Intervention de Marcel Rogemont

Réunion du 8 décembre 2016 à 9h00
Commission d'enquête sur les conditions d'octroi d'une autorisation d'émettre à la chaîne numéro 23 et de sa vente

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarcel Rogemont, rapporteur :

Monsieur le président, mes chers collègues, je ferai trois remarques préalables.

Premièrement, les pouvoirs d'une commission d'enquête sont limités : ce n'est ni un parquet, ni un juge d'instruction. Mais cela ne m'a pas empêché de réunir de très nombreux éléments probants, bien documentés.

Deuxièmement, force a été pour nous de constater que certaines personnes auditionnées ont menti, alors même qu'elles avaient prêté le serment de dire la vérité.

Troisièmement, je suis convaincu que si nous avions disposé de davantage de temps, nous aurions pu aller beaucoup plus loin dans nos analyses, notamment en auditionnant à nouveau certaines personnes et en croisant leurs déclarations.

La lecture du rapport vous aura montré qu'il n'épargne personne, et pour ce qui est du régulateur, pas moins le CSA dans sa composition de 2011-2012 que dans celle de 2015.

Il comporte quatre parties principales : le contexte du lancement de l'appel à candidatures ; l'appel lui-même et le processus de sélection ; le conventionnement et le contrôle des engagements de Numéro 23 ; la procédure de sanction. Il s'achève sur des développements relatifs à l'action du législateur

Rappelons d'abord le contexte dans lequel prend place le lancement par le CSA d'un appel à candidatures en 2011.

Alors que des chaînes « bonus » doivent être attribuées à plusieurs groupes en « compensation » de l'arrêt de la diffusion analogique, TF1 et M6 veulent prévenir l'entrée de Canal Plus dans le champ de la télévision gratuite. Le Gouvernement fait sienne cette démarche et avance une nouvelle norme de diffusion, DVB-T2, que très peu de téléviseurs supportent. L'idée, en déployant cette norme sur les deux multiplex R7 et R8, est de retarder de cinq à dix ans la réception effective d'éventuelles nouvelles chaînes de la TNT gratuite par un large public afin de différer l'accroissement de la pression concurrentielle sur les acteurs déjà présents dans la TNT gratuite – dont ne fait pas partie Canal Plus.

En mai 2011, le Gouvernement commande un rapport sur l'avenir de la TNT au président du CSA, M. Michel Boyon – ce qui pose déjà problème : pourquoi confier ce rapport au seul président du CSA alors que c'est au CSA dans son entier que la question aurait pu être posée ? À l'été 2011, le Gouvernement notifie à l'Union européenne un projet d'arrêté instaurant la norme DVB-T2.

Le 8 septembre 2011, l'acquisition des chaînes D8 et D17 par Canal Plus bouleverse le paysage audiovisuel. Lorsque, cinq jours plus tard, M. Boyon remet son rapport au Premier ministre, la norme DVB-T2 tombe à l'eau. La preuve en est que, le 11 octobre, une réunion interministérielle a lieu, à laquelle, curieusement, M. Boyon participe. Il est décidé de supprimer les chaînes « bonus », de conserver la norme DVB-T existante et de procéder rapidement à un appel à candidatures pour l'édition de six nouveaux services de télévision. Cet appel est lancé par le CSA dès le 18 octobre.

Ces délais serrés pèsent sur le temps dont disposent les candidats, notamment les nouveaux entrants, pour élaborer leur projet, et l'on pouvait donc s'attendre à ce que ceux-ci proposent des projets moins robustes que ceux des grands groupes.

En outre, au lieu de lancer une consultation publique, comme la loi le prévoit, le CSA s'appuie sur une consultation faite en 2009, dans un contexte totalement différent.

Comment ont été ensuite sélectionnés les dossiers ? Les informations que j'ai recueillies révèlent de nombreuses anomalies.

Les auditions des acteurs de l'époque ont montré que le choix effectué a été fondé avant tout sur la volonté de « servir tout le monde », autrement dit d'attribuer une chaîne à chacun des quatre groupes existants, TF1, M6, NextRadioTV et NRJ. Il a même été demandé aux responsables de ces groupes de classer leurs projets selon leur ordre de préférence, ce qui est pour le moins surprenant car le CSA aurait dû lui-même procéder à ce classement au regard de l'intérêt des téléspectateurs ; au lieu de quoi c'est l'intérêt des grands groupes qui a prévalu. C'est un élément qu'il me paraît important de souligner.

