Intervention de Pierre Sellal

Réunion du 27 septembre 2016 à 16h00
Commission des affaires européennes

Pierre Sellal, Ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne :

C'est toujours un privilège de pouvoir s'exprimer devant vous.

Un premier paradoxe : l'impression d'une situation de crise, voire d'une paralysie et d'atonie, alors que vous avez mentionné à juste titre une longue série de sujets de négociation en cours, qui reflètent autant d'attentes exprimées par les Européens et de besoins d'action européennes.

Vous avez employé les mots justes pour caractériser l'état d'esprit bruxellois : doute, crise, inquiétude… Ce constat est grave et c'est de gravité qu'était empreint le sommet de Bratislava.

Voici les raisons de cette situation. D'abord, la situation économique reste marquée par une croissance très faible, un endettement considérable de nombreux États membres et une situation de l'emploi fragile ou médiocre dans beaucoup de pays. L'Europe paie le prix de cette crise économique et financière qui dure depuis des années. Alors qu'elle est à l'origine un projet économique, si elle n'apporte pas ce surcroît de prospérité sur lequel elle a été fondée, il est vain d'espérer qu'elle accroisse son audience auprès des peuples, ni qu'elle suscite chez eux l'enthousiasme.

Ensuite, la crise des réfugiés et des migrants s'est traduite par l'image d'une difficulté extrême de l'Europe à maîtriser la situation, à conduire une politique, à exercer un pilotage. Comme l'a constaté le président de la Commission européenne, M. Jean-Claude Juncker, dans son discours sur l'état de l'Union devant le Parlement européen, « jamais la volonté de travailler ensemble n'a paru aussi limitée ». Nous observons ainsi un déclin de l'esprit de solidarité et du goût de rechercher des solutions collectives par rapport aux enjeux. La distance, la déception, la défiance s'installent. De cette défiance, de cette difficulté de l'Union européenne à convaincre, le Brexit est à la fois le symptôme et la manifestation.

Avec le recul, si l'on analyse objectivement la situation économique, l'on se rend compte que nous n'avons pas suffisamment tiré profit de la baisse des taux d'intérêt et de la baisse des prix du pétrole, ni de la situation relativement porteuse de l'économie mondiale jusqu'à l'année dernière. Toutefois, comme l'a rappelé le président de la Commission européenne, les déficits budgétaires des États membres s'établissaient en 2009 en moyenne à 6 %, alors qu'ils ne s'élèvent plus en moyenne qu'à 2 % aujourd'hui. Un rattrapage et une reprise s'observent, par exemple, de manière particulièrement spectaculaire en Espagne.

S'agissant des réfugiés et des migrants, la situation n'est plus du tout celle de 2015. Nous recouvrons la maîtrise de la frontière extérieure. Malgré la déception, la désillusion, la distance vis-à-vis de telle ou telle politique, l'attachement à l'Union européenne reste majoritaire sur l'ensemble du continent européen comme en France. Ces éléments méritent d'être relevés.

Quant au Brexit, ce que nous redoutions tous à la fin du mois de juin et au début du mois de juillet ne s'est pas produit. Le sujet ne domine pas l'agenda européen et ne conduit à aucune prise en otage des décisions des conseils. Une manifestation du contraire : à Bratislava, il n'en a pratiquement pas été question. La réunion à Vingt-Sept a témoigné de la volonté de construire un agenda pour les années à venir, sans se laisser accaparer par la question britannique. La paralysie redoutée au mois de juin n'a pas eu lieu.

Le diagnostic de la France, et de l'Union européenne telle qu'elle s'est exprimée à Bratislava, est que, pour réconcilier les citoyens avec l'idée européenne, il faut que l'Union se concentre sur l'essentiel pour répondre aux principales attentes aujourd'hui. Comme l'a déclaré le président de la République, ces attentes s'expriment en faveur de davantage de protection, de sécurité et de résultats européens concrets, notamment dans ces domaines, propres à incarner l'Europe sur ce terrain.

