Intervention de Stéphane Martin

Réunion du 2 octobre 2013 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Stéphane Martin, président de l'établissement public du musée du quai Branly :

Mesdames, messieurs les députés, je suis très honoré d'être parmi vous aujourd'hui.

Le musée du quai Branly fait partie de cette étrange famille des grands projets présidentiels, puisqu'il est né à l'initiative du président Jacques Chirac.

Dès son élection, en 1995, Jacques Chirac a envisagé – comme il l'a fait plus tard pour le département des arts de l'Islam – un département des arts premiers au sein du musée du Louvre. Malgré le manque de places, le président a voulu un espace symbolique à l'intérieur du Louvre qui, vous le savez, n'est pas un établissement comme les autres dans la mesure où 80 % de ses visiteurs ne se rendent dans aucun autre musée. D'où un premier espace, ouvert en 2000, appelé le Pavillon des Sessions, dont la caractéristique unique au sein des musées français est d'être l'oeuvre d'un seul homme – ce qui suscité une grande polémique à l'époque –, qui a conçu une sorte de musée imaginaire à la Malraux. Jean-Luc Martinez, le nouveau directeur du Louvre, avec lequel j'ai visité le pavillon la semaine dernière, l'a jugé incroyablement moderne et visionnaire car très cohérent par son articulation intelligente avec la sculpture verticale du musée. Ainsi, de manière assez magistrale, cette salle est une sorte une réponse aux préjugés sur une Afrique emplumée dansant à l'orée des forêts et dont les cultures seraient secondaires par rapport aux grandes cultures nées autour du Bassin méditerranéen.

Un an après le lancement du projet du pavillon des Sessions, en 1996, Jacques Chirac a souhaité voir réunies dans un bâtiment nouveau les collections ethnographiques françaises.

Il faut rappeler que les collections ethnographiques des trois grands centres historiques – Cabinet des monnaies et médailles, Musée de la marine, installé ensuite au Louvre, et cabinets de curiosités des grands aristocrates du XVIIIe siècle, progressivement rachetés par la Couronne – ne cessèrent de pérégriner à partir du XVIe et surtout au XIXe siècle, en particulier lorsque Napoléon III, sous l'influence du positivisme et d'une vision assez nationaliste de l'histoire, décida de créer le musée des antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. Dès lors, l'universalité du Louvre s'en trouva limitée puisqu'en furent sorties les salles dites des gloires de la France, appelées aussi à l'époque le musée de la marine où figuraient par exemple les objets rapportés par Dumont d'Urville, Bougainville et les grands navigateurs de la fin du XVIIIe siècle, mais surtout le musée américain, c'est-à-dire le premier musée d'antiquités précolombiennes d'Europe. Puis ces objets furent transférés au musée du Trocadéro, qui devint ensuite le musée de l'Homme. Enfin, dans les années soixante, André Malraux installa dans l'ancien musée des colonies, devenu ensuite musée des arts d'Afrique et d'Océanie, une toute petite partie de cette collection, estimant que le musée de l'Homme n'attachait pas d'importance à la qualité esthétique de certaines de ses oeuvres.

Ainsi, le choix de Jacques Chirac a été de rassembler ces collections, mais surtout de leur donner un autre sens, un autre mode d'interprétation.

À l'époque, on a beaucoup parlé du président Chirac, et à juste titre, mais moins de l'accord parfait entre lui et le premier ministre, M. Lionel Jospin. J'ai toujours eu le sentiment que, pour le président Chirac – et M. Lionel Jospin me l'a dit lui-même –, le musée du quai Branly était avant tout un geste de politique africaine et un geste de politique internationale, et moins une volonté d'un projet culturel classique ou esthétique. À un moment où la Chine construisait un musée par semaine, il s'agissait de montrer que la France était encore animée d'une ambition universaliste et avait la volonté de créer un grand et bel établissement pour parler de tout, sauf de nous-mêmes – le musée du quai Branly concernant le monde entier, sauf l'Europe et les cultures directement héritées du modèle occidental. Le premier ministre et le président ont passé une sorte de pacte consistant à faire construire le musée du quai Branly selon un budget égal au coût annuel de fonctionnement de la bibliothèque François Mitterrand, soit 1 milliard de francs. Nous n'avons pas beaucoup dépassé cette somme, puisque la construction du musée du quai Branly a représenté environ 250 millions d'euros.

