Intervention de Christian Kert

Réunion du 18 septembre 2013 à 15h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaChristian Kert, rapporteur :

Cette proposition de loi, dont l'initiative est due à MM. Christian Jacob, président du groupe UMP, Hervé Gaymard, Guy Geoffroy et moi-même, nous rappelle que le livre n'est pas un bien de consommation comme un autre et que nous devons exercer notre vigilance à cet égard. Je rappellerai pour commencer les propos tenus par Mme Aurélie Filippetti, ministre de la culture et de la communication, en juin dernier : « la question de la gratuité des frais de port offerte par les sites de commerce en ligne en supplément du rabais de 5 % me semble devoir être interrogée. (…) Je vois dans l'encadrement de cette pratique un élément non négligeable pour rétablir des conditions de concurrence qui soient équitables ». Telle est la philosophie générale de notre proposition de loi.

La loi sur le prix unique du livre fait partie de ces « monuments législatifs » auxquels on ne saurait toucher que d'une main tremblante, car elle désormais érigée au rang de patrimoine commun de tous les acteurs de la chaîne du livre.

En premier lieu, cette « loi Lang », qui limitait la concurrence par les prix et obligeait les détaillants à fixer le prix de vente au public à un niveau compris entre 95 % et 100 % du prix fixé par l'éditeur, poursuivait trois objectifs : l'égalité des lecteurs devant le prix du livre, la préservation d'un réseau dense de librairies partout sur le territoire et la préservation de la diversité de la production éditoriale.

Cette loi était en effet intervenue dans un contexte marqué par l'offensive de grandes surfaces généralistes et spécialisées sur le marché du livre qui proposaient des rabais de l'ordre de 20 % à 40 % risquant à la fois d'entraîner la disparition des librairies traditionnelles et d'appauvrir considérablement la production éditoriale. En effet, ces rabais étaient pratiqués sur les nouveautés et les titres les plus destinés au grand public, tandis que les ouvrages plus difficiles ou plus confidentiels voyaient leur prix augmenter.

La loi de 1981 a mis bon ordre à ces pratiques et son bilan est très positif : elle a permis le maintien d'un réseau dense et diversifié de librairies. L'offre éditoriale, à en juger par le nombre de titres nouveaux proposés chaque année, est très riche et l'évolution du prix du livre reste dans les limites de celles de l'indice des prix à la consommation.

J'évoquerai, en deuxième lieu, les effets pérennes de cette loi face aux évolutions du marché. Trente ans après l'adoption de la « loi Lang », le marché du livre, comme celui des biens culturels en général, connaît de profondes évolutions avec le développement du numérique, notamment des services numériques. La vente en ligne de livres imprimés est actuellement la forme la plus dynamique du marché du livre : alors qu'elle ne comptait en 2003 que pour 3,2 % de ce marché, elle en représentait 13,1 % en 2011. Cette évolution intervient dans une tendance de tassement du marché, de sorte que la vente en ligne est désormais le seul segment du marché du livre en progression.

De nombreuses études économiques ont tenté de mesurer l'impact du développement des services numériques sur la diversité culturelle : le rapport commandé à M. Pierre Lescure en donne un petit aperçu. On pourrait, dans un premier temps, penser que la diminution des coûts de stockage et de distribution que permet la technologie numérique, en permettant la constitution d'un catalogue exhaustif d'oeuvres disponibles partout et à tout moment, serait propice à la diffusion des ouvrages qui font l'objet d'une faible demande ou qui n'ont qu'un faible volume de vente, mais certaines études montrent que ce n'est pas nécessairement le cas et qu'à défaut d'une véritable politique éditoriale et de recommandation des contenus par le détaillant, le caractère pléthorique de l'offre peut entraîner un appauvrissement de la demande.

Je rappellerai, en troisième lieu, quelques éléments d'appréciation qu'il nous faut garder à l'esprit. Tout d'abord, dans ce contexte nouveau, les librairies indépendantes ne parviennent pas, pour l'instant, à trouver leur place sur ce marché de la vente en ligne de livres imprimés. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer ces difficultés et la situation tendue que connaissent les librairies indépendantes : poids des loyers, charges de personnel, coût des stocks. Entre 2003 et 2010, le taux d'excédent brut d'exploitation des librairies indépendantes a été divisé par trois : la capacité des libraires à investir dans les moyens de leur modernisation demeure pour certains d'entre eux très limitée, voire nulle, d'autant que le retour sur investissement peut être très faible dans un premier temps.