Ce diagnostic consiste à être honnête, sans essayer de travestir la réalité. Nous devons refuser la dispersion et marquer une volonté européenne en matière de sécurité et de recherche d'un surcroît de prospérité, qui se traduise notamment dans le domaine de l'emploi. Nous devons ainsi nous engager autour d'un nombre de priorités aussi limité que possible : la sécurité, l'économie. Dans ce contexte, une attention particulière est d'ailleurs requise par les questions – l'emploi en premier lieu, mais pas uniquement – intéressant la jeunesse, elle qui s'est exprimée majoritairement en faveur de l'Union européenne, y compris au Royaume-Uni.

À Bratislava, une volonté d'agir à Vingt-Sept en ce sens s'est exprimée, tandis qu'une feuille de route y a été adoptée pour mettre en oeuvre ce programme aussi vite que possible, c'est-à-dire dans les six mois. Les conseils européens d'octobre et de décembre marqueront des jalons dans ce travail qui débouchera sur la commémoration des soixante ans des traités de Rome en mars 2017. Du côté français, l'on souhaitait l'identification de mesures concrètes et une feuille de route aussi précise et concentrée que possible.

Je reviens sur les grands chapitres. D'abord, l'Union européenne doit protéger. C'est l'attente traditionnelle des citoyens à l'égard de la puissance publique, nationale ou européenne, aussi bien dans le contexte de la lutte contre le terrorisme depuis deux ans que dans celui de la maîtrise des flux migratoires. Certes, il convient de toujours dissocier ces deux thèmes, mais ils se rejoignent néanmoins sur l'exigence concrète et précise du contrôle de la frontière extérieure, exprimée par la France à Bratislava. L'image de l'absence de maîtrise, et des risques qu'elle comporte pour l'espace Schengen et la liberté de circulation, a été reprochée à juste titre à l'Union européenne au cours des deux dernières années.

Les fondements de Schengen établissaient d'ailleurs un équilibre entre la liberté de circulation et le contrôle de la frontière, bien commun des Européens appelant une action collective. Cette préoccupation se traduit en particulier par la création d'une agence de gardes-frontières et de garde-côtes. C'était un projet qui remontait à loin. La proposition figurait dans une lettre conjointe du Chancelier Kohl et du Président Mitterrand des années 1990. Mais, réticents à l'idée de voir des uniformes étrangers patrouiller à leur frontière, certains États membres se montraient très jaloux du respect de leur souveraineté, parfois seulement fraîchement recouvrée. Le paradoxe est que le choc de la crise migratoire, qui a provoqué des réactions de repli, a aussi permis de dégager un accord unanime sur la création de cette agence de gardes-frontières et de garde-côtes.

Juridiquement, toutes les décisions sont désormais prises. Mais il s'agit maintenant de les mettre en oeuvre. Il faut que les États membres mettent à disposition du personnel ; la France est au premier rang de ceux qui y contribuent. L'objectif est que l'agence soit pleinement opérationnelle dès la fin de 2016. Cela signifie d'abord qu'elle devra être capable d'apprécier et d'évaluer le degré de vulnérabilité ou de fragilité de telle portion de la frontière extérieure. L'agence sera ainsi investie d'un mandat d'évaluation de la capacité d'un État membre à assurer efficacement la gestion de la frontière extérieure dans l'intérêt collectif. Ensuite, en cas de défaillance, elle fournira à l'État membre équipements et personnels. Objet de longues discussions, il est prévu qu'elle puisse même, à l'issue d'une procédure un peu complexe requérant décision du conseil, imposer sa présence à un État réticent. Encore reste-t-il à mettre ces dispositions en oeuvre.

Quant à la réglementation sur les données des dossiers passagers (ou passenger name record, PNR), son adoption a donné lieu à des discussions parfois agitées entre le Parlement européen et le Conseil. Les États membres doivent maintenant travailler à son application.

Il y a aussi des négociations toujours en cours qu'il faut conclure. Permettez-moi de n'en évoquer qu'une seule. La France, avec l'Allemagne, a demandé une réforme du code des frontières de Schengen ; cet objectif a fait l'objet d'une proposition de la Commission et figure dans les orientations communes retenues par le conseil. Ce que nous souhaitons, c'est aller vers des contrôles systématiques à la frontière extérieure, aussi bien pour les ressortissants des pays tiers que pour les bénéficiaires de la libre circulation, c'est-à-dire, pour l'essentiel, les ressortissants européens. Des négociations délicates sont en cours avec le Parlement européen à ce sujet. Mais il s'agit d'un objectif très important que nous nous devons d'atteindre au nom de cette priorité accordée au contrôle de la frontière extérieure.