Ouvert en 2006, le musée du quai Branly est placé sous la tutelle conjointe du ministère de la culture et du ministère de la recherche, pour deux raisons. L'une tient à la continuité institutionnelle : 90 % de nos collections viennent du musée de l'Homme, qui était sous la tutelle exclusive du ministère de l'enseignement et de la recherche. L'autre s'explique par une politique de rayonnement international : dans l'esprit du président Chirac, la dimension de la recherche était – et cela s'est révélé exact – un des moyens pour le musée d'installer une image et une crédibilité au plan international.

Étonnamment, le musée du quai Branly a été créé à un moment où la fonction traditionnelle du musée d'ethnologie entrait dans une crise profonde. Dans la plupart des pays européens ayant une histoire coloniale, les musées d'ethnologie sont d'abord dédiés à la valorisation du patrimoine colonial, l'exemple le plus parfait étant le musée de Tervuren près de Bruxelles, conçu comme une exaltation du patrimoine colonial. Le musée du quai Branly a aussi été conçu comme une continuation de la vision encyclopédiste de la fin du XVIIIe siècle, c'est-à-dire avec le fantasme de pouvoir réunir dans un seul bâtiment une collection d'échantillons de l'ensemble de l'Humanité. Ce musée était aussi celui de ce qui allait disparaître : le musée des derniers peuples migrateurs, des derniers hommes fleurs, des derniers hommes nus. Or, contrairement à ce qu'a prétendu la littérature scientifique pendant un siècle et demi, ces derniers sont loin de disparaître, les aborigènes d'Australie ne disparaissent pas, ils se transforment, se métissent, voire se renouvellent. C'est ce regard condescendant et pessimiste que le musée avait vocation à changer.

Il me semble aussi que les attentats du 11 septembre ont conduit à modifier notre regard sur le monde. À l'époque où j'étais enfant, les gens avaient le sentiment, me semble-t-il, que l'on s'orientait vers une civilisation globale, un monde universalisé avec de bons aspects, certes, – amélioration de l'égalité des droits, de la condition de la femme, de la démocratisation, abolition générale de la peine de mort –, mais aussi de moins bons, comme la consommation généralisée de McDonald's et l'utilisation par tous de la langue anglaise. Or les événements au début des années 2000 ont montré que les choses étaient plus compliquées et que la diversité culturelle était une richesse qui perdurait.

Se sont ajoutés à cela la sensibilité écologiste, un regard différent sur une manière d'habiter le monde, par exemple un nouvel intérêt pour des peuples ayant un rapport à la nature différent de celui des sociétés occidentales.

Enfin, le monopole d'information détenu par les musées de l'homme et les musées d'anthropologie dans le monde a volé en éclats du fait de ces nouvelles préoccupations et, surtout, de l'émergence des nouvelles sources d'information, à commencer par internet. Dans mon enfance, on entendait parler du moko des Maoris au musée de l'Homme et nulle part ailleurs ; aujourd'hui, vos enfants de dix ans en connaissent la signification, comme celle du haka, devenu un terme du quotidien.

Le musée du quai Branly est donc apparu à ce moment crucial, ce qui a été pour nous une très grande chance, car nous avons essayé d'en tirer les conséquences dans notre mode de fonctionnement, d'abord en nous appuyant fortement sur la recherche et sur l'évolution méconnue de l'ethnologie en France.

Tous les grands projets présidentiels n'ont pas bénéficié du même volontarisme politique. Le projet du musée d'Orsay était dans les cartons du ministère de la culture, et M. Valéry Giscard d'Estaing a facilité sa réalisation ; le projet du Grand Louvre était porté par l'institution, et le président Mitterrand l'a rendu possible. Par contre, le Centre Pompidou a été littéralement imposé contre tout le monde par le président Pompidou. À l'époque, la machine du ministère de la culture – je ne parle pas des ministres, qui l'adoraient – haïssait le Centre Pompidou qui avait commis le crime de lèse-majesté d'absorber un musée, en ambitionnant d'avoir une vocation plus large, et qui était le premier établissement public à se gérer de manière autonome, ce qui était totalement révolutionnaire. De la même manière, la création du musée du quai Branly a été très violente car elle faisait suite à la volonté du président Chirac de retirer les collections de deux musées pour les installer dans un nouveau bâtiment géré différemment. Nous avons profité de ce choc pour essayer de donner un certain nombre de directions nouvelles à l'institution.

La construction de l'établissement s'est déroulée sans encombre. Les relations avec l'architecte Jean Nouvel ont été très bonnes. Celui-ci a gagné le concours parce que son projet était le meilleur, il répondait parfaitement au nôtre, à commencer par l'absence de division par salles. Ce musée a été ouvert sans aucun contentieux non purgé, contrairement au Centre Pompidou et à la Bibliothèque nationale de France. Aujourd'hui, le bâtiment nous donne entièrement satisfaction, il est sain et ne présente pas de difficultés majeures, si ce n'est des besoins d'entretien, en particulier en raison d'une fréquentation qui s'est révélée supérieure aux estimations initiales.