Ensuite, le marché de la vente en ligne de livres imprimés est dominé par un grand acteur américain : Amazon, qui détient 70 % des parts du marché de la vente en ligne de livres imprimés. Or, quiconque a acheté des livres sur Amazon ou sur tout autre site de vente de livres imprimés en ligne sait que, contrairement à ce qui se produit dans une librairie traditionnelle, si l'on vient sur le site sans idée précise de ce que l'on veut lire, il y a de fortes chances pour que l'on reparte sans rien acheter ou en achetant un « best-seller » ou une nouveauté de la rentrée littéraire. À la diversité des canaux de distribution s'attachent également des enjeux de diversité culturelle et de richesse de la production éditoriale.

S'y attachent également deux autres enjeux : la défense des intérêts des créateurs, qui suppose que l'accès aux contenus ne soit pas contrôlé à terme par un petit nombre de plateformes globales et internationales qui seraient alors en mesure d'imposer leurs conditions, et le développement d'un écosystème de services français et européens, composé à la fois de petits acteurs indépendants spécialisés dans des « niches » et de champions à vocation internationale, ce qui constitue une promesse de revenus et d'emplois.

Or, tous les détaillants, traditionnels ou en ligne, ne sont pas dans la même situation pour affronter la concurrence sur internet. Amazon, comme d'autres géants de l'économie numérique, pratique en effet une politique d'optimisation fiscale systématique qui a pour objet et pour effet de minimiser son taux d'imposition. Ainsi, selon la Fédération française des télécommunications, Google, Amazon, Apple et Facebook dégageraient entre 2,2 et 3 milliards d'euros de chiffre d'affaires en France, mais ne verseraient chacune, en moyenne, que 4 millions d'euros par an au titre de l'impôt sur les sociétés.

En quatrième lieu, je soulignerai qu'à cette concurrence fiscale déloyale s'ajoute une concurrence par les prix contraire à l'esprit de la loi du 10 août 1981. Les entreprises vendant des livres en ligne pratiquent quasi systématiquement la gratuité des frais de port, dans une stratégie visant à augmenter les volumes de transaction tout en limitant la marge unitaire. Cette stratégie très élaborée permet de capter une partie de la clientèle, mais elle dilue la notion de prix unique. En effet, le prix unique ne peut pas comprendre – c'est un point implicite, mais nécessaire – la gratuité d'une prestation comme la livraison à domicile.

Si de timides avancées permettent d'espérer une moindre intensité de la concurrence fiscale d'ici à quelques années – je pense notamment à la directive communautaire qui permettra d'ici à 2015 d'assujettir les entreprises à la TVA, non dans le pays d'implantation, mais dans celui où les biens sont consommés –, aucune réponse n'a été apportée au problème de la concurrence par les prix que la « loi Lang » souhaitait contenir et que les vendeurs en ligne essaient de réintroduire.

J'en viens donc, en cinquième lieu, à la proposition de loi qui vous est soumise, assortie d'amendements destinés à en parfaire la rédaction. Comme je le rappelais en prolégomènes, la ministre de la culture elle-même est consciente du problème et a pris acte, à l'occasion des rencontres nationales de la librairie en juin dernier, de la nécessité d'interroger le principe de la gratuité des frais de port offerte par les sites de commerce en ligne.

C'est là l'objet de la présente proposition de loi, qui se veut être un prolongement de la « loi Lang » dans l'univers du commerce en ligne. Le législateur ne pouvait certes pas prévoir en 1981 les défis auxquels nous sommes désormais confrontés dans l'univers numérique, mais il avait tout de même prévu la gratuité de la commande d'un ouvrage ne figurant pas dans le stock du libraire et la possibilité d'une rémunération pour des prestations exceptionnelles demandées par le client, comme la commande directement à l'étranger ou l'emploi de procédés de transmission plus rapides que ceux habituellement utilisés – le coût de ces prestations étant facturé au client et s'ajoutant au prix du livre.

Afin de souligner plus clairement le parallélisme entre le commerce « physique » et le commerce en ligne, ainsi que la nécessaire égalité qui doit exister entre tous les détaillants pour la fixation du prix du livre, je vous proposerai un amendement précisant que le coût de la livraison à domicile vient s'ajouter au prix facturé au client – j'insiste sur le fait qu'il s'agit bien du « coût », afin d'éviter la tentation de minimiser le prix de la livraison.

Votre rapporteur vous demande donc d'adopter la présente proposition de loi ainsi modifiée. Je pense en effet qu'à quelque groupe politique que nous appartenions, nous souscrivons tous à l'idée que le livre n'est pas une marchandise comme les autres. Cette proposition de loi est l'occasion de le réaffirmer. J'ajoute que la nouvelle formulation que je vous proposerai nous rapproche davantage encore des intentions de la ministre. Le texte qui vous est proposé me semble donc très consensuel.

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