Il s'agit enfin de créer de nouveaux outils au titre de ce contrôle des frontières. Premièrement, un dispositif de déclaration de toute candidature à l'entrée sur le territoire de l'Union européenne fournirait un registre d'identification comparable à celui de l'electronic system for travel authorization (ESTA) américain pour les entrées et sorties au sein et de l'Union européenne. Au reste, cela dédramatiserait, vis-à-vis des partenaires concernés, les enjeux du maintien ou non de l'obligation de visa, ce dispositif d'information préalable s'appliquant en toute hypothèse et permettant de recueillir les données relatives aux personnes. Cela suppose que ces informations puissent être intégrées dans des fichiers opérationnels.

Nous demandons à ce titre que nous progressions dans la voie de l'interrogation systématique des fichiers, ainsi que d'une interopérabilité accrue entre eux, notamment entre le système d'information Schengen (SIS) et la base de données Eurodac, et d'une extension des possibilités de consultation.

Les difficultés que nous rencontrons dans ces négociations tiennent d'abord à la mise en oeuvre effective. Dans beaucoup de ces domaines, il faut mettre en place des équipements et des personnels, policiers et douaniers, ce qui se fera essentiellement par des mises à disposition, plutôt que par des recrutements directs de fonctionnaires par l'agence de gardes-frontières et de garde-côtes.

Un problème plus politique est celui du bon positionnement du curseur entre deux exigences, la sécurité et protection des libertés individuelles. Dans le débat sur la réforme du code Schengen, le Parlement européen hésite à accepter des contrôles systématiques, notamment s'ils sont étendus à tous les bénéficiaires à la libre circulation. Dans un autre registre, une longue négociation a permis de dégager un accord du Conseil pour le renforcement des contrôles sur les armes à feu. Mais nous avons pu mesurer à cette occasion combien une réforme, nécessaire, dans ce domaine heurtait beaucoup de situations acquises, très disparates d'un pays à l'autre, mesurer aussi l'influence des intérêts concernés, aussi légitimes soient-ils comme ceux des chasseurs et des tireurs sportifs, enfin l'impact des écarts entre des législations nationales très différentes, car une même arme n'est pas considérée comme dangereuse partout. La négociation se poursuit désormais avec le Parlement européen.

Enfin, dans le respect des principes juridiques essentiels, les limites à l'interrogation des fichiers doivent être mises en balance avec les impératifs de la lutte contre la violence et le terrorisme. Le débat se noue autour de la finalité des fichiers. Le droit et la jurisprudence sont traditionnellement hostiles à ce que des informations recueillies dans un certain objectif soient utilisées à une autre fin. C'est pourtant l'enjeu de l'interopérabilité des fichiers. Sur une autre question débattue ; la France et l'Allemagne se sont déclarées en faveur d'un accès et d'une consultation aussi large que possible par les services de police, dans le respect de conditions garantissant les droits individuels.

Tout cela illustre la priorité qui s'attache au contrôle des frontières extérieures et à la sécurité. De nombreuses actions sont engagées. L'on en est, sur beaucoup de points, au stade de la mise en oeuvre.

La crise migratoire et la situation des réfugiés constituent le deuxième grand chapitre. Dans une analyse globale, il faut bien distinguer entre réfugiés et migrants, ce qui revient à distinguer aussi entre Méditerranée orientale et Méditerranée centrale.

C'est la Méditerranée orientale qui a connu en 2015 une arrivée massive de réfugiés, pour l'essentiel en provenance de la Turquie. La situation s'est radicalement modifiée à partir de la conclusion de l'accord du 18 mars 2016 avec ce pays. Au plus fort de la crise, durant l'été et durant l'automne 2015, il arrivait plusieurs milliers de réfugiés par jour sur les îles grecques. Au printemps de cette année, nous sommes tombés à une cinquantaine d'arrivées par jour en moyenne, chiffre qui est légèrement remonté, autour d'une centaine d'arrivées par jour, depuis la tentative de coup d'État en Turquie. Sans connaître un complet retour à la normale par rapport à 2013 ou 2014, nous ne voyons donc plus les images dévastatrices de 2015 telles qu'elles ont pu être instrumentalisées pendant la campagne du référendum britannique.

