Intervention de Emeric Bréhier

Réunion du 30 octobre 2013 à 9h00
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaEmeric Bréhier, rapporteur pour avis pour l'enseignement supérieur et la vie étudiante :

Chacun reconnaît que l'augmentation du taux de réussite en licence est un défi essentiel pour notre pays. À cet égard, les priorités ont été réaffirmées avec force par Mme la ministre. Il est plus rare, en revanche, de se pencher sur la situation et le devenir de nos doctorants.

Les débats, parfois âpres, auxquels l'article 78 de la loi du 22 juillet 2018 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche, qui encadre la reconnaissance du doctorat par l'ENA, a donné lieu ont eu le grand mérite de mettre en lumière le traitement que la France réservait à ses doctorants. Il m'a semblé utile d'aller plus loin dans l'examen de la situation et de proposer quelques pistes d'évolution.

Un tableau exhaustif de la situation suppose qu'on distingue entre les « stocks » de docteurs et les « flux » de doctorants. Notre pays décerne trois fois moins de doctorats que l'Allemagne en sciences « molles » – et deux fois moins que le Royaume Uni – et 25 % de moins pour les sciences « dures ». Du fait de la faible attractivité de ce diplôme, nombre d'étudiants brillants préfèrent préparer les grandes écoles ou arrêter leur cursus après l'obtention du master.

La question des flux est également préoccupante, 44,5 % des doctorants menant une recherche en sciences et 34,5 % en lettres, langues et sciences humaines. Ce décalage se retrouve doublement aggravé : au niveau de la répartition des doctorats délivrés annuellement, puisque 60 % des diplômés le sont en sciences « dures » et en sciences et techniques des activités physiques et sportives, STAPS, quand seulement 24 % le sont en sciences « molles », ce qui prouve l'existence de graves problèmes d'encadrement et d'orientation ; au niveau des possibilités de recrutement puisque l'on crée moins de 3 000 postes d'enseignants chercheurs et de chercheurs titulaires par an, un peu moins de 4 000 contrats doctoraux et un peu plus de 1 300 conventions industrielles de formation par la recherche (CIFRE). Concernant les entreprises, 55 % des chercheurs ont un diplôme d'ingénieur, 16 % un master ou équivalent et seulement 12 % sont titulaires d'un doctorat.

Reste la question des doctorants étrangers. S'ils sont très attirés par notre pays – ils représentent 42 % des inscrits en doctorat en 2012, alors que le nombre de doctorants français a baissé de 30 % en cinq ans – les conditions d'accueil et de travail qui leur sont offertes ne sont guère propres à préserver cette attractivité. La nouvelle majorité a déjà pris différentes mesures pour remédier à cette situation et il conviendra de poursuivre le travail engagé.

Au-delà de ces éléments quantitatifs et qualitatifs, c'est la question même du statut qui est posée : simultanément professionnel de la recherche et étudiant, le doctorant doit à la fois être encadré et bénéficier d'un statut qui lui évite la précarisation. Grâce aux nombreuses auditions que nous avons menées, nous pouvons affirmer l'efficacité des CIFRE, des écoles doctorales ou encore des contrats doctoraux. Malheureusement, ces outils ne permettent pas de remédier à la fragilité de la situation de nombreux doctorants, fragilité qui a été amplifiée par plusieurs facteurs, notamment par la politique de recherche menée entre 2008 et 2012. Le manque de visibilité et de moyens des universités notamment a provoqué une baisse de près de 5 % du nombre de contrats doctoraux entre 2009 et 2012. Il convient en outre de distinguer entre les thèses financées et celles qui ne le sont pas, 32 % des doctorants devant se débrouiller seuls pour financer leurs travaux. Pour ces étudiants c'est la double peine, l'absence de financement de la thèse s'accompagnant d'une plus grande difficulté à occuper un emploi stable une fois la thèse achevée.

À cela s'ajoute l'exposition accrue des docteurs au chômage : 10 % des docteurs étaient au chômage en 2007 contre 7 % des titulaires d'un master 2. Enfin, un docteur doit attendre en moyenne cinq ans avant d'occuper un emploi permanent.

Pour parfaire le tableau, j'ajouterai un dernier élément, qui est peut-être le coeur du sujet : notre pays, contrairement à ses partenaires, ne valorise pas ce diplôme. Alors qu'à l'étranger un docteur indiquera son diplôme sur sa carte de visite, en France, il ne viendra jamais à l'esprit d'un docteur de faire de même, sous peine de subir sarcasmes et quolibets. Cette anecdote révèle une réalité qui existe dans le secteur privé comme dans la haute fonction publique, territoriale ou d'État.

Dans le secteur privé, la dualité entre les universités et les grandes écoles aboutit à une préférence significative pour les diplômes d'ingénieur. Le sentiment, chez les employeurs, que les doctorants s'abstiennent de prendre des risques ou que le sujet de la thèse est plus important que les compétences requises pour préparer un doctorat, parfois même la méfiance entre mondes universitaire et entrepreneurial, ou encore la difficulté à « normer » le diplôme du doctorat ont amené les partenaires sociaux à ne même pas engager les négociations de branche permettant la reconnaissance du titre de docteur. C'est la raison pour laquelle la ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche a souhaité inscrire dans la loi l'obligation de négocier la reconnaissance du doctorat dans les conventions collectives à partir du 1er janvier 2016.