Pour ce qui concerne la chaîne sportive, on peut s'étonner également du fait qu'après la rencontre entre Mme Amaury et le Président de la République, M. Sarkozy, l'idée ait germé que le Comité national olympique et sportif français (CNOSF) donne un avis sur les deux projets concurrents, RMC Sport et L'Équipe HD, et se voie en quelque sorte déléguer par le CSA le pouvoir de choisir entre les deux.

Dans cette même période, un membre du CSA a demandé à M. Yassine Belattar, qui défendait le projet UrbTV, de se rapprocher de TVous La Télédiversité. Il lui aurait dit : « Vous avez la meilleure offre sur le plan éditorial, Houzelot le tour de table le plus solide financièrement. Il faut vous entendre. » Il n'appartenait pas au CSA, dans cette phase de la procédure, d'intervenir de cette manière. De ces propos, on peut d'ailleurs déduire que le CSA considérait que la ligne éditoriale du projet de M. Pascal Houzelot était faible. En tout état de cause, cette intervention est totalement inadmissible.

L'exécutif s'est beaucoup intéressé à la décision du CSA – je ne dis pas qu'il soit intervenu auprès de cette autorité. Nous disposons à ce sujet d'échanges de courriels très précis, et personne ne peut arguer du fait qu'ils auraient eu vocation à éloigner un solliciteur : si c'est bien le but recherché, le meilleur moyen est de ne pas recevoir ce solliciteur et de ne pas l'inviter à rencontrer un membre du cabinet du président de la République.

Je note qu'à la suite des recours que le groupe Fiducial – candidat non sélectionné le 27 mars – avait déposés à l'été 2012 à l'encontre des six autorisations accordées, trois d'entre elles semblaient devoir être annulées par le Conseil d'État. Au titre des curiosités procédurales, il a été confirmé à la commission d'enquête que le président du CSA a décidé d'intervenir comme « juge de paix » auprès de plusieurs acteurs du secteur, alors que ce n'est pas forcément son rôle. Il a fait en sorte qu'un arrangement soit conclu pour que plusieurs recours soient retirés : d'une part les recours de Fiducial ; d'autre part le recours dont Sud Radio, propriété de Fiducial, faisait l'objet.

J'en viens au choix de Numéro 23 à proprement parler. Comment le CSA a-t-il pu retenir une ligne éditoriale mettant en avant la diversité comme se proposait de le faire le projet TVous la Télédiversité, futur Numéro 23 ? La question se pose bel et bien.

D'une part, le CSA connaissait le précédent de France Ô, chaîne dédiée à la diversité qui a été sévèrement critiquée – par le CSA, mais pas seulement –, notamment au motif que la représentation de la diversité n'est pas une ligne éditoriale mais une façon de faire de la télévision.

D'autre part, M. Houzelot avait déjà montré son incapacité à respecter ses engagements, alors que l'expérience du candidat est l'un des critères légaux que le CSA doit appliquer lorsqu'il attribue une fréquence. Je note d'ailleurs que des membres du CSA ont qualifié M. Houzelot de « grand professionnel de l'audiovisuel », alors que nombre de personnes l'ont présenté comme un lobbyiste habile. En 2004, il a lancé la chaîne Pink TV, présentée comme « plus particulièrement destinée à un public homosexuel et donnant une large place à la vie culturelle », puis il l'a transformée en chaîne pornographique et a fini par créer une société aux Pays-Bas car les conventions successives passées avec le CSA – bien qu'allégées au fil du temps – étaient encore trop contraignantes pour lui.

Par ailleurs, il est pour le moins surprenant que le CSA ait pu considérer que le tour de table de M. Houzelot était « en or massif » et garantissait la solidité du projet alors que Pink TV disposait d'un actionnariat solide qui n'avait pas empêché la déconfiture de la chaîne. En retenant la candidature de TVous La Télédiversité, soeur jumelle de Pink TV, le CSA a donc pris une responsabilité très lourde.

De toute façon, les parrains du projet, de droite, de gauche, du centre, qui s'activaient pour défendre cette candidature ne montraient que trop bien que M. Houzelot était avant tout un habile lobbyiste.

Autre élément totalement anormal : le projet de partenariat avec France 24, chaîne du service public. Le dossier de candidature annonçait en effet un partenariat avec une « chaîne d'information internationale francophone ». Interrogé lors de son audition sur l'identité de cette chaîne, M. Houzelot a révélé qu'il était en discussion avec France 24. Le projet d'association était léonin : apport gratuit de programmes par France 24, de six heures à neuf heures trente ; prise en charge des coûts de diffusion correspondants ; recettes de publicité versées pour moitié à TVous La Télédiversité. Surtout, comment une chaîne privée candidate à une fréquence a-t-elle pu se prévaloir d'un rapprochement avec une chaîne du service public ? On ne peut pas penser une seule seconde que France 24 se soit engagée de la sorte sans accord politique préalable !