En ce qui concerne la Méditerranée centrale, force est de constater que les flux en provenance de Libye, et un peu d'Égypte aujourd'hui, ne diminuent pas vers le Sud de l'Italie. Nous y sommes toujours au même niveau que durant l'année 2015. Le problème reste donc, objectivement, entier.

S'agissant de l'accord avec la Turquie, l'on peut dire qu'il fonctionne bien dans la mesure où son objectif principal est atteint : les réfugiés syriens restent en majorité sur le territoire turc. Cela est dû en particulier à une politique plus active et plus ferme des autorités turques vis-à-vis des passeurs et trafiquants qui tirent bénéfice et profit de l'organisation du transfert de ces malheureux vers les côtes grecques, et aussi sans doute à des meilleures conditions offertes à ces réfugiés. En revanche, le dispositif de rapatriement et de réinstallation, dit « un pour un », a été très peu mis en oeuvre, et n'a concerné tout au plus qu'entre 400 et 500 personnes. Pourquoi ? Les voies de recours et les procédures à accomplir au préalable du côté grec sont lentes ; le programme de réinstallation fonctionne mal lui aussi. Du côté turc, une réticence s'observe à laisser partir les plus éduqués des réfugiés syriens.

L'aide financière européenne de l'Union européenne à la Turquie dans ce cadre s'élève à trois milliards d'euros sur deux ans. Les Turcs se plaignent de la lenteur des déboursements. Mais plusieurs centaines de millions d'euros ont déjà été versées. Il ne s'agit pas d'une aide budgétaire directe à la Turquie, mais de financer le logement, l'éducation et l'accès à l'emploi des réfugiés syriens.

Une difficulté pourrait venir, dans les prochains mois, de la question des visas. Les Européens avaient pris l'engagement de lever l'obligation de visas de court séjour des ressortissants turcs, à la condition que tous les paramètres fixés dans la feuille de route impartie à la Turquie dans ce domaine soient remplis. Nous n'en sommes pas encore tout à fait là. Cinq à sept des paramètres retenus ne sont pas encore satisfaits, notamment l'adaptation de la législation antiterroriste turque. Tant le Conseil que la France demandent que tous les paramètres soient satisfaits. Des objectifs de calendrier avaient été définis, en juillet, puis en octobre. Il incombe à la Commission, le moment venu, de faire rapport au Conseil sur la satisfaction ou non des conditions fixées. La question viendra sur la table, car il s'agit, pour la partie turque, d'un élément important des accords du 18 mars.

Toujours au titre de la sécurité, il faut noter qu'elle s'entend désormais aussi au sens extérieur, c'est-à-dire que l'on parle de défense. Peut-être sommes-nous à un moment important pour relancer la réflexion et l'action collective en matière de défense. Depuis longtemps l'Europe n'avait pas connu un tel sentiment d'insécurité, dû à l'annexion de la Crimée par la Russie, à la situation en Méditerranée et au Proche-Orient, au terrorisme sur son sol, à un sentiment d'impuissance face aux flux migratoires.

Il s'y ajoute une incertitude, voire des doutes, quant à l'engagement américain, y compris chez nos partenaires les plus atlantistes. Ces interrogations et ces doutes contribuent à relancer l'intérêt collectif pour les questions de défense. La question de la relation avec l'OTAN n'est plus une question polémique ou idéologique. La complémentarité entre elle et l'Union européenne fait certes l'objet de discussions, mais elles sont dénuées de l'esprit polémique qui caractérisait encore ce genre de débats il y a quelques années.

