Il est donc important de se déplacer dans ces pays, de leur rappeler leur vocation européenne et de les encourager dans un processus qui vise, certes, à long terme l'adhésion à l'Union européenne mais améliore aussi, à court terme, la vie de l'ensemble de leurs citoyens.

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