Intervention de Herman Van Rompuy

Réunion du 9 octobre 2013 à 16h30
Commission des affaires européennes

Herman Van Rompuy, Président du Conseil europée :

Mesdames et messieurs – chers collègues, puis-je dire après vingt années passées au Parlement belge –, c'est un plaisir de partager quelques réflexions et expériences sur l'état de l'Union européenne avec vous, à l'Assemblée nationale française. Je me réjouis de pouvoir débattre de points précis dans un instant, sur l'euro, le chômage des jeunes ou notre action dans le monde, mais je souhaite lancer cet échange par quelques observations plus générales.

Nous entrons dans une année électorale, dans un bon nombre de pays et pour l'Europe dans son ensemble avec les élections européennes de mai prochain. L'Union européenne va donc être débattue entre partis, entre pays, entre générations, entre convictions.

Ma conviction personnelle est que l'Europe, ce n'est plus « Bruxelles » : l'Europe est partout. L'Europe, c'est nous. Mais cette réalisation doit encore faire son chemin.

Ici, à Paris, en arrivant de Bruxelles, je ne me sens pas l'émissaire d'une entité politique lointaine. Je parle, en tant que responsable européen, à d'autres responsables européens : vous-mêmes. L'Europe, c'est nous. Au-delà de ce qui se passe à Bruxelles, à Luxembourg, à Strasbourg, à Francfort, notre Union, c'est cet ensemble de relations entre nos pays, entre nos citoyens, entre nos institutions et nos institutions communes. Dans cet ensemble, les parlements nationaux occupent une place centrale, en assurant le contrôle des gouvernements, en relayant les attentes des électeurs, en leur parlant. Pour avoir siégé vingt ans au sein du Sénat et de la Chambre des députés de mon propre pays, et pour avoir présidé celle-ci pendant dix-huit mois, je sais ce qu'il en est.

La légitimité démocratique de l'Union est assumée par le Parlement européen bien sûr, mais aussi par les parlements nationaux. Il y a une double légitimité, et la tâche européenne d'une Assemblée telle que la vôtre est plus essentielle encore que dans le passé.

Depuis quelques années, dans chacun de nos pays, l'Europe est au coeur du débat d'opinion : à travers l'euro, à travers la convention de Schengen, les gens ont découvert que l'Union européenne est faite pour tous et qu'elle les concerne directement et profondément. Il ne faut pas sous-estimer l'ampleur de ce changement ; il affecte nos pratiques, nos fonctionnements et les attentes que les Européens placent dans l'Europe.

À l'époque de la Communauté européenne, l'Europe ne passionnait que les experts, les enthousiastes, et ses bénéficiaires directs. Il y a quelques années encore, on se plaignait que l'Europe ne soit présente ni dans les esprits ni dans les coeurs ; voyez comme elle agite maintenant tous les électeurs, bon gré mal gré, pour le meilleur et pour le pire.

En France, le référendum de 2005 a été un premier réveil. Mais c'est sans doute la crise de l'euro, depuis 2010, qui a été le réveil décisif, et rude. En voyant les tensions institutionnelles et politiques que cela a suscitées, certains craignaient une renationalisation de la politique européenne, une menace pour l'édifice. Observant d'où l'on part, j'y vois au contraire une européanisation de la politique nationale, un basculement qui a déjà renforcé notre édifice. Le mot clé, c'est « interdépendance » – l'enchevêtrement intime de nos économies, de nos sociétés, de nos politiques. Les gouvernants et les peuples savent maintenant ce que cela signifie vraiment de partager un espace commun et une monnaie. Ce partage est une expérience tantôt heureuse, tantôt douloureuse, en fonction des moments, des attentes et des sujets.

La grande leçon de la crise financière et économique, l'essentiel de ce que nous avons fait pour la surmonter, c'est de mieux gérer cette interdépendance, pour l'intérêt général de l'Europe. D'abord, grâce à une plus grande solidarité entre les États européens : le Mécanisme européen de stabilité, ce bouclier de 500 milliards d'euros, en est le symbole et la manifestation la plus concrète ; auparavant, la solidarité financière, faible, s'exerçait uniquement par le biais du budget européen, qui représente 1 % du produit intérieur brut de l'Union. Mieux gérer l'intérêt européen, c'est aussi manifester une plus grande responsabilité au sein de chaque pays membre ; la nouvelle gouvernance économique est un exemple éclatant de cette évolution.

Depuis 2010, nous avons avancé en parallèle sur les deux voies de la solidarité et de la responsabilité, et la zone euro dans son ensemble en sort renforcée sur les deux plans, tous les dirigeants en conviennent.

Tout cela a pris du temps – trop de temps, j'en conviens. Aujourd'hui, la priorité absolue est à la croissance et l'emploi. Depuis le tout début, c'est l'objectif principal. Certes, il n'a pas toujours été facile, pendant les deux années et demie où nous allions d'un sommet de vérité au suivant, de faire comprendre que si l'on entreprenait de sauver l'euro et de restaurer la stabilité financière, ce n'était ni pour les banques ni pour le plaisir mais pour retrouver à terme le chemin de la croissance et de l'emploi. Quand les fondements tremblent, il faut d'abord consolider ; ensuite, on peut construire à nouveau.

Maintenant, nous sommes dans cette deuxième phase. Depuis plus d'un an, nous travaillons intensément sur l'emploi, notamment l'emploi des jeunes. Le gouvernement français a joué un rôle d'accélérateur essentiel. Rien qu'en 2012, l'Union européenne a pu aider 800 000 jeunes à reprendre pied dans le monde du travail.