Cet état d'esprit nouveau peut déboucher sur des avancées concrètes. Dès la fin juin, une nouvelle stratégie européenne de sécurité a été adoptée. La Haute-Représentante Federica Mogherini a présenté cette stratégie globale, en y donnant la priorité à la défense et à la sécurité. Un consensus se dégage désormais sur le concept central d'autonomie stratégique européenne. Cela n'allait pas de soi, mais il est érigé en concept central de cette stratégie. Nous allons maintenant nous employer à donner de la chair à ce concept. Pour nous, il signifie une capacité pour l'Europe à décider seule, à avoir les moyens de sa décision et à avoir ensuite les moyens de la mise en oeuvre de cette décision, avec le minimum de dépendance extérieure. Le travail des prochains mois consistera à décliner, domaine par domaine, segment par segment, cette idée d'autonomie stratégique.

Un autre exemple de ce nouvel état d'esprit : nous vivions depuis trente ou quarante ans sur un interdit majeur, à savoir que l'Union européenne ne saurait financer des activités liées à la défense. Nous sommes peut-être en train de surmonter ce blocage, dans le domaine de la recherche. Nous avons toujours pensé qu'il était dommage de ne pas faire bénéficier au moins la recherche duale du soutien budgétaire européen en matière de recherche. Ainsi, nous travaillons en ce moment à une action préparatoire en matière de recherche. Dotée dans un premier temps de fonds relativement faibles, de l'ordre de 25 millions d'euros par an, elle devrait permettre de faire la démonstration dans les prochaines années qu'il est possible, et qu'il est de l'intérêt collectif, d'avoir une action de soutien de la recherche et des technologies en matière de défense. Si nous y réussissons, nous aborderons dans de bonnes conditions la création d'un véritable programme de soutien financier à la recherche en matière de défense dans le cadre financier qui succédera à l'actuel, à partir de l'année 2021.

Autre manifestation de cet état d'esprit, M. Jean-Claude Juncker fut applaudi au Parlement européen quand il y proposa la création d'un fonds stratégique européen en matière de défense. L'on n'en connaît pas encore bien les contours, l'affectation ou l'organisation précise. Mais cela rejoint ce qu'avait dit le président de la République lui-même lors de son discours à la conférence des ambassadeurs. Cela traduit ce sentiment qu'il faut faire plus en matière de défense, y compris de manière financière et budgétaire. Pour la première fois depuis dix ans, nous avons observé cette année un coup d'arrêt à l'érosion constante des budgets nationaux de défense, y compris en Allemagne.

Demeurent trois types de difficultés. D'abord, même si la question de la complémentarité avec l'OTAN n'est plus idéologique, elle reste cependant budgétaire, voire pratique, comme le rappellent certains partenaires qui soulignent l'importance du lien avec l'OTAN et la nécessité d'éviter toute duplication. Ensuite, le Parlement européen n'est pas forcément acquis à toutes les idées que je viens d'évoquer ; il faudra continuer à insister que l'action préparatoire que j'évoquais à l'instant puisse effectivement voir le jour. Enfin, c'est l'un des sujets pour lesquels le comportement britannique, au cours des deux années qui viennent, peut être problématique ; le ministre de la Défense du Royaume-Uni a annoncé qu'il se mettrait en travers de toute décision à 28 qui irait dans le sens d'une armée européenne : l'on n'y est pas, mais nous ne savons pas encore quelle est la marge du tolérable ou de l'acceptable pour un gouvernement britannique qui organise son Brexit.

Quant aux questions économiques, elles ne sont pas secondaires, loin de là. Mais l'esprit de Bratislava est d'insister sur les « délivrables », c'est-à-dire sur des résultats concrets et précis.

Premièrement, les investissements s'établissent à un niveau encore inférieur ou tout juste égal à 2008, il faut donner la priorité à leur soutien. Un instrument a bien fonctionné en ce domaine : le fonds Juncker, dont la France a tiré parti et profit depuis dix-huit mois, par une organisation collective qui a été remarquable entre les pouvoirs publics et les collectivités territoriales, en particulier les régions. J'ai été frappé de voir tous les exécutifs régionaux venir à Bruxelles, soucieux d'en être parmi les premiers bénéficiaires. Ce qui s'est effectivement produit. L'accès à un guichet européen est affaire d'organisation, d'information et de détermination. Ces conditions réunies, nous pouvons être au premier rang des bénéficiaires.