Entre la sélection des candidats, le 27 mars 2012, et la décision de leur attribuer une autorisation d'émettre, le 3 juillet suivant, une période de trois mois s'est écoulée pendant laquelle le CSA et TVous La Télédiversité ont négocié une convention. La comparaison entre le projet initial et le résultat final met en évidence les renoncements successifs du CSA. Il aurait pourtant pu se montrer particulièrement exigeant, M. Houzelot étant connu comme le loup blanc dans la maison. D'ailleurs, un membre du CSA nous a révélé que juste après sa nomination, il pensait que M. Houzelot travaillait pour le CSA, tant il était souvent présent dans les locaux. Le président actuel aurait même dû lui demander d'espacer ses visites… En ce qui concerne le contenu de la convention, les éléments dont je dispose montrent que le processus de négociation a été dévoyé.

Le choix d'introduire dans les conventions une durée minimale d'exploitation – deux ans et demi – avant que puisse être vendue une société titulaire d'une autorisation soulève également de multiples interrogations. Le CSA savait depuis longtemps que la question de la spéculation sur les fréquences était pendante, et il aurait pu appeler le Gouvernement à légiférer sur ce sujet. En outre, cette question ne se posait vraiment que pour les nouveaux entrants, L'Équipe HD et TVous La Télédiversité.

Par la suite, le CSA a exercé un contrôle pour le moins surprenant sur le respect par Numéro 23 des obligations fixées par une convention assurément très souple. Il s'appuyait en fait essentiellement sur les bilans établis par la chaîne…

À ce titre, je ne résiste pas au plaisir de vous citer des extraits du bilan dressé par Numéro 23 pour l'année 2013. À la rubrique « Parités des genres et représentation de la femme », on peut lire une émouvante profession de foi : « Numéro 23 entend briser les idées préconçues par une programmation qui met à l'honneur les femmes là où on ne les attend pas. Ainsi, le documentaire du réel inédit L.A. Ink suit Kat Von D, une artiste tatoueuse qui quitte le salon de Miami pour ouvrir le sien à Los Angeles. Le tatouage étant généralement considéré comme le terrain des hommes, elle démontre d'une main de maître que cette idée est fausse, comme le prouve le succès de son salon. »

Continuons avec la rubrique « Conditions physiques et handicap », qui ouvre des horizons insoupçonnés quant à la pratique du tatouage : « Si la différence physique subie, liée principalement au handicap, est au coeur des thématiques développées par Numéro 23 au sein de sa grille de programmes, la chaîne ne s'interdit pas d'explorer d'autres aspects du rapport à la différence physique lorsqu'elle n'est pas subie mais issue d'un choix délibéré. C'est le cas des pratiques liées aux tatouages par lesquelles, au-delà de l'aspect purement graphique, les personnes tatouées qui sont suivies dans les programmes Miami Ink et L.A. Ink souhaitent révéler un aspect intime de leur personnalité. »

Enfin, dans la catégorie « Diversité des origines sociales et culturelles », le bilan 2014 présenté par Numéro 23 fait carrément preuve de lyrisme : « Le talent show Ink Master : le meilleur tatoueur met en valeur les forces créatives issues du melting pot américain. C'est le cas avec le membre du jury Chris Nunez, d'origine cubaine et artiste tatoueur reconnu. À travers les épreuves du tatouage, toutes les inspirations culturelles sont traversées, des légendes gitanes au design japonais, en passant par des films de divertissement ancrés dans l'imaginaire populaire. »

Je vous invite à examiner le tableau de la page 52 du rapport qui met en regard le bilan établi par Numéro 23 et le bilan établi par le CSA, qui en est quasiment un copié-collé.

Je rappelle que nous avions, dès le lancement de la chaîne, avec Martine Martinel et d'autres collègues, fait part de notre étonnement devant sa ligne éditoriale.

Plusieurs éléments établissent la volonté de vendre la chaîne dans un très court délai.

Soulignons d'abord que le contrat conclu le 1er juillet 2012 – avant même que ne soit signée la convention avec le CSA – entre la chaîne et son directeur général comprenait un mécanisme de bonus en cas de cession de la société. Pour une chaîne censément appelée à se développer sur le long terme, n'aurait-on pas plutôt imaginé un bonus lié aux résultats ?