Nous travaillons également sur la croissance, par des moyens divers. Le travail a été long et douloureux mais les premiers résultats sont là, modestes mais indéniables. Ce sont les résultats qui comptent pour les citoyens, et ce sera le vrai test de confiance en l'Europe : nous serons jugés sur nos résultats. Mais la croissance doit être durable, et c'est pourquoi notre compétitivité est essentielle. Des réformes structurelles sont nécessaires. Cela ne nous rendra pas plus populaires, mais le court-termisme ne nous sauvera pas.

En ce moment, nous fortifions la dimension sociale de l'union économique et monétaire de manière plus directe, en renforçant le rôle des indicateurs sociaux dans le semestre européen, en nous efforçant de mieux combattre les divergences sociales et de mieux coordonner les politiques dans ces domaines, et en renforçant le dialogue social, tant au niveau national qu'au niveau européen. Là encore, des percées notables ont eu lieu.

Autre chantier essentiel, autre objectif partagé par tous les dirigeants de la zone euro : parvenir à une véritable union économique et monétaire, en suivant la feuille de route que j'ai proposée aux chefs d'État et de gouvernement en décembre 2012. Elle prévoit à la fois davantage de coordination et d'intégration dans la zone euro, et la surveillance budgétaire pour ce qui est des objectifs structurels.

Sur le chemin de l'union économique et monétaire, le sujet le plus important, actuellement, est l'union bancaire. Elle contribuera à assainir durablement le système bancaire et à restaurer les conditions de crédit permettant aux entreprises de créer des emplois partout en Europe. L'union bancaire est la clé de voûte de la nouvelle architecture et nos travaux à cet effet doivent avancer le plus rapidement possible. L'accord sur le mécanisme unique de supervision étant désormais conclu, l'objectif est maintenant, vous le savez, de trouver un accord sur un mécanisme de résolution bancaire d'ici décembre. Les Conseils européens d'octobre et de décembre seront à cet égard des rendez-vous clés, et il est important que la France continue à soutenir avec toute son énergie notre avancée commune sur cet aspect essentiel de la construction européenne.

La tempête est derrière nous, mais les gens nous demandent, comme à vous, un éclairage, une orientation : où allons-nous ensemble, et jusqu'où ? Est-ce cette Europe-là que nous voulions créer ? Les réponses diffèrent : l'Union exaspère les uns par son ambition mais déçoit les autres par sa timidité ; les uns veulent plus de liberté d'action, d'autres un meilleur respect des règles… Il ne faut pas s'en étonner : c'est dans la logique même du chemin que nous avons tracé ensemble.

Votre pays, avec – oserais-je le dire ? – une « force tranquille » que j'admire, demande depuis des décennies une Europe plus politique, capable de peser dans le monde et de prendre des initiatives au-delà des cadres tout tracés. Eh bien, l'Europe est bel et bien devenue plus politique. Notre ensemble agit et réagit, dans le temps long comme dans le temps de l'urgence, et il cherche son public.

Vous, qui êtes des femmes et des hommes politiques expérimentés, savez parfaitement que politiser, proposer des choix, organiser des responsabilités communes, cela signifie aussi conclure des accords et des compromis, instaurer des équilibres et, parfois, trancher. Vous savez également que « politiser l'Europe vers l'extérieur » ne va pas sans la politiser à l'intérieur. Autrement dit, une Europe forte dans le monde commence par une Europe forte chez soi, par une Union économiquement stable et performante, qui ait la confiance de ses citoyens, dans tous nos pays.

Cela m'amène à dire quelques mots au sujet de la défense. J'ai proposé de mettre ce sujet à l'ordre du jour du Conseil européen de décembre. Ce sera la première fois que la question sera débattue au niveau des chefs d'État et de gouvernement depuis que la crise financière a éclaté, en 2008 ; c'est un autre signe que nous sommes prêts à affronter de nouveaux défis.

Pendant ce Conseil européen, l'enjeu, pour moi, est clair : nous devons manifester de manière concrète notre volonté politique d'assumer, ensemble, nos responsabilités de sécurité et de défense. Dans ce domaine, la France a montré, en Libye et au Mali, que l'Union européenne, sur les terrains de crise dans le monde, ce sont certes des médecins, des urgentistes, des agronomes et des ingénieurs, mais pas seulement : ce sont aussi des policiers et des militaires prêts à stabiliser des pays, rétablir l'État de droit et la justice, donner confiance en l'avenir. L'Union est aussi le premier partenaire mondial en termes d'aide au développement dont elle assure la moitié à elle seule, et le plus grand donateur en matière humanitaire, notamment en Syrie.

Toute l'Europe suit de près ce qui se passe en France, et moi plus que quiconque. La France fait ses choix et prend ses décisions dans le cadre européen. Vous êtes bien entendu, mesdames et messieurs les députés, responsables devant vos électeurs. Mais la France n'est pas n'importe quel pays en Europe. Votre pays, main dans la main avec l'Allemagne, a donné depuis les premiers jours, et continue de donner, les grandes impulsions à l'aventure européenne. Vos partenaires et toute l'Europe ont besoin d'une France déterminée à jouer ce rôle européen, d'une France qui réponde non seulement à l'attente des Français et mais aussi à celle des autres peuples.

Voilà pourquoi je vous ai dit être venu de Bruxelles à Paris, parler en tant que responsable européen à des responsables européens : vous.

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