Cela justifie que nous soutenions pleinement le président de la Commission lorsqu'il propose une extension de ce fond, à la fois dans sa durée et dans son montant, l'une et l'autre devant être doublés.

Deuxièmement, pour essayer de dynamiser la croissance européenne, la Commission européenne s'est fixé deux priorités quant au marché intérieur, à savoir la création d'un authentique marché intérieur de l'énergie et une meilleure organisation du marché numérique européen. La première est naturellement liée à la mise en oeuvre de nos engagements en matière climatique et nécessite de redresser les défauts de conception et de fonctionnement de l'organisation antérieure du marché européen de l'électricité. La deuxième ne saurait souffrir de fautes dans sa conception, sous peine de livrer le marché numérique européen aux opérateurs dominants de l'internet. Nous mettons beaucoup d'énergie, du côté français, à ce que les éditeurs de contenu et les créateurs bénéficient de bonnes conditions de valorisation de leurs efforts et ne soient pas victimes d'un accaparement – certains disent d'un rapt – de la valeur par les majors de l'internet.

Troisièmement, vous avez évoqué la convergence fiscale et sociale, madame la présidente. C'est un enjeu essentiel, à la fois dans la zone euro et dans l'espace à 28.

S'agissant de la convergence sociale, le président de la Commission a en effet évoqué un socle des droits fondamentaux : nous en soutenons l'approche, et il y a encore beaucoup de travail à mener pour en préciser le périmètre, le statut juridique, le contenu ; mais la référence que celui-ci pourrait constituer serait un élément important de la convergence entre les différentes situations dans les États membres.

S'agissant de la convergence fiscale, des avancées considérables ont été réalisées ces deux dernières années, notamment en matière de fiscalité des entreprises. Dans le domaine de la lutte contre l'évasion fiscale et les pratiques déloyales, à lui seul, l'harmonisation a fait plus de progrès au cours de cette période qu'en vingt ans. Il faut poursuivre dans cette voie. Dans l'esprit retenu à Bratislava, il s'agit de protéger la base taxable contre les comportements agressifs des multinationales. À cet égard, la décision récente de la Commission européenne à l'endroit d'Apple manifeste que l'Union peut se poser à la fois en Europe puissance et en Europe protectrice – en l'occurrence, des contribuables.

Pour réussir à mettre en oeuvre tous ces objectifs, un double besoin fondamental s'exprime en matière d'unité et de direction, de pilotage ou de leadership.

L'unité s'est traduite par l'approche à Vingt-Sept au sommet de Bratislava. Privilégier les coopérations à quelques-uns et l'Europe à géométrie variable, à ce stade, en renonçant à cette unité, aurait été prendre un risque considérable au moment où nous avons besoin de nous rassembler en matière de sécurité et aussi allons devoir négocier les termes de la sortie britannique. En outre, ce besoin de convergence fiscale et sociale, mais aussi de sécurité, concerne les 28. Le niveau de la sécurité dans chacun de nos pays ne s'établit jamais qu'au niveau du maillon européen le plus faible. C'est pourquoi nous devons travailler collectivement à la protection effective de la frontière extérieure. Ainsi, le sommet de Bratislava a permis une expression européenne unitaire, même si certaines voix discordantes se sont fait entendre, ces exceptions étant dues, selon moi, à des raisons peut-être circonstancielles.

Quant au besoin de direction, nous savons que la multiplicité des présidences et des autorités ne permet pas toujours une incarnation suffisante de l'Union européenne. Cela donne une image de désorganisation, comme l'a relevé le président Tusk dans la lettre d'invitation qu'il a envoyée pour le sommet de Bratislava. Le président de la Commission a certes fait un discours remarquable devant le Parlement européen, présentant un diagnostic lucide et de bonnes propositions, mais il ne peut incarner à lui seul ce besoin de pilotage politique. Les présidences tournantes sont devenues aujourd'hui institutionnellement beaucoup plus faibles qu'elles ne l'étaient jadis.

