Intervention de garde des sceaux

Séance en hémicycle du 27 novembre 2014 à 9h30
Délai de prescription de l'action publique des agressions sexuelles — Présentation

garde des sceaux :

Madame la présidente, monsieur le vice-président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République, madame la rapporteure, mesdames et messieurs les députés, nous examinons ce matin une proposition de loi déposée par les sénatrices Muguette Dini et Chantal Jouanno, ainsi que par leurs collègues du groupe UDI au Sénat.

La proposition de loi initiale, qui se référait à des infractions dites occultes ou clandestines, tels que les abus de biens sociaux et les abus de confiance, visait à reporter le point de départ du délai de prescription pour les crimes sexuels et les agressions violentes, ce que l’on peut entendre sans difficulté. En effet, la nature de ces agressions commises sur des mineurs ainsi que le traumatisme qui en découle peuvent évidemment conduire à revoir le délai permettant aux victimes de saisir la justice pour faire exercer l’action publique.

Le rapporteur de la commission des lois du Sénat, plutôt que de reporter le point de départ du délai de prescription, a préféré allonger ce délai de dix ans pour les délits et les crimes, le portant ainsi à vingt ans pour les premiers et à trente ans pour les seconds. Je rappelle que le droit commun prévoit un délai de trois ans pour les délits et de dix ans pour les crimes.

C’est un sujet extrêmement lourd. Personne ne peut s’opposer à la préoccupation visant à faciliter la dénonciation, même tardive, de ces crimes et à faire justice à ses victimes. Des études d’experts sont évidemment disponibles, mais nous n’en avons pas besoin pour supposer que ces agressions peuvent entraîner, chez les victimes, un sentiment de peur, de honte, de culpabilité, une véritable sidération voire, dans certains cas, une amnésie. Personne n’est insensible à ces situations et au traumatisme qu’elles peuvent provoquer.

D’ailleurs, notre droit positif considérait déjà qu’une dérogation au droit commun était nécessaire pour ce type d’agressions. Le droit actuel prévoit ainsi que le délai de prescription du droit commun, soit dix ans après la commission des faits pour les crimes et trois ans pour les délits, ne s’applique pas aux crimes sexuels.

Les articles 7 et 8 du code de procédure pénale, en référence à son article 706-47, ainsi qu’aux articles 222-10 et 227-26 du code pénal, traitent ainsi des meurtres ou des assassinats précédés ou accompagnés d’un viol, de tortures ou d’actes de barbarie, les violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente, la traite, la prostitution, le proxénétisme. Toutes ces infractions, exécutées sur mineurs, font l’objet d’un délai de prescription plus important. Il part de l’âge de la majorité, et il s’étend à vingt ans pour les crimes et à dix, voire vingt ans, pour les délits. Jusqu’à l’âge de 38 ans, la victime peut donc dénoncer un crime subi lorsqu’elle était mineure.

Je sais bien que tout cela est très difficile à entendre. Il est très difficile à entendre que cette dérogation prend en compte ces situations particulières. Il est important, pour les victimes en général et pour les victimes de ce type de crimes et d’agressions en particulier, que le droit soit solide.

Or la proposition de loi adoptée par le Sénat, qui reporte de dix ans le délai de prescription en maintenant l’âge de la majorité comme point de départ, pose problème. Certes, il est important de permettre aux victimes, dont le traumatisme a pu entraîner une révélation tardive des agressions subies, de faire engager une action publique, donc d’obtenir réparation de leur préjudice. Il convient cependant d’envisager les conséquences de ces dispositions.

La proposition de loi aurait en effet pour conséquence de pouvoir engager l’action publique jusqu’à l’âge de 48 ans. Dans de telles situations humaines, un raisonnement chiffré est difficile. Vous connaissez l’aisance avec laquelle je manie les chiffres, en général. Devant des situations humaines aussi sensibles, ils me mettent en difficulté car je perçois bien leur dimension à la fois impitoyable et parfois obscène.

Il demeure que ce report entraîne certaines difficultés, notamment pour exercer une action publique efficace. Plus le temps passe, plus le risque de dépérissement des preuves est élevé, plus les témoignages pouvant corroborer les déclarations de la victime risquent d’être atténués et indirects et plus les constatations qui peuvent être effectuées sur le corps de la victime sont problématiques.

Il existe par conséquent un risque indiscutable de transformer ces procès en confrontations, parole contre parole, donc de susciter de faux espoirs.

Nous avons ainsi le devoir de soulever les difficultés induites par cette proposition de loi, qui ne sont pas anodines. En effet, la proposition de loi, telle qu’elle est conçue, risque incontestablement d’être censurée si une question prioritaire de constitutionnalité est posée.