Dans la haute fonction publique, la situation n'est pas moins complexe. Sur les quatre dernières promotions de l'ENA, seuls quatorze élèves sont docteurs et aucun d'eux n'est passé par le concours externe. Les grands corps techniques ne recrutent qu'environ dix docteurs par an. D'une manière générale, les modalités de recrutement de la fonction publique – par voie de concours comportant des épreuves sur programmes – sont peu adaptées aux docteurs.

On voit que le tableau est relativement sombre. Il est pourtant possible d'assurer un financement pour tous les doctorants et une insertion professionnelle à tous les docteurs, à condition qu'on ose s'attaquer aux causes de la situation actuelle. Je vous propose quelques pistes, glanées au cours des auditions.

Cette évolution positive suppose d'abord une protection juridique et sociale de l'expérience professionnelle qu'est la préparation d'un doctorat. Cette expérience devrait être reconnue via un « triptyque » de droits : un salaire, des droits sociaux et la prise en compte des années de thèse dans le calcul de la retraite.

Du côté des opérateurs, le financement universel des thèses ne serait pas neutre car il impliquerait un certain nombre d'arbitrages. Il faudrait tout d'abord remettre à plat le système de répartition des allocations de recherche. En effet, les auditionnés ont abondamment pointé le caractère opaque des critères de financements des doctorants. Une réforme du financement devrait également permettre de responsabiliser les directeurs de thèses qui n'ont pour objectif que de maintenir le nombre de contrats doctoraux qui leur est alloué.

L'État devrait élargir la palette des instruments de financement du doctorat tout en développant les outils existants : augmentation du nombre de contrats doctoraux ou encore de CIFRE, accompagnée d'un contrôle de la qualité scientifique de la recherche et de la réalité de l'intégration professionnelle au sein des entreprises ou des collectivités territoriales bénéficiant de ces conventions.

La professionnalisation des doctorants est le deuxième enjeu. Pour y parvenir, deux actions semblent indispensables. Il faut tout d'abord transformer l'essai des écoles doctorales en leur permettant de disposer d'indicateurs de suivi des doctorants, en généralisant les bonnes pratiques ou encore en limitant le nombre de thèses encadrées par un même directeur de recherche. Parallèlement, il importerait de « normer » davantage le diplôme afin de permettre, au secteur privé notamment, de mieux percevoir les compétences et qualités requises pour la réussite d'un doctorat. Cette « normalisation » passerait par la garantie de la qualité de la thèse, le recours systématique au nouveau chapitre de la thèse présentant les compétences et savoir-faire acquis, la limitation à trois ans de la durée de rédaction de la thèse et la valorisation des compétences professionnelles par une certification ou des référentiels. Il s'agit, en un mot, de mettre enfin en place le troisième étage du LMD, alors que nous nous sommes arrêtés à l'étape du master.

Le dernier point capital est celui de la carrière des docteurs. Les auditions nous ont permis de dégager trois éléments incontournables pour que ce diplôme puisse enfin être reconnu à sa juste valeur.

Le statut d'enseignant-chercheur ne doit plus être considéré comme le débouché exclusif et naturel du doctorat, ce qui serait une révolution copernicienne pour certains directeurs de thèse.

Il faut élargir l'accès à la haute fonction publique, en particulier territoriale. Si les dispositions de la loi du 22 juillet 2013 concernant l'ENA ont une vertu essentiellement symbolique et pédagogique, l'instauration de concours spécifiques pour les titulaires du doctorat semble d'une mise en oeuvre difficile. En revanche, le développement de recrutements sur titre et la dispense de tout ou partie des épreuves d'admissibilité des concours de catégorie A pour les docteurs pourraient être des pistes à explorer. La spécificité de ce diplôme pourrait également être mieux établie dans le déroulement de la carrière des fonctionnaires concernés.

Il faut enfin valoriser les recrutements de docteurs par le secteur privé : cette valorisation passerait par le maintien de l'avantage fiscal lié au recrutement d'un docteur, la négociation de conventions collectives reconnaissant le doctorat et l'engagement d'une évolution culturelle faisant du doctorat un investissement rentable pour les employeurs et les salariés.

Je souhaiterais, en conclusion, remercier l'ensemble des personnes que j'ai eu le plaisir d'auditionner pour la préparation de ce rapport. L'angle adopté n'était pas toujours facile à évoquer pour certains mais tous ont accepté de se poser sérieusement la question de la situation et des perspectives des doctorants et des docteurs. Les propositions présentées dans ce rapport s'inspirent pour beaucoup de leur réflexion.

Je pense que notre pays aurait tout à gagner à faire évoluer sa perception du diplôme de docteur. À l'heure où le niveau de conceptualisation, la capacité de travail et d'analyse sont des éléments essentiels pour affronter sereinement les défis posés par les échanges internationaux, la question de la reconnaissance du doctorat revêt un caractère stratégique pour regagner de la compétitivité et créer de la valeur ajoutée. Mme la ministre nous a donné l'occasion de nous saisir de ce sujet ; j'espère que ce rapport nous aidera à avancer collectivement en ce sens.

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