Dans ce contexte, force est de constater à nouveau la responsabilité spéciale qui incombe à la France et à l'Allemagne et qui est exercée conjointement par elles. Le sommet de Bratislava a été préparé par des initiatives conjointes des ministres de l'intérieur comme des ministres de la défense français et allemand, par une réunion très symbolique de la chancelière et du président à la veille même de Bratislava. Au terme du sommet, le président de la République et la chancelière ont tenu une conférence de presse conjointe. S'il y a aujourd'hui incarnation d'un pilotage politique, en tant que force de proposition et d'entraînement, il se trouve dans le couple franco-allemand et dans les positions communes que nous défendons sur les thèmes que j'ai évoqués.

Cette unité et cette direction politique seront essentielles dans le contexte du Brexit. Nous attendons encore la notification par le Royaume-Uni de sa volonté de déclencher la procédure de l'article 50. Un ami anglais me disait l'autre jour qu'il comprenait enfin ce que signifie l'expression « drôle de guerre » : Que prépare-t-on ? Qui est en face ? Je crois que nous avons besoin que la procédure soit engagée. Mme May a annoncé que ce ne serait pas en 2016. Mais des voix plus ou moins autorisées ont suggéré que ce pourrait être entre janvier et mars 2017.

Il est raisonnable de considérer qu'on verrait mal un gouvernement britannique organiser des élections européennes au Royaume-Uni en 2019. Or le traité évalue à deux ans la durée de la procédure de sortie, une sanction s'attachant au dépassement éventuel de ce délai. L'incertitude a en outre un caractère dommageable. L'économie du Royaume-Uni continue de se porter très convenablement, mais des signes de fébrilité et d'impatience apparaissent car les milieux d'affaire et les entreprises n'aiment guère l'incertitude. Un motif supplémentaire pour laisser présager une notification entre janvier et mars 2017.

Il appartient au Royaume-Uni de nous dire ce qu'il souhaite. Le choix est entre l'intégration économique au marché intérieur, qui suppose le respect de ses règles, et l'affirmation la plus forte possible de sa souveraineté nationale. À partir du moment où le Royaume-Uni devient un pays tiers, il doit pour continuer à bénéficier du marché intérieur accepter les quatre libertés, qui sont interdépendantes, et l'acquis communautaire qui correspond, à la fois dans sa forme actuelle et future, sans pouvoir cependant participer aux décisions sur son évolution. Ce serait économiquement satisfaisant, mais éloigne du message délivré pendant la campagne référendaire par les partisans d'un Brexit. Si, en revanche, les Britanniques choisissent de privilégier la souveraineté, ils sont maîtres de leur décision sur les règles s'appliquant sur leur territoire. C'est satisfaisant du point de vue de la souveraineté, mais cela ne donne pas accès au marché intérieur. C'est aux Britanniques d'en décider.

Du côté européen, l'on s'est beaucoup demandé, par des réflexions parfois fort poussées, ce qui serait acceptable pour le Royaume-Uni. Mais nous devons d'abord définir ce que nous, les 27, voulons nous-même, en ayant en perspective l'avenir de l'Union européenne, prendre garde aux enjeux systémiques. Ne pas en tenir compte serait courir le risque d'un délitement ou d'un détricotage de l'Union européenne. Être attentif à ces enjeux, ce n'est pas céder à un réflexe punitif vis-à-vis du Royaume-Uni. Nous respectons son choix. Mais il y aura aussi des intérêts européens, et des intérêts français, à défendre avec détermination.

Quel sera le comportement du Royaume-Uni dans les années qui viennent ? Certes, le sommet de Bratislava a eu lieu à Vingt-Sept. Mais les décisions actuelles continuent d'être prises à 28, c'est le cadre d'aujourd'hui. Le Royaume-Uni est un État membre à titre plein et entier, et le traité attend de tout État membre une coopération loyale. S'il vient à y manquer, le divorce ne pourrait qu'en être plus difficile. Nous avons donc des exigences à faire valoir. Mais soyons attentifs à ce que les droits du Royaume-Uni en tant qu'État membre soient également respectés, notamment en ne multipliant pas au-delà du cercle des chefs d'État et de gouvernement les réunions à 27.

Voilà donc ce qui attend l'Union au cours des prochains mois : la mise en oeuvre du programme d'action de Bratislava, qui doit progresser indépendamment du Brexit, ; la préparation de ce dernier, pour lequel les pourparlers ne commenceront qu'en début d'année prochaine.

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