Aucun d’entre nous n’a oublié ici notre traumatisme causé par la décision du Conseil constitutionnel relative au harcèlement sexuel. Les QPC ont ceci de dévastateur, lorsqu’elles sont validées par le Conseil constitutionnel, qu’elles font tomber les procédures en cours. Même si le Parlement et le Gouvernement montrent de la célérité pour armer à nouveau le droit de façon à sanctionner ces infractions, une période de latence est inévitable.

Nous l’avons vécu : nous avons très rapidement rétabli le harcèlement sexuel et alourdi sa sanction. De même, nous avons aligné la sanction du harcèlement moral, pour le punir plus sévèrement. Il n’empêche que, durant un certain laps de temps, il a fallu essayer de rattraper des procédures, en les requalifiant. Certaines d’entre elles ont été annulées. Qu’une infraction de cette nature puisse non seulement être invalidée, mais aussi provoquer la chute de plusieurs procédures entraîne un effet moral, qui est terrible.

Pour ces raisons, le Gouvernement, qui est extrêmement sensible à la nécessité que toutes les conditions soient remplies pour que justice soit faite aux victimes, veut tenir compte des réalités. Souvent, le milieu familial où ces exactions, ces agressions, ces crimes sont commis empêche les victimes de porter plainte. Il est d’abord bien difficile au mineur de réaliser ce qui lui arrive, puis, lorsqu’il a grandi, d’obtenir le soutien nécessaire pour dénoncer les faits. Il lui est encore plus difficile de franchir le pas de la dénonciation publique, donc d’exposer des faits relevant de son intimité dans le champ de l’espace public, de surmonter l’hostilité qui peut se manifester au sein de sa famille, avec des menaces qui peuvent être proférées, de façon directe ou indirecte, puis, de se retrouver face à son agresseur.

Voilà les freins les plus fréquents à la dénonciation de ces agressions, même si nous ne devons pas oublier que, dans certaines situations, une amnésie partielle ou totale aura occulté ces faits pendant un temps relativement long. Il demeure que les situations les plus fréquentes de non-dénonciation ou de dénonciation tardive, sont celles qui interviennent dans le cadre familial où, de plus, des conflits de loyauté travaillent le mineur envers sa famille, frappée d’opprobre et souvent déchirée.

Le droit apporte une partie des réponses à ces freins puisqu’il prévoit des dérogations au secret professionnel des médecins et personnels sociaux qui signaleraient des agressions ou atteintes sexuelles, des privations, des maltraitances, touchant des personnes vulnérables ou mineures. Il sanctionne aussi le non-signalement de ces agressions, lorsqu’elles sont connues.

Mais le droit a également prévu, notamment par la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance, de mettre en place dans tous les départements des cellules de regroupement et de traitement d’informations préoccupantes.

La question de la politique publique et de l’efficacité des structures, dispositifs et mécanismes existants se pose naturellement. Parmi ceux-ci, on trouve l’Observatoire national de l’enfance en danger et le service national d’accueil téléphonique pour l’enfance maltraitée, dont le fonctionnement doit être étudié.

La remontée des statistiques et leur fiabilité posent également problème. De même, les signalements sont source d’interrogations : ils connaissent, notamment en milieu éducatif, un pic à la veille des vacances, en mai et juin, pic qui doit être interrogé. Cette augmentation s’expliquerait-elle par une inquiétude à laisser les enfants en proie à des parents maltraitants durant les grandes vacances ?

Il nous faut donc connaître la situation, la mesurer le plus précisément possible et y apporter toutes les réponses de droit, solides, en matière de politique publique.

1 commentaire :

Le 27/11/2014 à 23:28, Myrtille a dit :

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Bonjour Madame Taubira,

J'ai compris que vous êtes du côté des choix de l'austérité de Monsieur Hollande et que donc, tout ce qui peut coûter un peu plus d'argent, il faut l'éviter, le supprimer, le contourner... Sauf que vos évitements à tous, pour des causes de comptabilité uniquement, coûtent plus cher à tout le monde. Et faire un évitement sur le sujet du rallongement de la prescription voire de l'imprescriptibilité coûte énormément d'argent, beaucoup plus que les petites économies recherchées. Mais s'agit-il au fond uniquement d'une question d'argent ? Les survivants sont largement plus de 2 millions en France. Nous ne sommes pas dupes de ce que vous faites et de ce que vous ne faites pas. Nous ne sommes pas dupes non plus des manipulations (politiques ou autres). Merci donc de voter POUR l'allongement de la prescription. Et si le texte présente un danger, alors où sont donc les personnes compétentes afin d'écrire correctement des textes de loi ? MERCI.

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