Autre élément significatif : le changement de nom qui intervient dès le mois d'octobre 2012, avant même le début des émissions. « TVous La Télédiversité » devient « Numéro 23 », ce qui gomme la thématique de la diversité, qui n'apparaît plus comme étant au coeur du projet de la chaîne.

Je vous renvoie au rapport pour le détail des évolutions capitalistiques de Diversité TV France, dont certaines sont pour le moins étonnantes. J'évoquerai seulement le pacte avec l'actionnaire russe UTH, négocié dès 2013. On peut s'étonner que Numéro 23 ait dû faire entrer cet actionnaire à son capital alors que son tour de table était censément « en or massif ». Pour se justifier, ses mandataires ont mis en avant le fait qu'ils pouvaient trouver auprès d'UTH de quoi satisfaire leur besoin de nouveaux programmes ; or la grille n'a pas beaucoup changé après la signature de ce pacte, dont l'élément saillant était une cession de la chaîne prévue quatorze mois plus tard !

Ajoutons à cela qu'un mandat de vente a été donné à une banque d'affaires à la fin de l'année 2014. Autrement dit, l'idée de vente s'est concrétisée avant même l'expiration du délai de deux ans et demi.

Dans ces conditions, on ne peut que s'étonner du manque de diligence dont le CSA a fait preuve dans le suivi des évolutions capitalistiques de Numéro 23, notamment pour obtenir communication du pacte d'actionnaires avec UTH.

La décision de retrait de l'autorisation d'émettre a, elle aussi, de quoi surprendre.

Le CSA aurait pu choisir d'engager la procédure de sanction sur le fondement de l'article 42-3 de la loi du 30 septembre 1986, qui prévoit que l'autorisation peut être retirée « en cas de modification substantielle des données au vu desquelles l'autorisation avait été délivrée, notamment des changements intervenus dans la composition du capital social ou des organes de direction et dans les modalités de financement. ». Or il a choisi d'invoquer la fraude à l'obtention de l'autorisation d'émettre, élément difficilement démontrable.

Il a aussi ouvert explicitement la porte à un recours gracieux, possibilité dont s'est très vite emparé M. Houzelot ; mais celui-ci s'est vu opposer un rejet mal motivé.

L'annulation de la sanction par le Conseil d'État était donc tout à fait logique.

Je vais maintenant vous livrer quelques-unes des conclusions auxquelles j'ai abouti.

Le CSA, volontairement ou non, fonctionne en groupes de travail quasiment indépendants les uns des autres, ce qui ne favorise pas la collégialité. On finirait presque par penser qu'il y a plusieurs CSA, ce qui est préjudiciable à une bonne régulation.

Le CSA, au moins durant la première période étudiée, à savoir 2011-2012, s'est montré beaucoup trop proche de l'exécutif.

Le juge administratif se substitue trop largement au régulateur. Nous devons faire en sorte que sa compétence se limite à l'excès de pouvoir.

Les dispositions de la loi de 1986 relatives à la concentration sont peu opérantes. Par ailleurs, les modalités de contrôle d'une société titulaire d'une autorisation sont parfois subtiles. J'en veux pour preuve le cas d'UTH : il suffit de placer au-dessus de l'assemblée générale une instance – un conseil de surveillance – qui prenne les décisions avant celle-ci.

Le CSA devrait pouvoir renforcer les exigences posées par une convention en cas de changement de contrôle. Un nouvel entrant bénéficie toujours d'une convention souple, avec des obligations adaptées à sa situation. Il n'est pas normal que cette souplesse perdure lorsqu'une telle chaîne est achetée par un groupe installé, comme NextRadioTV. Il faudrait conditionner l'achat au renforcement des exigences conventionnelles.

Enfin, des dispositions plus contraignantes doivent être prises, soit par le CSA lui-même, soit par le législateur, au sujet de la déontologie des membres du CSA.

Je vous renvoie aux pages 117 et 118 du rapport : vous y trouverez la liste complète des propositions.

En tant que législateur, nous avons surtout subi les événements. Lorsque nous avons créé l'agrément des changements de contrôle ou la taxe sur les « ventes » de fréquences, nous avons procédé dans le désordre et n'avons pas assez bien analysé les situations. Au lieu de nous contenter de réagir, nous aurions dû légiférer de manière plus proactive. En cela, nous avons tous une part de responsabilité.

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