Notre système de fonctionnement repose sur quelques principes, dont certains sont empruntés à l'expérience du Centre Pompidou.

Le premier est l'importance que nous accordons à la recherche et notre appui sur un groupe d'ethnologues. Dans la bagarre et les discussions sur le projet du musée du quai Branly, Claude Lévi-Strauss a été un des premiers à le soutenir, considérant que l'ethnologie traditionnelle fantasmée par certains au musée de l'Homme – l'explorateur avec son casque partant interroger les Indiens d'Amazonie sur leurs systèmes de parenté – était belle et bien révolue. En effet, aujourd'hui, l'ethnologie s'intéresse à la cognition, à la perception, aux rapports entre minorités au sein d'une société – les ethnologues ont par exemple été largement mis à contribution sur le mariage pour tous, par exemple. Ainsi, notre département de la recherche, aujourd'hui dirigé par une Franco-américaine, a été pour nous une source d'inspiration.

Le deuxième principe est de dire que « mettre le monde en bouteille » ne fait plus sens. Aujourd'hui, un enfant de dix ans ne vient pas voir une succession de vitrines devant lesquelles seraient inscrits les mots « papou », « baoulé », « dogon ». La vie d'une femme dogon ne peut pas être exprimée à travers une vitrine. C'est pourquoi nous avons pris la décision radicale de diviser les surfaces en deux parties, une partie consacrée aux expositions permanentes et une partie aux expositions temporaires. La première a été réalisée de façon neutre : les objets y sont présentés avec des cartes et un minimum de commentaires, mais sans volonté idéologique de démonstration. La seconde, au contraire, est très engagée avec une démonstration de l'auteur ; une dizaine d'expositions de ce type sont organisées chaque année – je citerai « Qu'est-ce qu'un corps ? », « La fabrique des images », etc.

En outre, nous avons décidé que les conservateurs du musée n'auraient pas le monopole des expositions présentées au musée. À l'exception du Grand Palais, la grande majorité des expositions d'un musée sont réalisées par les équipes permanentes de conservation. Selon moi, il était très important que les expositions ne soient pas nécessairement le reflet d'un état de la pensée et c'est pourquoi que nous avons organisé, à plusieurs reprises, des expositions défendant des points de vue presque contradictoires. Ce fut le cas avec l'exposition « Polynésie », qui présentait des objets polynésiens sous l'angle d'un amateur d'art premier, Jacques Kerchache, puis, deux ans plus tard, avec une exposition très militante, très subjective, que nous avons entièrement confiée au musée Te Papa de Wellington.

Nous avons aussi ouvert nos programmes d'exposition à d'autres spécialistes que des ethnologues. C'est ainsi que nous avons réalisé une exposition passionnante avec Serge Gruzinski, intitulée « Planète métisse », qui présentait le point de vue d'un historien sur la circulation des idées, en particulier entre le XVIe et le XIXe siècle. Nous avons confié une exposition à Claire Denis, cinéaste, sur les diasporas africaines et l'Afrique hors d'Afrique. Nous avons également confié une exposition à Lulian Thuram, ancien joueur de footballeur, laquelle fut un des grands succès du musée.

Cette diversité est, à mes yeux, la caractéristique du musée du quai Branly. Elle est intéressante au regard de ce qui se passe en Europe, en particulier l'ouverture prochaine du Humboldt-Forum à Berlin, nouveau musée dont la philosophie s'attachera à conserver une représentation absolue, visant à l'objectivité. Notre programmation, elle, fait le pari d'une fidélisation de notre public. De fait, celui-ci est très fidèle, puisque environ 65 % de nos visiteurs ne sont pas des primo visiteurs, 25 % d'entre eux étant déjà venus plus de quatre fois. Ainsi, nos expositions permanentes et temporaires, auxquelles s'ajoutent nos conférences, spectacles, ateliers, colloques, etc., fournissent aux visiteurs une matière première qui est, selon moi, le seul moyen de représenter de manière stimulante l'infinie diversité de la réalité du monde non européen. S'ajoute à cela une politique dans le domaine de la création, à travers par exemple notre biennale de la photographie, Photoquai.

