Intervention de Général Christophe Gomart

Réunion du 26 mai 2016 à 14h30
Commission d'enquête relative aux moyens mis en œuvre par l'État pour lutter contre le terrorisme depuis le 7 janvier

Général Christophe Gomart, directeur du renseignement militaire :

Au départ, les Russes ont frappé sur la Syrie pour consolider le terrain que tenaient encore les forces armées du régime de Bachar el-Assad. Ils frappaient davantage l'Armée syrienne libre, à savoir l'opposition modérée. Dans ces zones le régime de Bachar el-Assad se battait davantage contre l'opposition modérée que contre Daech, qui n'était pas présente aux mêmes endroits, si ce n'est à Palmyre, à Deir ez-Zor et du côté d'Idlib. Aujourd'hui, les Russes frappent Daech : Palmyre, région d'Alep, Deir ez Zor, à proximité de Raqqah ou encore de Manbij.

Vous avez parlé de « déconfliction ». Il existe une répartition entre Américains et Russes pour éviter que les avions se croisent en l'air. Il n'y a pas de coordination au sens que revêt ce terme dans une coalition, avec des fréquences radios partagées, et les uns et les autres ne savent pas où et quand volent les avions, mais c'est tout de même une collaboration.

Sur le terrain, le territoire occupé par le « califat » se réduit, tant en Irak qu'en Syrie. Les forces de sécurité irakiennes ont pris plusieurs villes situées sur l'Euphrate – à leur rythme. Leur prise la plus récente est celle de la ville de Rutbah, dans le sud-ouest irakien, qui a permis de rouvrir le lien entre l'Irak et la Jordanie. Nous pensions que la prise de Rutbah prendrait bien plus longtemps, mais les hommes de Daech ont quitté la ville pour éviter de se laisser piéger : en effet, au-delà de Rutbah s'ouvre le désert et, s'ils étaient partis trop tard, les avions de la coalition les auraient bombardés. Ils ont laissé derrière eux des merlons et des pièges, ainsi que des munitions. Les forces spéciales ont pris position dans Rutbah et libéré l'axe menant à la Jordanie.

Toute la rive méridionale de l'Euphrate est tenue par les forces de sécurité irakiennes. La situation est plus complexe sur la rive septentrionale : les forces irakiennes ciblent désormais Falloujah, qu'elles se sont donné quatre-vingt-dix jours pour prendre – soit d'ici à la fin août. Les premiers combats sont en leur faveur.

Les villes situées le long du Tigre ont peu à peu été reprises, à l'exception du verrou que constitue Qayyarah, au sud de Mossoul. Daech y a installé des défenses en profondeur pour empêcher les forces de sécurité irakienne de remonter vers le nord.

Mossoul a deux millions d'habitants pour une superficie équivalente à celle de Paris intra-muros. Tous les types de populations s'y trouvent : sunnites, chrétiennes ou encore chiites. On sait qu'une partie de la population de la ville a tenté de se soulever contre Daech, qui est plus dur à l'égard des populations qui se trouvent sous contrôle – en multipliant les exécutions sommaires – lorsqu'il recule.

De Mossoul, les hommes de Daech ont avancé vers le nord pour attaquer les peshmergas kurdes, dont ils ont dans un premier temps réussi à percer les lignes en utilisant toujours la même méthode : des véhicules-suicide sont envoyés pour exploser dans les lignes ennemies, suite à quoi la troupe s'engouffre dans la brèche en profitant de l'effet de choc massif. Sans les frappes de la coalition, le front kurde était enfoncé. C'est d'ailleurs toujours le cas : à chaque offensive de la sorte, Daech réussit à percer sur quelques kilomètres et ce sont les frappes de la coalition qui l'empêchent d'emporter la victoire. De ce point de vue, ces bombardements sont extrêmement efficaces.

En Syrie, les Russes ont d'abord déployé des avions d'attaque au sol, les Soukhoï Su-25 dits Frogfoot, qui ont stabilisé le front. M. Poutine a ensuite annoncé que l'armée russe se retirait, son travail étant accompli. En réalité, elle a remplacé ses Soukhoï Su-25 par des hélicoptères de combat et d'attaque au sol, que l'on a davantage de mal à détecter puisqu'ils volent sous l'altitude de surveillance des radars déployés en Méditerranée orientale, parfois dans l'espace.

À Palmyre, les Russes ont bâti un véritable centre équipé d'un hôpital de campagne, de défenses sol-air et de canons, et y ont déployé des conseillers auprès des forces syriennes dans la perspective d'avancer vers Deir ez-Zor. Curieusement, cette ville tient encore après cinq années de guerre. La garnison de 1 500 à 2 000 hommes qui s'y trouve n'a jamais cédé, même s'il lui est arrivé de perdre un peu de terrain. Elle n'est ravitaillée par le régime que par avion.