Le musée du quai Branly est un établissement public à caractère administratif. Lors de sa création par un décret de décembre 1998, il était une toute petite structure, avec les six conservateurs du Musée national des arts africains et océaniens (MAAO) et autant du musée de l'Homme. Il fallait choisir entre deux modèles de fonctionnement. Le premier, dans lequel les musées n'ont pas de personnalité juridique, avec des personnels affectés par l'administration centrale du ministère de la culture, un budget relevant du ministère, et des expositions temporaires produites et réalisées par la Réunion des musées nationaux. Le second, conçu par Georges Pompidou en réaction contre ce monde des musées, dans lequel les musées ont une autonomie complète – le Centre Pompidou a ouvert avec ses propres conservateurs, agents de billetterie, agents comptables et même ses pompiers.

Nous avons essayé de trouver une voie médiane avec l'externalisation massive de nos métiers non scientifiques. Il ne s'agissait pas pour nous d'inventer un modèle idéal de gestion, encore moins de considérer les fonctionnaires comme moins efficaces que des agents privés. À l'époque, le Centre Pompidou était le seul établissement public ; le Grand Louvre était une sorte de faux établissement public puisque Pierre Rosenberg, au début de son mandat, n'avait autorité sur pratiquement aucun de ses personnels ; Versailles, en raison des bagarres entre les conservateurs du patrimoine et ceux des monuments historiques, s'était vu affecter un président extérieur. Et c'est Jean-Jacques Aillagon qui a étendu au musée d'Orsay, au musée Guimet et au musée du quai Branly le système des établissements publics.

Dans ce système, les agents sont soit des agents de l'établissement, soit des agents détachés, et le président dirige son établissement. Selon moi, ce statut a permis – et le Centre Pompidou en est le meilleur exemple – une très grande modernisation des musées en France, en particulier de l'offre dont la production a été démultipliée depuis une trentaine d'années. Songez à l'invention de l'atelier des enfants au Centre Pompidou, aux politiques d'adhésion, aux rapports avec les comités d'entreprise, qui n'existaient pas avant ce statut d'établissement public.

Nous voulions disposer d'une équipe cohérente, sans fonctionner exactement comme le Centre Pompidou qui a ses propres pompiers ... .Pour faire fonctionner notre musée, qui accueille entre 1,3 et 1,5 million de visiteurs par an, une équipe de 450 personnes est nécessaire. Avoir une équipe de cette taille de manière permanente ne permet pas de leur offrir des possibilités de carrière suffisantes, mais avoir des personnels affectés et gérés directement par le ministère relève du système antérieur.

C'est pourquoi le système que nous avons imaginé, qui a plutôt bien fonctionné jusqu'à présent, malgré quelques inconvénients sur lesquels je pourrai revenir, consiste à externaliser, comme le font tous les musées pour une partie de leur mission, mais d'une manière originale : nous passons un marché avec une entreprise – pour l'heure, nous en sommes à notre deuxième partenaire – qui travaille elle-même avec de multiples co-traitants et sous-traitants et qui gère l'entretien, l'accueil, la surveillance, avec une obligation de résultat, mais pas les métiers scientifiques liés au musée. Sur les 250 agents payés par l'établissement public, 25 sont des fonctionnaires détachés, les autres des contractuels à durée indéterminée.

Ce modèle nous permet d'offrir un service de qualité, en particulier en faisant sortir le musée de ses murs. Le musée multiplie les partenariats en région : nous avons organisé une série d'expositions en Ardèche ; nous avons signé un accord avec la ville du Mans pour y organiser régulièrement des expositions. Et nous nous projetons de plus en plus à l'extérieur, en particulier en Asie. Les deux tiers de nos expositions tournent, c'est-à-dire sont soit directement coproduites, soit revendues à d'autres musées en Europe ou aux États-Unis, ce qui permet d'en diminuer les coûts de production.

Ainsi, le musée du quai Branly est un musée à part, en particulier sur le plan diplomatique. La fonction que nous pouvons jouer dans ce domaine est très particulière, à la fois par notre présence à l'étranger et par les expositions que nous accueillons. Notre grande exposition sur les Philippines organisée cette année a rencontré un succès correct en France, mais a eu un impact considérable sur les relations entre la France et les Philippines. Nous avons été approchés au début de l'année par le nouveau gouvernement mexicain qui souhaite vivement voir organiser dans nos murs pour le deuxième semestre de l'année 2014 la plus grande exposition sur les Mayas jamais réalisée. Nous allons donc déplacer en 2015 l'exposition que nous avions prévue sur la Nouvelle-Guinée pour accueillir une exposition coréalisée par le Mexique, Belize, le Honduras et le Guatemala. Autant d'exemples qui montrent que notre musée peut être un instrument diplomatique.

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