Plus au nord se trouve la ville d'Alep, autour de laquelle s'étend une zone en forme de croissant que les Kurdes, alliés au régime, tentent de refermer – ce qui finira par être fait, même si ce combat urbain est très coûteux en munitions, en hommes et en temps. Tous les groupes prennent part à cette bataille : Daech, Jabhat al-Nusra, les Kurdes et les forces armées du régime, ainsi que tous les groupes de l'opposition modérée qui, en fonction de leurs objectifs locaux, s'allient avec les uns ou avec les autres – comme les Russes le constatent sur le terrain. Autrement dit, il est extrêmement difficile de savoir qui a été bombardé, de Daech, Jabhat al-Nusra ou d'autres. Les opposants, modérés ou non, tirent parti de notre méconnaissance – celle des Occidentaux, mais aussi celle des Russes – pour s'entraider.

En direction de Lattaquié se trouve la zone montagneuse de Jisr al-Choghour où le régime syrien occupe les positions dominantes pour progresser le long de la frontière turque et, ainsi, permettre aux Kurdes de faire le lien entre les cantons d'Afrin et de Jarabulus, soit une zone frontalière de quatre-vingts kilomètres par laquelle transite le ravitaillement de la ville d'Alep, mais aussi de Daech et des autres groupes qui combattent dans les environs.

C'est là que se trouve la fameuse poche de Manbij, qui n'en est pas vraiment une : Manbij – où se trouvent des combattants francophones – est une ville située à l'ouest de l'Euphrate et au nord du barrage de Tichrine, lequel a été pris par les troupes kurdes, de sorte qu'elles ont pu traverser le fleuve – fait inacceptable pour les Turcs. Les Kurdes veulent désormais prendre le noeud routier majeur de Manbij – autre chiffon rouge pour les Turcs.

J'en viens à la ville de Raqqah, où se trouvent trois à quatre mille combattants de Daech, à quoi s'ajoutent deux mille autres qui peuvent venir de l'extérieur pour renforcer cette position. Il faudrait environ 20 000 soldats pour prendre Raqqah, étant entendu qu'en ville le rapport de forces doit être au moins cinq fois supérieur pour être efficace. Raqqah finira par tomber. À ce stade, toutefois, Daech dispose toujours de deux capitales, Raqqah et Mossoul, en dépit de la prise par les Kurdes de la ville de Sinjar, qui coupe l'axe logistique reliant ces deux villes. Les hommes de Daech ont en effet trouvé des voies de contournement.

La stratégie de combat de Daech s'appuie sur des forces spéciales qui se trouvent grosso modo sur la frontière irako-syrienne, et qui peuvent rapidement basculer par la route – puisque c'est leur seul moyen de déplacement – d'un point à un autre en fonction des faiblesses de l'adversaire.

Quoi qu'il en soit, Daech perd du terrain, même si ce groupe conserve de réelles capacités militaires. La question à se poser est désormais celle-ci : où iront les combattants étrangers si Daech est entièrement défait en Irak et en Syrie ? En Libye sans doute, mais aussi au Yémen, en Afghanistan, au Pakistan – comme c'est déjà le cas. Les Russes nous le disent : ils se préoccupent naturellement de Daech et de ses combattants russophones qui pourraient retourner sur le territoire russe, mais aussi de la Libye ainsi que de l'Afghanistan et du Pakistan. Dans la province afghane de Nangarhar, par exemple – dont la capitale est Jalalabad, où ont été stationnés des soldats français – se trouve la wilaya de Khorasan, qui se bat contre les Talibans et qui gagne peu à peu du terrain, même si elle reste très modeste.

Nous n'avons pas mesuré les flux de combattants de Daech, mais nous savons par exemple que des combattants tchétchènes se trouvent à Abou Grein, en Libye. Selon nous, il existe un véritable flux maritime entre les ports turcs et la Libye, en particulier Misrata. Outre son port de commerce, cette ville abrite un port métallurgique qui ravitaille Daech en Libye, ainsi que la ville de Benghazi. Des bâtiments mouillent au large de Misrata, déchargent leur cargaison sur des caboteurs qui rejoignent Misrata, d'où des caboteurs plus petits encore gagnent Benghazi.

Daech est très présent dans le sud de la ville de Benghazi, précisément, où se battent les troupes nationales libyennes du général Haftar. A Derna, Daech a quitté les lieux, mais Al-Qaida, en particulier le groupe Ansar al-Charia, demeure très présent. Tous ces gens se retrouvent dans la ville de Syrte, l'ancienne capitale de Kadhafi qui marque la limite entre le Maghreb et le Mashrek. S'y trouvent donc d'ex-kadhafistes et des combattants de Daech qui, de là, rayonnent dans une zone assez large en adoptant la stratégie suivante : prendre des grandes villes et détruire les puits de pétrole pour empêcher le gouvernement national et l'armée régulière d'en tirer des bénéfices. De surcroît, Daech a cherché à s'implanter en Tunisie, et a notamment tenté d'installer un califat à Ben Gardane – avec le soutien d'une partie de la population locale. Les forces de sécurité tunisiennes ont repoussé les hommes de Daech, dont un certain nombre ont regagné la région d'Abou Grein et de Syrte.

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